La Réserve : Livraison septembre 2015
Lire le théâtre classique
Initialement paru dans : Corneille, Théâtre III, Flammarion, G.-F., 2006, éd. Ch. Noille-Clauzade, Introduction
Texte intégral
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1 .Rappelons qu’à cette date, Le Cid, Horace, Cinna et Polyeucte ont été repr...
1Voici six pièces théâtrales à lire, à (re)découvrir : trente ans de la vie de Corneille y sont consignés, de Rodogune, sa pièce préférée, composée en 1644 au sommet de sa gloire, à Suréna, immense poème élégiaque écrit en 1674, qui est peut-être la tragédie la plus pure du théâtre cornélien. Trente années d’expérimentations poétiques, d’audaces et d’inventions inouïes : car Corneille n’a jamais cessé de réinventer, d’innover, de remettre en cause cet équilibre « classique » qu’il avait institué de 1637 à 1642 – période où ses tragédies ont été conçues comme d’implacables réponses à la Querelle du Cid1. Trente années d’inventivité pour se libérer de ce séisme littéraire et politique, et, au bout du compte, ces six pièces, marquées par une poétique de l’intrigue extrêmement élaborée, par une rhétorique de l’éloquence toujours impressionnante, et par une inspiration lyrique de plus en plus émouvante.
2Cinq tragédies, et une comédie héroïque (Tite et Bérénice), trois pièces écrites avant la retraite de 1652 (Rodogune, Héraclius, Nicomède), trois pièces écrites après son retour en 1659 (Œdipe, Tite et Bérénice, Suréna) : on pourrait encore trouver d’autres séparations possibles, entre les tragédies politiques et les tragédies galantes, les tragédies d’intrigue et les tragédies de caractères ; mais aucune d’elles n’est satisfaisante en ce que toutes ignorent le point commun de cette écriture théâtrale déployée sur trois décennies : à savoir que chacune de ces pièces a été pour Corneille l’occasion de réaménager et de redéfinir son art. Chacune a valeur de manifeste, aucune ne reprend d’anciennes formules ou d’anciennes tentatives. Et toutes, en même temps, poussant un peu plus loin leur infidélité au modèle « cornélien » canonique – celui d’Horace, de Cinna ou de Polyeucte –, nous obligent à nous défaire de nos attentes et de nos certitudes sur la tragédie classique.
Éloge de la relecture
3Première certitude à abandonner au seuil de l’Acte I, premier ébranlement, et non des moindres : le texte d’une tragédie classique pourrait bien apparaître aujourd’hui, pour tout lecteur amateur de lecture, pour tout rêveur désireux d’autres mondes, comme un texte illisible. La difficulté est celle de l’alexandrin, de la langue, mais elle provient aussi de la complexité grammaticale, de la sophistication syntaxique. En nous forçant à nous arrêter, à reprendre, à relire, à articuler, la tragédie classique exhibe en quelque sorte les opérations inhérentes à toute lecture : d’abord l’appropriation physiologique du texte par la voix et le regard, puis la maîtrise intellectuelle du sens, et enfin la conquête fantasmatique de l’univers fictionnel. Mais ce faisant, elle nous interroge aussi sur ce que lire veut dire : car pour construire ce sens et pénétrer cet univers, le lecteur s’appuie sur un certain nombre d’impensés idéologiques et de préjugés théoriques sur ce que la tragédie classique a à nous dire. Pour aller vite, la lecture ne sera pas la même selon qu’on désire trouver un univers de passions violentes et de drames politiques, ou selon qu’on aspire à contempler une célébration de la parole, une cérémonie oratoire et lyrique. Toute lecture dépend de la théorisation implicite que le lecteur possède du texte avant même de le lire. Et le texte théâtral deviendra d’autant plus lisible qu’on aura explicité cette théorisation sous-jacente. « La première règle objective est ici d’annoncer le système de lecture », déclarait Roland Barthes en ouverture de Sur Racine. Un telle règle sera aussi la nôtre, dès lors que, par défaut d’un spectacle où aller – les représentations des dernières pièces de Corneille sont très rares aujourd’hui, pour ne pas dire inexistantes –, nous nous risquerons seuls à notre propre lecture.
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2 Voir par exemple J. Maurens, La Tragédie sans tragique. Le néo-stoïcisme da...
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3 Voir le premier d’entre les critiques « modernes », G. Lanson, Corneille, H...
4Bien des théories, à vrai dire, peuvent être convoquées – et l’ont été –, pour servir de cadre, de support aux textes : des systèmes interprétatifs (songeons aux lectures chrétiennes, stoïciennes, hégéliennes qui ont pu en être faites2), des postulats romantiques (l’inspiration, le génie, le sublime3), ou encore, comme nous tenterons de le faire à propos d’Héraclius, des schémas anthropologiques (la force de la Loi, le tabou de la démission, le rêve de gémellité).
5Parmi toutes, il est une théorie cependant dont le statut est plus ambigu, plus tentant – à savoir la conception même qui a prévalu pour la production de ces œuvres et qu’a consignée leur créateur dans mainte préface ou examen. Car le cadre qui a présidé à l’invention dramaturgique de Corneille est en effet fortement structuré par les deux disciplines qui ont accompagné la culture occidentale depuis l’Athènes de Périclès, à savoir la rhétorique et la poétique.
Rhétorique du poème dramatique
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4 L’argumentation persuasive est prise en charge par l’inventio (l’art de tro...
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5 .Voir M. Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornélienne...
6Art de l’argumentation persuasive et de l’éloquence figurée4, la rhétorique promeut dans la culture du xviie siècle la situation oratoire sous toutes ses formes, du genre judiciaire au délibératif et à l’épidictique : le spectacle de la parole fascine, qu’elle soit plaidoyer, conseil politique ou éloge de l’héroïsme. Et la scène tragique est un des lieux où s’exhibe cette fascination pour la splendeur oratoire. Déclamation animée, toute pièce dans le grand style offre des démonstrations d’éloquence sûres de leur effet. Auteur, Corneille est d’abord orateur, orchestrant cette « polyphonie oratoire » (l’expression est de Marc Fumaroli)5 qu’est le poème tragique en distribuant les morceaux de bravoure à ses « acteurs », nom qu’il donne à ses personnages en tant qu’ils sont d’abord investis d’une actio, d’une partition oratoire.
7L’idéal transmis par la culture rhétorique dispensée dans les collèges jésuites est d’accumulation et d’équilibre : tout l’art de l’auteur réside dans la distribution des beautés oratoires en accord avec la situation morale de celui qui parle et de celui qui écoute. Chaque pièce apparaît ainsi comme une alternance de discours politiques et de discours galants, de plaidoyers héroïques et de pauses élégiaques, d’éloquence ornée (dans les récits d’exposition, dans les stances, dans les récits épiques) et de discours pathétiques – cette grande éloquence des passions violentes qui brille par son énergie et l’audace de ses figures.
8Entre la comédie et la tragédie, tout est alors question d’accent : la comédie s’appuie sur le style simple, celui qui figure la conversation des honnêtes gens, tandis que la tragédie promeut le grand style oratoire, celui qui va de l’éloge au pathos. Toute la querelle du Cid est là en germe, dans la mesure où Corneille a inséré dans une pièce de comédie (une tragi-comédie, plus précisément, c’est-à-dire en l’occurrence, une comédie à nœud tragique) des morceaux de cette grandiloquence – totalement déplacés en contexte de comédie et cependant unanimement applaudis. Si, quatre ans après Rodogune, Corneille a republié le Cid sous l’étiquette de tragédie, c’est qu’entre 1637, date où il l’a fait initialement paraître comme tragi-comédie, et 1648, sa définition de la tragédie s’est enrichie d’une composante rhétorique essentielle dont elle était dépourvue en 1637 : la présence, au côté des narrations épidictiques (ce que nous nommerions récits épiques, chantant la grandeur des héros dans leurs actes passés ou éloignés dans l’espace), des fameuses « passions », qu’il faut toujours entendre, dans la langue de la critique classique, comme « discours des passions ».
9Aussi n’est-il pas étonnant que l’élément commun, de Rodogune à Tite et Bérénice – le cas de Suréna étant, nous le verrons, plus ambigu –, soit précisément la présence de cette grande éloquence épidictique et pathétique – jusque dans le genre nouveau de la comédie héroïque, à mi-chemin entre la comédie et la tragédie à fin heureuse. Mais l’éloquence ne suffit pas à elle seule à fixer la distinction des genres, de même qu’une pièce ne s’épuise pas dans son seul intérêt oratoire : la poétique vient s’articuler à la compétence rhétorique, pour compléter et achever un art d’écrire des plus sophistiqués.
La poétique de l’épisode ou l’art de l’invention
10La tragédie n’est pas qu’un exercice d’éloquence : elle est aussi une « machine infernale », comme le dira Giraudoux, un art de ménager et de balancer l’intrigue, qui relève à proprement parler de la poétique, cet art de la fiction qui, depuis Aristote, se concentre sur l’agencement de l’histoire.
11Un contresens serait de considérer la poétique comme un ensemble de règles, de recettes que le xviie siècle a tôt promues et que les auteurs ont appliquées avec plus ou moins de respect, de bonheur. Rien n’est plus faux : à lire les préfaces de Corneille comme celles de Racine, une évidence s’impose, qui est celle de la perpétuelle contestation, de la constante redéfinition de ce qui fait l’intrigue et de ce qu’est un genre. Nul accord sur l’unité de l’action, sur la liaison des scènes ou sur la subordination des épisodes galants : à chaque fois, un auteur reprend et recombine les données élémentaires qu’il possède pour tirer une nouvelle pièce de « rien ». Les seules notions de sujet, d’action, de nœud, d’épisodes et de dénouement en constituent en quelque sorte la grammaire minimale.
12La comédie et la tragédie diffèrent ici profondément en ce que l’intrigue de comédie voit tous ces éléments prédéterminés en un canevas simple : l’exposition s’ouvre sur l’union des deux amants, le nœud (l’obstacle) naît d’un conflit politique ou galant, des complications épisodiques ou secondaires étoffent l’action principale ; et le dénouement enfin dénoue le nœud, au sens littéral, c’est-à-dire permet de dépasser les obstacles, de consacrer la réunion des amants en une fin heureuse. L’intrigue de comédie ne brille pas alors pour la logique de son montage dramatique, mais pour la virtuosité avec laquelle l’auteur aura su produire sur ce canevas de base des variations et des complications inattendues. L’exercice de la comédie requiert à ce titre une fertilité dans l’invention des épisodes et dans la combinaison des duos amoureux : si A aime B qui n’aime pas A mais qui aime C, si C hésite entre B et D, D finira-t-il par aimer A, et comment ? L’épisode est à la fois un chapitre – une section de l’intrigue –, un incident – une complication inattendue –, et une action qui retarde la pièce en l’amenant cependant vers son dénouement.
13Alors que la poétique de l’action principale relève d’une construction logique, le ménagement des épisodes requiert un art sophistiqué de la trouvaille et de l’amplification dont Corneille se vantera à maintes reprises. Ne met-il pas toujours en avant dans ses préfaces et examens les inventions multiformes, imprévisibles, inouïes, qu’il a élaborées dans les épisodes ? C’est à ce titre que Rodogune (1646) est louée comme une pièce parfaite et qu’Héraclius (1646) est célébré comme un poème merveilleusement « embarrassé ». Avec Nicomède (1651), Corneille se félicite d’offrir une tragédie « d’une constitution assez extraordinaire », toute politique et dénuée de galanteries ; et en sens inverse, il s’applaudit d’amplifier Œdipe (1659), ce sujet si sec, jusqu’à fournir une tragédie galante. Enfin, on le voit qui compose dans Tite et Bérénice (1670) une variation héroïque et politique sur un canevas de comédie, et dans Suréna (1674) une variation tragique sur un canevas de pastorale. Partout, l’invention des épisodes est conçue comme un tour de force, qui fait de chaque pièce un laboratoire poétique en acte, une expérimentation novatrice, validant une nouvelle définition possible du genre.
La poétique de l’action : une logique impeccable
14Contrairement à la comédie, la tragédie n’est pas un genre à intrigue stable. Ni l’exposition, ni le nœud, ni le dénouement ne sont d’avance donnés, ce qui oblige alors le poète à faire précéder l’invention des épisodes d’un travail en profondeur pour la mise en place de l’action.
15Une tragédie naît tout d’abord d’un « sujet », d’une idée trouvée à la lecture des tragiques antiques pour Racine, ou à celle des historiens latins et néo-latins pour Corneille. « Le sujet de cette tragédie est tiré d’Appien Alexandrin », écrit Corneille en tête de Rodogune pour l’édition de 1660 ; ce à quoi répondent ces quelques mots précédant Suréna en 1675 : « Le sujet de cette tragédie est tiré de Plutarque et d’Appian Alexandrin ». Les gros ouvrages d’histoire latine, sans cesse réédités et traduits à la Renaissance, sont les lieux où Corneille trouve matière à argument. Car entre le sujet trouvé chez l’historien latin, et l’œuvre achevée, il y a un monde : comme tous les grands écrivains de ce siècle qui a cru aux modèles et à l’imitation, Corneille réinvente et/ou réorganise de fond en comble la « source » latine, de façon à produire une pièce qui réponde aux exigences de l’art.
16Avant d’écrire, il faut donc avoir lu , mais il faut aussi savoir lire, c’est-à-dire savoir repérer un sujet convenable, susceptible de se déployer en une intrigue tragique.
17Pour ce faire, Corneille opère selon un principe de sélection à la fois poétique et rhétorique : comme le préconise la Poétique d’Aristote, pour susciter la terreur et la pitié, l’argument historique exposera des violences politiques surgies au sein des alliances familiales et sentimentales ; mais pour obtenir en outre ce nouvel effet tragique qu’est à ses yeux l’admiration à l’égard du héros – comme nous le verrons avec l’examen de Nicomède –, le sujet devra obéir à un principe de retournement, à une rhétorique du paradoxe qui renverse le dénouement catastrophique prévisible en un acte sublime. La préférence de Corneille va alors à tout crime politique dès lors qu’il est paradoxal, tels qu’une vengeance contre-nature qui se retourne contre son instigatrice (Rodogune), ou un sacrifice qui tourne au triomphe (Nicomède).
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6 G. Forestier, Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre, Paris, Kl...
18Le sujet fonde l’intrigue : mais il n’en est pas le point de départ. Il la fonde logiquement, en lui offrant ce qui constituera son dénouement. Georges Forestier a bien mis en évidence la logique de construction à rebours qui préside dans la structuration de l’intrigue6. Mettre le sujet impossible à la fin, c’est se forcer à imaginer la suite des événements qui aurait pu y conduire, c’est remonter du dénouement au nœud, et du nœud à la situation initiale par un engendrement des articulations fondamentales constituant l’action dramatique. À partir de là, l’adjonction des épisodes destinés à étoffer la pièce suppose des réglages souvent incertains. Le plan logique de l’action principale et le plan syntagmatique de l’imbrication des épisodes ne se recoupent pas, et à y bien regarder, la hiérarchie entre action principale et matière épisodique est loin d’être claire, comme le confirment la lecture d’Œdipe ou de Tite et Bérénice : dans ce dernier cas, seuls le titre et le dénouement permettent de distinguer logiquement action principale et matière épisodique. Qu’il y ait toujours plusieurs histoires possibles en un seul poème, c’est d’ailleurs un constat récurrent de Corneille dans ses Examens, et savoir instaurer les subordinations entre ces histoires est dès lors un nouveau trait de son ingéniosité.
19Recouvrir l’action principale par l’ingéniosité d’épisodes qui lui sont subordonnés (selon les liens de la vraisemblance), puis par la « broderie » de la rhétorique, constitue ainsi les étapes de la genèse de la création cornélienne, telles que Georges Forestier les reconstitue dans son Essai de génétique théâtrale. Focalisée sur la machination dramatique, sur l’imbrication des épisodes et sur la démonstration rhétorique, elle soumet au rang de topique ornementale (c’est-à-dire d’arguments susceptibles d’enfler les tirades) tout ce qui relève de la réflexion doctrinale, qu’il s’agisse de politique, de morale ou de réflexion théologique. La tragédie pour Corneille est une expérience de composition poétique et oratoire, bien plus qu’un lieu de débats et de polémiques.
20Tel est l’art de Corneille, que de recourir à cette technique complexe pour tirer un poème d’un argument en deux lignes, et que de savoir la varier indéfiniment pour écrire une pièce nouvelle même après avoir déjà, au théâtre, « fait réciter quarante mille vers » (Nicomède, « Au lecteur »).
Notes
1 .Rappelons qu’à cette date, Le Cid, Horace, Cinna et Polyeucte ont été représentés et publiés. Sur la Querelle du Cid et sur la réception de ces trois autres pièces, voir Corneille, Théâtre II, GF-Flammarion, 1980, rééd. 2006.
2 Voir par exemple J. Maurens, La Tragédie sans tragique. Le néo-stoïcisme dans l’œuvre de Corneille, Armand Colin, 1968 ; S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Gallimard, 1963 ; ou encore M. Prigent, Le Héros et l’Etat dans la tragédie de P. Corneille, P.U.F., 1986.
3 Voir le premier d’entre les critiques « modernes », G. Lanson, Corneille, Hachette, 1898 ; sur la diffusion du sublime et ses répercussions dans l’écriture cornélienne, voir M. Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990.
4 L’argumentation persuasive est prise en charge par l’inventio (l’art de trouver des preuves) et les figures d’éloquence par l’elocutio (l’art de l’éloquence), lesquelles constituent, avec la dispositio (l’art d’agencer le discours), la memoria (ou art de la mémoire) et l’actio (ou art de la déclamation), les parties de la technique rhétorique.
5 .Voir M. Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990, en particulier « Rhétorique et dramaturgie : le statut du personnage dans la tragédie cornélienne ».
6 G. Forestier, Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Christine Noille
Université Grenoble Alpes – U.R. Litt&Arts / Rare – Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution