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La Cigale et le Renard, enquête croisée sur l’ouverture des Fables
Inédit. Article rédigé à partir d’une conférence donnée le 08.01.2011 à la journée d’études « La route des fables », Université Paris 7 Denis Diderot
Texte intégral
Les deux premières fables : un préambule en forme d’art d’écrire
1Pourquoi la cigale a-t-elle l’honneur d’occuper la première place dans le bestiaire des Fables ? Bloquant l’hypothèse de la pure contingence et de l’aléatoire, le geste de l’interprète n’est généralement pas en peine de faire du sens avec un incipit : en étoilant le texte sur un certain nombre de références doctrinales (cohérentes si possible…), l’interprétation a même fondamentalement pour vocation de prendre en charge la difficulté et de rendre signifiant un élément local en le reliant à un enjeu global.
2Osons donc un montage interprétatif succinct qui nous permette de tenir ensemble une cigale, un renard, une fourmi, un corbeau.
3La référence à Socrate et la reprise de La République qui scandent la Préface de 1668, nous autorisent à faire appel à un autre texte de Platon, le Phèdre, pour apporter un premier élément de réponse - c’est d’ailleurs Socrate qui parle :
1 Platon, Phèdre, trad. P. Vicaire, Les Belles Lettres, 1985, 259 b 6 - 259 c...
D’après la légende, les cigales étaient jadis des hommes, de ceux qui existaient avant la naissance des Muses. Quand les Muses furent nées et que le chant eût paru sur la terre, certains hommes alors éprouvèrent un plaisir si bouleversant, qu’ils oublièrent en chantant de manger et de boire, et moururent sans s’en apercevoir. C’est d’eux que par la suite naquit l’espèce des cigales : elle a reçu des Muses le privilège de n’avoir nul besoin de nourriture une fois qu’elle est née, mais de se mettre à chanter tout de suite, sans manger ni boire, jusqu’à l’heure de la mort ; après, elles vont trouver les Muses et leur rapportent qui les honore ici-bas, et à qui d’entre elles est adressé cet hommage1.
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2 Dans la Vie d’Ésope que La Fontaine compose comme une suite d’ana en formes...
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3 Le lien entre cigale et poète n’intervient bien sûr qu’en référence à sa ca...
4La cigale de la première Fable renoue alors avec le destin des hommes amoureux des Muses - les poètes, à n’en pas douter, au premier rang desquels le fabuliste poète2 - sans pour autant sembler aussi pressée qu’eux d’aller rejoindre les protectrices des arts3. En conclure que dans une fable susceptible de jouer le rôle d’Avis au lecteur et de donner par conséquent des indications sur le projet de l’auteur, la cigale est l’emblème de la poétique n’a rien d’audacieux.
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4 Dans les fables ésopiques est en effet répertoriée La Cigale et le Renard, ...
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5 Ce sont respectivement « La grenouille qui se veut faire aussi grosse que l...
5Remarquons à présent la parenté qui existe entre le titre de la première fable et celui de la seconde : même couple d’animaux appartenant au même registre - ici deux insectes, là deux animaux de la forêt - et glissement possible d’une histoire à l’autre par le pivot de la cigale4. Les deux fables suivantes rompant ce schéma d’un titre binaire5, il n’est pas interdit de penser que les deux premières constituent une entrée en matière et que, par souci d’équilibre, si la Cigale et la Fourmi parlent de poétique, Le Corbeau et le Renard nous parle de rhétorique. Et plus précisément, à en croire une fois encore Platon, c’est le Renard qui étant l’emblème de flatterie peut être associé à la rhétorique (dans sa mauvaise version) :
6 Platon, Gorgias, trad. A. Croisset, coll. Budé, 1923, 462d sq.
SOCRATE - Mais ce que j’appelle, moi, du nom de rhétorique est partie d’un tout qui n’est nullement une belle chose. […] Eh bien, Gorgias, la rhétorique, à ce qu’il me semble, est une pratique étrangère à l’art, mais qui exige une âme douée d’imagination, de hardiesse, et naturellement apte au commerce des hommes. Le nom générique de cette sorte de pratique est, pour moi, la flatterie. […] Pour abréger, je te dirai dans le langage des géomètres (peut-être maintenant me comprendras-tu) que […] la rhétorique est à la justice comme la cuisine est à la médecine. […] Tu connais maintenant ce qu’est, selon moi, la rhétorique : elle correspond, pour l’âme, à ce qu’est la cuisine pour le corps6.
6Platon établit ainsi un subtil parallèle entre la cuisine, qui se flatte d’être un art capable de restaurer la santé, et la rhétorique, qui prétend pouvoir se substituer à l’art de la justice. La Fontaine en a retenu l’essentiel : art de la flatterie par excellence, la rhétorique nourrit bien son homme (ou plutôt son renard).
7Au terme de ces deux fables, la position du moraliste n’est pas sans ambiguïtés. Sont communément déclarés nuisibles la parole de flatterie et le chant qui n’engrange pas de grain. Mais on ne saurait faire de la fourmi et du corbeau les modèles de l’écriture lafontainienne.
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7 Voir Baudouin, Fables d’Ésope enrichies de discours (1634), 1683, p. 247 : ...
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8 La pointe ou piqûre n’est pas qu’un attribut du discours de la Fourmi, mais...
8Comment en effet préférer l’éloquence de la Fourmi, cette donneuse de leçons qui assène dans une raillerie amère la vérité toute nue : « - Vous chantiez ? j’en suis fort aise : / Eh bien ! dansez maintenant. » Une tradition d’interprétation est d’ailleurs attestée, qui dénonce le manque de charité chrétienne de la fourmi7. Raillerie et pointe peuvent alors apparenter la fourmi au moraliste cynique, dont la diatribe pique et attaque les personnes singulières au lieu de s’en prendre aux seuls défauts8.
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9 Comment un esprit de raison (la ratio n’est-elle pas d’abord calcul et rapp...
9Et comment par ailleurs valoriser une voix (celle du corbeau) dont la beauté le dispute à la stupidité ? Rappelons en effet que le Corbeau confond le vrai avec son apparence - « sans mentir », dit le Renard ; alors que le lecteur pourtant ne s’y serait pas laissé prendre9. Après le platonisme et le cynisme, un dernier détour par l’histoire de la philosophie peut nous aider à « faire du sens » avec le volatile en question. Dans un débat ouvert qui court des Stoïciens à Descartes en passant par Montaigne et quelques autres, le corbeau forme en effet série avec le perroquet et la pie comme preuves par comparaison a dissimili (par le dissemblable) du propre de l’homme (non seulement le langage, mais la pensée) et du propre de l’animal (jusqu’au langage, et peut-être aussi jusqu’à la mémoire et à une forme de phantasia) :
10 Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, L. VIII, 275-6 (éd. S.V.F., vol. ...
L’homme ne diffère pas des animaux irrationnels par le langage proféré (car les corbeaux, les perroquets et les pies profèrent des sons articulés, mais par le langage intérieur, et encore non pas par l’imagination simple (phantasia) (car les animaux aussi reçoivent des images), mais par l’imagination en chaîne et synthétique10.
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11 En dénonçant à l’ouverture de son ouvrage les bagatelles bien dites, un rh...
10Or, dans notre fable, nous avons un corbeau que le poète dote d’un attribut vocal mais prive de toute intervention au style direct qui rattacherait l’exercice de la « belle voix » à un contenu discursif : l’arrière-plan doctrinal que nous avons orchestré nous invite bien évidemment à en faire l’emblème d’un fonctionnement discursif perverti, où les bagatelles bien dites et l’enflure l’emportent sur le souci de pensée et de persuasion11.
11L’ouverture des Fables peut ainsi aisément être « décryptée » (interprétée) comme une mise en scène de contre - modèles qui génèrent (par inversion) l’art d’écrire propre au fabuliste : contre -modèle que la parole musicale qui n’engrange pas de grain (la cigale), que la parole de sagesse dépourvue de charité (la fourmi), que la parole enflée vide de sens (le corbeau), que la parole de flatterie (le renard).
12Tel est le pouvoir de l’interprétation que d’ouvrir le texte sur un supplément d’âme - ou de sens - qui en retour le féconde et l’approfondit : mais telles également sont ses limites, car l’interprétation nous apprend au bout du compte plus sur les pouvoirs de l’interprète - du moins sur son savoir-faire, ou, comme le dit Barthes, sur la force du « système de lecture » (assumé ou non) qui mobilise l’interprétation - que sur les dispositifs du texte, dont finalement elle ne nous dit strictement rien. Ou, comme y invite Michel Charles en conclusion de son récent article dans Poétique :
12 M. Charles, « Trois hypothèses pour l’analyse, avec un exemple », dans Poé...
Que l’on puisse réinvestir d’un sens la forme mise au jour n’est pas douteux. Mais doit-on le faire ? La question n’est guère pertinente. On le fera de toute façon et ce sera bien ainsi. Il n’empêche qu’une activité théorique est légitime qui s’intéresse à cette forme pour elle-même, s’attache à en analyser la construction et en reste là. Ce n’est pas le tout des études littéraires, mais c’en est certainement une part indispensable12.
13Autrement dit, reprenons l’enquête à zéro.
Les deux premières fables : plaidoyer pour un préambule en faveur d’un art de lire
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13 Sophie Houdard et Hélène Merlin, « Quand la force est sujette à dispute »,...
14Comment lire les Fables ? Cette question hante en quelque sorte la critique contemporaine des fables - sans même en référer à Louis Marin ou à Michel Serres, songeons aux analyses de fables particulières qui sont parues dans la revue Poétique depuis le début des années 198013. Michel Charles a bien résumé comment le dispositif de la fable (dispositif d’un récit bref lié à une leçon morale) est fondamentalement lié à un modèle de lecture précis, à savoir une lecture herméneutique :
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14 M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995, p. 358-...
15La fable est un genre où le récit est réglé par la moralité et où il n’y a pas en principe de place pour une interprétation libre. Et cela n’est pas indifférent quand on considère ce que l’on appelle communément « l’art de La Fontaine » : le lecteur a beau prendre tout le plaisir qu’il veut au récit, s’attarder autant qu’il le souhaite au conte et parfois à ses errances, il n’échappera pas à l’idée qu’une règle ou un précepte est posé. Le modèle herméneutique utilisé par les fables est en principe fort simple, puisque le sens du récit est explicitement donné dans un texte synthétique qui retranscrit le récit en termes de comportement : la moralité14.
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15 Voir sur ce point Arnaud Welfringer, « Poétique d’un sous-genre critique :...
16Dans le cas de la fable, nous dit Charles, le modèle herméneutique d’une leçon subsumant le récit est indépassable - il en structure l’horizon d’attente à la fois pour la lecture et pour l’écriture : car envisager l’art décrire de La Fontaine en termes de variations comme nous le faisons tous (cartographiant à qui mieux mieux les libertés prises par exemple par rapport aux règles conjointes de la cohérence du récit et de l’affirmation d’une morale) suppose précisément de mesurer en termes d’écart par rapport à cette norme la pratique des fables et de conserver ipso facto ce modèle lectorial pour rendre compte de son actualisation virtuose15 : ou comme le dit La Fontaine lui-même, « si j’osais ajouter au mot de l’interprète… ».
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16 Nous nous appuyons pour ce faire sur la présentation qu’en fait Jean Pépin...
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17 Pour un subordination des textes profanes à une lecture littéralement exég...
17Essayons alors d’affiner (de décrire, de comprendre comme dispositif de lecture, bref de théoriser) ce modèle herméneutique de lecture d’un récit fictif adossé à une interprétation. Sans nous lancer dans une épistémologie générale des systèmes d’interprétation, il est à la fois possible et praticable de se replier sur la modélisation des protocoles interprétatifs qu’opère la tradition herméneutique biblique depuis le Moyen-Âge16. L’exégèse - dont la pratique est à la fois constante et habituelle pour les textes sacrés et dont l’usage est avéré au XVIIe siècle pour quelques textes profanes17 - s’appuie en effet sur une véritable technique d’interprétation des quatre sens de l’Écriture qui remonte à Origène.
18Soit, pour reprendre l’exemple canonique tel qu’on le trouve exposé au XIIIe siècle par Hugues de Saint-Cher, la formule du Psaume CXIII « In exitu Israel de Àegypto », « Israël dans sa sortie d’Égypte ». L’exégète peut construire à partir de là quatre sens :
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le sens littéral : Israël sortant d’Égypte, c’est-à-dire lorsque les Israélites se sont libérés de l’esclavage dans lequel les tenait Pharaon, à un moment historique précis de l’histoire des dynasties ;
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le sens allégorique : Israël sortant d’Égypte, autrement dit le peuple des chrétiens sortant des ténèbres de l’infidélité ; un sens typologique peut lui être ajouté, en tant qu’« allegoria in factis » et non pas seulement « in verbis », c’est-à-dire en tant que le renvoi allégorique s’opère entre deux faits, et non entre deux énoncés, la sortie d’Égypte préfigurant un moment de la destinée du Christ, par exemple le triomphe ultime contre la mort ;
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le sens moral ou tropologique (littéralement, « qui se tourne » vers ses propres « mœurs ») concerne l’application morale du texte : la sortie d’Égypte, l’homme l’effectue chaque fois qu’il tourne le dos au péché et convertit ses mœurs à la vertu ;
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enfin le sens anagogique, selon lequel l’énoncé biblique signifie les mystères du dogme : en l’occurrence, la sortie d’Égypte peut renvoyer au mystère de la mort, quand l’âme sainte sort du corps et des ténèbres pour accéder à la vision de Dieu18.
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19 Il n’est qu’à songer à la partition des sermons catholiques (dont la cultu...
19Retour à l’apologue : si l’on s’en réfère à ce schéma, qui distingue en théorie des pratiques herméneutiques dans la pratique souvent hybrides mais souvent également bien différenciées19 (interprétation allégorique, interprétation figurative, interprétation anagogique, interprétation tropologique), la liaison entre une fabula et une morale pratique relève d’un dispositif herméneutique clairement tropologique associant un récit et son interprétation morale (son application à nos mœurs). Autre façon de dire la même chose, la fable est un dispositif herméneutique qui bloque et empêche l’autonomisation du récit dans son sens littéral et qui le satellise, le programme pour une interprétation tropologique.
20Formulons alors notre hypothèse de travail sur la lecture des fables : La Fontaine valide-t-il ce seul modèle de lecture (par rapport auquel il déploierait toutes ses fables, dans un brillant exercice de variation) - comme le défendent Arnaud Welfringer et Michel Charles dans les références données plus haut ? ou active-t-il d’autres modèles de lecture dans le dispositif de chacune de ses fictions morales ?
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20 M. Charles, Introduction à l’étude des textes, op. cit., « La cigale et le...
21Une première réponse consisterait à faire un détour par l’histoire littéraire : en l’occurrence, dans l’histoire de la réception des fables, d’autres lectures sont attestées, qui s’émancipent de ce modèle herméneutique et soumettent la fable lafontainienne à d’autres modèles de lecture. Tel est le cas de la lecture rousseauiste des fables (ou plutôt de la reconstitution par Rousseau de la lecture enfantine des fables) : le lecteur rousseauiste lit les fables comme un roman, c’est-à-dire par identification et empathie avec tel ou tel personnage. Nous nous contenterons ici de renvoyer au développement de M. Charles intitulé (déjà) « La cigale et le renard20 », qui montre précisément comment Jean-Jacques Rousseau fait passer les fables du modèle herméneutique au modèle romanesque de l’illusion fictionnelle et de l’adhésion au héros.
22Mais pour en revenir à la textualité même des fables lafontainiennes et au(x) modèle(s) de lecture par rapport au(x)quel(s) elle se constitue, il apparaît que de multiples remarques des Fables mobilisent explicitement d’autres modèles de lecture que celui de l’application tropologique du récit à nos mœurs. Contentons-nous ici d’en sérier quelques-uns.
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21 Revendication du plaisir de l’enchantement dans Contre ceux qui ont le goû...
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22 Voir Contre ceux qui ont le goût difficile (« cinq ou six contes d’enfant ...
23(1) Les fables promeuvent explicitement à plusieurs reprises le modèle, endossé par Rousseau, d’une lecture « romanesque », qui ne reverse pas le récit sur un sens « en esprit », sur une leçon morale. Tel est en tout cas un des modes de réception envisagé dans les fables II, 1 et VIII, 4, sous les thématiques conjointes de l’enchantement et du suspens21 : car si la lecture se focalise sur le plaisir de la fiction et sur le désir du dénouement, en revanche sont inactivés le souci ou l’attente de la morale. La Fontaine rattache alors ce modèle de réception à d’autres genres de la fiction, la lecture des contes22 et le spectacle des comédies. La fable comme conte, c’est une fable en prise avec une lecture enchantée, en décrochage par rapport à une quelconque attente herméneutique et toute à son « désir d’histoire ». La fable comme « une ample comédie à cent actes divers » (V, 1), c’est un spectacle qui unit (plus qu’il ne les oppose) « Les Agneaux aux Loups ravissants, / La Mouche à la Fourmi », un défilé de « premiers acteurs » (comme on le disait pour le théâtre) « Hommes, dieux, animaux… », Cigale, Fourmi, Renard, Corbeau… - comme autant de modèles offerts au désir d’amour et de haine du lecteur.
24(2) Autre modèle possible de lecture, le texte de La Fontaine met également en place de façon explicite une réception certes herméneutique, mais strictement allégorique (et non pas tropologique), considérant la fiction comme image symbolique : c’est ainsi que dans la fable conclusive du Livre XII (et donc du recueil), Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire), l’eau agitée par l’ermite fonctionne comme allégorie « transparente » de l’âme en proie aux sollicitations et aux inquiétudes.
25(3) Il arrive également que la fable vaille par son sens littéral actuel (par l’actualité de son sens littéral, et non par sa fictionnalité), comme exemple littéral probatoire, c’est-à-dire susceptible d’être intégré dans une comparaison du même au même, ou du même à l’autre (par contrariété, dissemblable, inégalité…) afin de constituer une preuve persuasive de l’argumentation. C’est ainsi que l’orateur athénien (toujours dans Le Pouvoir des fables, VIII, 4) est donné comme exemple du même au même à l’ambassadeur Monsieur de Barillon.
26(4) D’autres fonctionnements lectoriaux peuvent encore être répertoriés : dans le Discours à Madame de la Sablière à la fin du Livre IX, les récits insérés d’animaux pensants sont des cas particuliers littéraux (factuels) permettant d’induire la thèse de l’esprit des bêtes, dans le cadre d’une spéculation par observation empirique. Ou encore, dans L’Homme et son image (I, XI), la fable se structure par le modèle de la lecture à clefs, qui fait de la fiction l’expression figurée et détournée d’une signification propre « historique », le canal métaphorisant « le livre des Maximes ».
27C’est ainsi qu’outre le modèle de l’interprétation morale, bien des modèles lectoriaux sont attestés à l’horizon desquels les fables sont composées : un autre modèle de lecture par interprétation (le modèle allégorique stricto sensu), mais également des modèles qui émancipent le récit de toute attente concernant l’interprétation (le modèle fictionnel de la fable comme conte et comme comédie, le modèle argumentatif de la fable comme preuve par comparaison, le modèle historique de la lecture à clefs, le modèle de la vérification empirique où la fable devient une étude de cas sur le comportement animal… : nul doute que la liste n’est pas close).
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28Qu’en est-il alors, et pour conclure, de nos deux premières fables ? En reprenant ces quelques catégories, il est aisé de montrer que l’enjeu du dispositif textuel mis en œuvre dans les deux premières fables est en quelque sorte d’activer plusieurs modèles lectoriaux et par là tout à fait fondamentalement de confronter à d’autres modèles le modèle attendu de la fable comme dispositif à visée morale.
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23 C’est une leçon au demeurant référencée dans la Bible, en particulier dans...
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24 Autrement dit, considérons ici cette fable selon l’hypothèse de M. Charles...
29Le modèle de l’interprétation morale est conservé, explicitement dans Le Corbeau et le Renard (énonciation de la leçon par le renard23), implicitement dans la Cigale et la fourmi : il est clair en effet que pour cette fable, la culture biblique d’une part, la gymnastique des classes de rhétorique d’autre part, sont à ce point prégnantes qu’il serait vain de s’arrêter à l’absence littérale de morale et qu’il est plus efficace de décrire le dispositif littéral en termes de variation sur le topos attendu de la leçon proverbiale24. Dans le dispositif de la première fable, une autre fable est possible qui ouvre sur l’explicitation morale : ce texte possible existe au demeurant, dans la récriture du rôle de la fourmi que propose La Mouche et la Fourmi (IV, 3). En même temps, la référence à ce modèle herméneutique tropologique se fait donc, dans les deux premières fables, sur le mode de l’écart et de la mise à distance, précisément par l’implicitation totale de la morale dans la Cigale et la Fourmi, par dévalorisation des donneurs de leçons dans les deux fables et enfin par endossement de la morale sur un énonciateur vicieux dans Le Corbeau et le Renard.
30Le modèle de l’interprétation allégorique, tel que nous l’avons répertorié dans le premier mouvement de ce propos, peut alors sans difficultés majeures émerger : allégorie de la Fourmi en moraliste cynique, allégorie de la Cigale en poésie qui n’engrange pas de grain, allégorie du Renard en parole de flatterie qui mésuse de la rhétorique, allégorie du Corbeau en verbiage enflé, autant d’interprétations rendues possibles précisément par la place de ces deux textes à l’ouverture du recueil. C’est en effet au nom d’une tradition herméneutique des incipit littéraires comme prologues, inscriptions allégoriques d’un art poétique, que les quatre animaux inauguraux vont être pressentis et attendus comme emblèmes d’options poétiques et rhétoriques - et que le premier d’entre eux, la fameuse Cigale, semble avoir eu son interprétation allégorique préparée par les avant-texte lafontainiens, de la référence à une histoire de Cigale dans la Vie d’Ésope le Phrygien à la multiplication des références platoniciennes dans la Préface de 1668.
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25 Voir Contre ceux qui ont le goût difficile (II, 1) : « …d’un langage nouve...
31Peut également être mobilisé le modèle romanesque de la fable pour elle-même, pour l’enchantement et le plaisir de la comédie : au même titre que pour toute autre fable, la possibilité en est garantie non par la peinture des caractères (plus qu’elliptique au contraire) mais par l’exhibition de la parole des animaux (aux styles direct et indirect), que La Fontaine désigne dans Contre ceux qui ont le goût difficile comme embrayeur majeur de l’enchantement25. Faut-il également voir dans la variété des dictions (de la prière à la remontrance, de l’excuse à l’ironie pour la fable I, 1 ; de l’éloge obséquieux à la mise en garde doctorale pour la fable I, 2) et dans l’inachèvement littéral de la première fable autant d’appas offerts au lecteur désireux de récit - autant d’embrayeurs pour d’autres fables possibles - autant d’incitations à laisser de côté le souci de la moralité ?
32Autrement dit, il nous est apparu que le texte des deux premières fables met ostensiblement en concurrence le modèle attendu de l’interprétation morale avec deux autres modèles possibles, le modèle du prologue allégorique et le modèle du merveilleux fictionnel. C’est à ce titre qu’on peut décrire le dispositif à l’œuvre dans ces deux premières fables comme un protocole mettant en place un art de lire ouvert sur plusieurs modèles, et inaugurant le recueil par une rhapsodie herméneutique. « Par où saurais-je mieux finir ? »
Notes
1 Platon, Phèdre, trad. P. Vicaire, Les Belles Lettres, 1985, 259 b 6 - 259 c 7, p. 57.
2 Dans la Vie d’Ésope que La Fontaine compose comme une suite d’ana en formes de fables, la Cigale peut alors devenir l’emblème du conteur mythique (dans Œuvres complètes, L’Intégrale, Seuil, 1965, p. 72) : « Ésope se prosterna à ses pieds. ‘Un homme prenait des sauterelles, dit-il ; une cigale lui tomba aussi sous la main. Il s’en allait la tuer, comme il avait fait les sauterelles. - Que vous ai-je fait ? dit-elle à cet homme ; je ne ronge point vos blés ; je ne vous procure aucun dommage ; vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me sers fort innocemment. Grand roi, je ressemble à cette cigale : je n’ai que la voix, et ne m’en suis point servi pour vous offenser.’ Crésus, touché d’admiration et de pitié, non seulement lui pardonna […] »
3 Le lien entre cigale et poète n’intervient bien sûr qu’en référence à sa capacité de chant (« ayant chanté / Tout l’été/ »), et non en référence à sa compétence discursive et argumentative toute relative dont elle témoigne au style direct - puisque dans sa petitio (requête) en forme de precatio (prière), elle ignore les lieux de la misericordia (l’appel à la pitié par démonstration de sa misère), et que son excusatio (sa justification), loin d’essayer de minorer son insouciance, l’amplifie - dans une forme qui renoue d’ailleurs avec la puissance évocatoire du chant (« Nuit et jour à tout venant / Je chantais… »).
4 Dans les fables ésopiques est en effet répertoriée La Cigale et le Renard, laquelle est une variante de la fable Le Corbeau et le Renard mais avec dénouement inversé et prudence de la cigale (Ésope, La Cigale et le Renard, Fable 335, dans la traduction de Philippe Renauld, 2003, FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003, URL : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/06/fable.html) : « Une cigale chantait sur un arbre élevé. Un renard qui voulait la dévorer imagina la ruse que voici. Il se plaça en face d’elle, il admira sa belle voix et il l’invita à descendre : il désirait, disait-il, voir l’animal qui avait une telle voix. Soupçonnant le piège, la cigale arracha une feuille et la laissa tomber. Le renard accourut, croyant que c’était la cigale. ‘Tu te trompes, compère, dit-elle, si tu as cru que je descendrais : je me défie des renards depuis le jour où j’ai vu dans la fiente de l’un d’eux des ailes de cigale.’ Les malheurs du voisin assagissent les hommes sensés. » Cependant ni Phèdre, ni Aviénus, ni Nevelet ne transmettent cette fable.
5 Ce sont respectivement « La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf» et «Les deux mulets».
6 Platon, Gorgias, trad. A. Croisset, coll. Budé, 1923, 462d sq.
7 Voir Baudouin, Fables d’Ésope enrichies de discours (1634), 1683, p. 247 : « Mais revenons à la sage fourmy, qui recueille pendant l’yver les fruits de son laborieux Esté. Il est vray que ce seroit une messeance à nous de luy ressembler en cette espèce d’inhumanité envers la Cigale. Car c’est une chose toujours louable de faire part de nos biens aux necessiteux, quand mesme ils le seroient pour leur mauvaise conduite. »
8 La pointe ou piqûre n’est pas qu’un attribut du discours de la Fourmi, mais également de son anatomie : pour une mise en scène des vertus littérales de la piqûre de fourmi, voir la fable II, 12 « La Colombe et la Fourmi ». Sur le diogénisme comme rhétorique outrée de l’énonciation morale classique, voir Ch. Noille-Clauzade, L’Éloquence du Sage, Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2004, le chapitre 5 consacré à « La Bruyère ou l’ingénieux copiste », en particulier les sections « Un Socrate outré : diogénisme et classicisme » (p. 182), « Les Caractères ou peintures : approche rhétorique » (p. 190) et « La Bruyère ou la comédie diogénique » (p. 195).
9 Comment un esprit de raison (la ratio n’est-elle pas d’abord calcul et rapport ?), qui compare et mesure, pourrait-il croire à un tel discours de flatterie, dont l’artifice est comme souligné par le burlesque des associations (que l’on songe au premier et au dernier vers de la tirade, « Monsieur du Corbeau », « Phénix des hôtes de ces bois »)
10 Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, L. VIII, 275-6 (éd. S.V.F., vol. 2, 135). Voir Montaigne, Essais, II, XII, Apologie de Raimond Sebond (1580) : « Si ne sont pas les bestes incapables d’estre encore instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler : et cette facilité, que nous recognoissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l’astreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, tesmoigne qu’ils ont un discours au-dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. » Voir également Descartes, Discours de la méthode, 1637, 5e partie : « Il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer les paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent. »
11 En dénonçant à l’ouverture de son ouvrage les bagatelles bien dites, un rhétoricien de la deuxième moitié du XVIIe siècle, Bernard Lamy, fera d’ailleurs explicitement référence à un des volatiles de la série probatoire, le perroquet : « On ne pourrait pas croire, si l’expérience ne le faisait voir, que les hommes ne parlent souvent que comme des perroquets. Ils se servent de mots dont ils ne connaissent pas le sens. En parlant, ou entendant parler, et en lisant les livres ils ne s’appliquent qu’à la partie matérielle du discours, sans faire de réflexion sur les idées dont les paroles qu’ils disent ou qu’ils entendent, sont les signes. De là vient que peu de personnes parlent raisonnablement. » (B. Lamy, La Rhétorique ou l’Art de parler (1ère éd. 1675, 1715, éd. Ch. Noille-Clauzade, Paris, H. Champion, 1998, I, 1.
12 M. Charles, « Trois hypothèses pour l’analyse, avec un exemple », dans Poétique 164, nov. 2010, p. 417.
13 Sophie Houdard et Hélène Merlin, « Quand la force est sujette à dispute », Poétique n° 53, février 1983, p. 48-59 ; Danielle Trudeau, « La fortune d’un pot au lait », Poétique n° 71, septembre 1987, p. 291-312 ; Philippe Jousset, « Jouvence de La Fontaine. Petite physiologie d’un plaisir de lecture », Poétique n° 74, 1988, p. 249-262 ; Xavier Bonnier, « Lecture à clef pour serrure formelle. Le Corbeau et le Renard », Poétique n° 80, novembre 1989, p. 459-473 ; Olivier Leplatre, « Le repas d’une image. “Le loup et le renard”, La Fontaine, Fables, XI, 6 », Poétique n°98, avril 1994, p. 235-245 ; Jean-Luc Gallardo, « De la discorde à la discordance », Poétique n° 102, avril 1995, p. 215-229 ; Georges Kliebenstein, « Le cri du Phénix », Poétique n° 103, septembre 1995, p. 285-301 ; Randa Sabry, « La mise en fable d’un silence éloquent », Poétique n° 110, 1997, p. 143-149.
14 M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995, p. 358-359.
15 Voir sur ce point Arnaud Welfringer, « Poétique d’un sous-genre critique : l’explication de fable de La Fontaine », Fabula LHT n°3, Complications de texte : les microlectures, URL : URL : http://www.fabula.org/lht/3/Welfringer.html.
16 Nous nous appuyons pour ce faire sur la présentation qu’en fait Jean Pépin dans son ouvrage Dante et la tradition de l’allégorie, Paris, Vrin, 1970.
17 Pour un subordination des textes profanes à une lecture littéralement exégétique, songeons par exemple aux œuvres de Théophile (dans le cas du procès instruit par le Père Garasse), aux manuscrits de Pascal (par les Messieurs de Port-Royal à sa mort), ou à la lecture des Caractères (telle que la régulent les écrits paratextuels de La Bruyère). Pour une adaptation de l’herméneutique biblique de l’écriture (et des présupposés qu’elle implique sur la représentation de l’auctorialité) à la production d’œuvres profanes, voir les développements de Jean Pépin sur Dante et l’allégorie des poètes dans op. cit.
18 Pour une analyse plus détaillée de ce système exégétique et un transfert possible sur une littérature profane, voir Ch. Noille-Clauzade, « La Bruyère critique de ses critiques : les lectures à clefs ou l’invention du sens littéral », dans un numéro spécial de Littératures classiques sur La lecture à clefs, 2005. Disponible sur le site web URL : http://w3.u-grenoble3.fr/rare/spip/IMG/pdf/Noille_La_Bruyere.pdf
19 Il n’est qu’à songer à la partition des sermons catholiques (dont la culture est éminemment habituelle au XVIIe siècle) : les interprétations tropologiques viennent toujours après les autres, dans une stratégie d’interpellation conclusive des chrétiens par application présente à la réformation de leurs mœurs. Voir Bossuet, Sermons, Le Carême du Louvre, éd. C. Cagnat-Deboeuf, Paris, Gallimard, collection Folio, 2001.
20 M. Charles, Introduction à l’étude des textes, op. cit., « La cigale et le renard », p. 340 sq.
21 Revendication du plaisir de l’enchantement dans Contre ceux qui ont le goût difficile (« Cependant jusqu’ici d’un langage nouveau / J’ai fait parler le loup et répondre l’Agneau… . Qui ne prendrait ceci pour un enchantement ? ») et dans Le Pouvoir des Fables (« Si Peau d’Âne m’était conté, / J’y prendrais un plaisir extrême ») ; exhibition d’un suspens réussi dans Le Pouvoir des Fables (« L’assemblée à l’instant / Cria tout d’un voix : ‘Et Cérès, que fit-elle ?’ ») et d’un suspens contrarié dans Contre ceux qui ont le goût difficile (« Maudit censeur ! te tairas-tu ? / Ne saurais-je achever mon conte ? »).
22 Voir Contre ceux qui ont le goût difficile (« cinq ou six contes d’enfant », « a chever mon conte ») et Le Pouvoir des Fables (« Quoi ? de contes d’enfants son peuple s’embarrasse… », « Si Peau d’Âne m’était conté… »).
23 C’est une leçon au demeurant référencée dans la Bible, en particulier dans le livre des Proverbes, quand est interprétée moralement la figure de l’insensé qui croit les flatteurs (Proverbes, 14, 15 ;15, 22 ; etc.)
24 Autrement dit, considérons ici cette fable selon l’hypothèse de M. Charles, comme un texte structuré dans son rapport (d’éloignement) au modèle herméneutique fort transmis par la tradition rhétorique et surtout (peut-être) par l’imprégnation biblique. Voir le livre des Proverbes de Salomon, 6, 6-11 (dans la Bible de Port-Royal, trad. Le Maître de Sacy) :
25 Voir Contre ceux qui ont le goût difficile (II, 1) : « …d’un langage nouveau / J’ai fait parler le Loup et répondre l’Agneau ; / … les arbres et les plantes / Sont devenues chez moi créatures parlantes. / Qui ne prendrait ceci pour un enchantement ? »
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Christine Noille
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution