La Réserve : Livraison du 05 novembre 2015
Pour une approche argumentative des binômes synonymiques dans les lettres de Mme de Sévigné
Initialement paru dans : Fr. Berlan et G. Berthomieu (dir.), La Synonymie, Paris, PUPS, 2012, p. 415-424
Texte intégral
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1 Cl. Buridant souligne que « la condamnation de la rhétorique de la redondan...
1À l’évidence, Mme de Sévigné se montre soucieuse d’exprimer avec le plus de justesse possible – et l’on sait l’importance de cette notion pour la pensée linguistique du Grand Siècle – les sentiments qu’elle éprouve à l’égard de sa fille. Tout au long de sa correspondance avec Mme de Grignan, l’épistolière module infatigablement les symptômes d’une manière d’aimer qu’elle se plaît à présenter comme l’incarnation parfaite de l’idéal de la tendresse, désormais bien connu grâce aux travaux récents des historiens et des spécialistes de la littérature galante. Parce que la marquise tente d’en analyser les fondements moraux, les ressorts psychologiques et les manifestations affectives, sa constante recherche de précision descriptive se traduit par une pratique synonymique concertée. Certes, Mme de Sévigné a du goût pour les jeux langagiers des salons qu’elle fréquente. Certes, elle aime commenter les réflexions des moralistes qu’elle lit avec plaisir. Certes, elle n’ignore rien de l’inlassable surenchère de distinctions pratiquée par celles que l’on ridiculisa sous le nom de précieuses. Certes, elle apprécie les ingénieuses trouvailles de ses amis (les subtiles antithèses de La Rochefoucauld, les brillants exercices définitionnels du cardinal de Retz, les habiles distinctions échangées entre Bussy-Rabutin et Corbinelli). Pourtant, la pratique synonymique que déploie la marquise s’avère irréductible à de spirituels raffinements spéculatifs – ce dont témoigne notamment l’usage récurrent de parasynonymes en binômes. À une époque où sont farouchement stigmatisés les redondances en général et les phénomènes de synonymie en particulier1, Mme de Sévigné exploite volontiers les possibilités argumentatives qu’offrent les couplages synonymiques. Comme on l’aura compris, l’argumentation est ici envisagée non pas au sens restreint de démonstration logique, mais selon la conception large qu’en propose le vaste courant de recherches que l’on a pu appeler, dans le sillage du projet fondateur de Chaïm Perelman, la nouvelle rhétorique.
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2 J. Lecointe, « Préface », dans Dictionnaire des synonymes et des équivalenc...
2Persuader Mme de Grignan de la perfection, de la dignité et de la supériorité du modèle sentimental qu’elle exemplifie, afin qu’à son tour, sa fille le mette en pratique : tel est le but de Mme de Sévigné. Or c’est dans la gestion de lexies nettement tributaires des investigations galantes (tendresse, sensibilité, délicatesse, faiblesse) que l’épistolière trouve un moyen à la fois d’exprimer l’intensité de ses sentiments et de leur fournir une justification axiologique. De fait, le recours aux mots relevant de ce qu’on pourrait nommer le paradigme de l’affectivité, pour peu que l’on accepte la propriété d’un terme qui n’acquiert son sens actuel que très tardivement, s’avère particulièrement rentable d’un point de vue argumentatif. Instrumentalisées au sein de binômes, les lexies censées désigner, sans faux-semblant, les mouvements intimes propres aux cœurs véritablement tendres, sont en effet indissociables de l’échelle de valeurs à laquelle Mme de Sévigné ne cesse de se référer, et qu’elle tente d’imposer à sa fille. Sans rentrer dans le détail biographique des nombreux heurts entre Mme de Sévigné et Mme de Grignan, rappelons simplement que la relation entre une mère passionnée et une fille moins démonstrative est profondément conflictuelle. Il n’est donc guère étonnant que la marquise cherche, par tous les moyens, à infléchir la manière d’aimer d’une fille dont elle regrette, non sans une incommode possessivité, la pudique rationalité. C’est ainsi que, sous la plume d’une épistolière soucieuse de fournir à sa destinataire d’irrécusables preuves de l’excellence de sa tendresse, les termes coordonnés au sein de binômes remplissent une importante fonction argumentative. Cerner la manière dont Mme de Sévigné manie les couplages synonymiques, sur fond de tensions relationnelles palpables, implique d’être constamment attentif aux situations discursives et aux critères contextuels qui définissent les valeurs d’emploi de ces parasynonymes. En effet, Mme de Sévigné use avec subtilité du potentiel persuasif inhérent aux binômes – même si, insistons-y, c’est seulement en termes d’effet que doit être abordée la synonymie obtenue par le couplage. Voilà pourquoi, à la suite des options méthodologiques définies par Jean Lecointe, « nous entendons nous fonder moins sur une sémantique du “sens” et de la définition, que sur une sémantique de l’emploi2 ». Avant de s’intéresser à l’effet argumentatif induit par les binômes synonymiques, il n’est peut-être pas inutile de rappeler brièvement les nuances sémantiques, en langue, des quatre lexies considérées. S’ils ont un sens dénotatif très proche, car désignant l’aptitude du sujet à être affecté, ces mots diffèrent grandement par les connotations qu’ils véhiculent.
3Le terme de tendresse est défini par Furetière comme « sensibilité du cœur et de l’âme ». C’est un terme imprégné de réminiscences galantes, qui synthétise un ensemble complexe de sentiments, d’attitudes, d’idéaux et de règles. Mais la tendresse ne signifie pas seulement une manière d’aimer étroitement codifiée. Elle désigne aussi une manière de ressentir. Au xviie siècle, le mot de tendresse, dont le sens figuré vient alors de s’introduire dans la langue française, conserve un sens très physiologique, conformément à son origine métaphorique. Mme de Sévigné joue d’ailleurs couramment de la syllepse entre sens propre et sens figuré – l’un ou l’autre sens pouvant être rendu plus ou moins saillant selon le contexte et l’environnement lexical. Le sens concret est encore plus prégnant dans l’adjectif tendre : si l’on se réfère à Richelet, tendre a pour sens propre « qui n’est pas dur », et pour sens figuré « délicat, faible, sensible ».
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3 Les références à la Correspondance de Mme de Sévigné, données au fil du tex...
4Le terme de sensibilité est, lui aussi, résolument chargé de résonances galantes. Désignant une composante définitoire de l’art d’aimer cartographié par Madeleine de Scudéry, il reflète l’attention accordée aux ressorts émotionnels des liens sentimentaux. Il jouit, en langue, d’une indiscutable connotation positive (Richelet signale qu’il « se dit en bonne part »). Dans les lettres de Mme de Sévigné, le mot signifie la propriété du cœur tendre d’être touché, voire affecté – en l’occurrence, par les maux de l’absence. Mme de Sévigné présente ainsi « la sensibilité que donne une tendresse toute vive » (2 octobre 1689 : III, 713)3 comme le signe distinctif d’une manière d’aimer jugée supérieure à toute autre. Bien que démotivé par l’usage conventionnel du vocabulaire galant, l’adjectif sensible fait ressortir le sens propre initial du substantif. Pour Richelet, sensible est synonyme de délicat (« qui sent les choses qui le touchent, ou qui le choquent »). Pour Furetière, sensible est synonyme de tendre (comme le montre l’exemple forgé : « Cette femme a l’âme tendre et sensible »). On ne s’étonne plus, dès lors, que la sensibilité exceptionnelle dont se prévaut régulièrement Mme de Sévigné apparaisse comme la condition de possibilité affective, psychologique et morale de sa tendresse.
5Quant au terme de délicatesse, richement polysémique, il peut se teinter, d’après les dictionnaires, tantôt d’une connotation laudative, tantôt d’une connotation nettement péjorative, comme le montrent les deux définitions données successivement par Richelet (« Manière d’amour et de tendresse raffinée et délicate », puis « Bizarrerie scrupuleuse et raffinée »). Au regard de son ambiguïté axiologique, on comprend pourquoi Mme de Sévigné l’emploie peu, et seulement lorsqu’il s’agit de répondre aux reproches de sa fille, en l’accompagnant de justifications sentimentales propres à relativiser les excès maternels. Là encore, l’adjectif, moins banalisé, évoque l’origine concrète du substantif : pour Furetière, est délicat « ce qui est faible ou fragile, qui ne peut résister aux attaques, aux impressions des corps étrangers ».
6Enfin, le terme de faiblesse est défini par Furetière et l’Académie comme « manque de force ». L’étude pragmatique des contextes d’occurrence de cette lexie dans les lettres de Mme de Sévigné montre que l’opposition récurrente, et accentuée à dessein, entre d’une part, le courage, la raison et la philosophie de Mme de Grignan et d’autre part, la faiblesse de Mme de Sévigné, sert principalement à suggérer l’intensité exceptionnelle des sentiments maternels. Alors que le terme de faiblesse a, en langue, une nette connotation péjorative, il acquiert, dans le discours épistolaire, une valeur positive, Mme de Sévigné allant jusqu’à proclamer la supériorité morale du cœur capable d’éprouver « la faiblesse d’une véritable tendresse » (printemps ou été 1679 : II, 668).
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4 Nous reprenons la distinction proposée par Cl. Buridant, art. cit., p. 6-7.
7Lorsqu’ils sont coordonnés au sein d’un binôme, ces parasynonymes font facilement l’objet de réorientations relevant de la volonté qu’a Mme de Sévigné d’argumenter en faveur de sa manière d’aimer, aussi parfaite qu’étouffante. Ni purs réflexes esthétiques à visée « ornementaire » ni simples tournures explicatives à visée « documentaire»4, les doublets synonymiques s’avèrent scrupuleusement finalisés. Décrire la force argumentative des couples de synonymes conduit ainsi à mettre au jour les ajustements d’ordre isotopique, connotatif et polyphonique qu’ils produisent en contexte. Tels sont les trois types d’interprétation argumentative des binômes que nous envisagerons successivement.
Les ajustements isotopiques
8Le premier couplage synonymique dont nous analyserons la fonctionnalité argumentative est celui qui coordonne « tendresse » et « sensibilité », employés en différents postes syntaxiques :
De quelque façon qu’ils [vos sentiments] me viennent, ils sont reçus avec une tendresse et une sensibilité qui n’est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. (9 février 1671 : I, 152)
Il n’a fait, ce temps, jusqu’ici, qu’augmenter la tendresse et la sensibilité que j’ai pour vous ; je vous assure qu’il ne travaille que de ce côté-là. (28 juillet 1677 : II, 505)
Adieu, ma très bonne et très chère ; je suis tout à vous, avec une tendresse et une sensibilité très dignes de vous. (2 février 1680 : II, 828)
Je vous aime ; je vous embrasse, il ne m’est pas possible de dire avec quel sentiment de tendresse et de sensibilité. (27 avril 1689 : III, 586)
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5 Fr. Rastier, « Défigements sémantiques en contexte », dans M. Martins-Balta...
Manifestement, le second terme du binôme n’est pas tant chargé d’apporter une nuance explicative que de redoubler un sème déjà contenu dans le premier terme : celui de /vulnérabilité/, si l’on admet de désigner par ce mot l’aptitude qu’a le sujet d’éprouver des sentiments, sa faculté à réagir affectivement. Alors que ce sème reste d’ordinaire discret dans la plupart des usages de la lexie « tendresse », il est fortement accentué lorsque celle-ci est employée en binôme avec « sensibilité ». Si l’on indexe spontanément les deux termes sur la même isotopie, c’est que le binôme constitue une structure sémantico-pragmatique spécifique, propre à orienter l’interprétation. De fait, le couplage synonymique revivifie la catachrèse contenue dans le terme de « tendresse », le voisinage avec « sensibilité » rendant prégnant le sens propre de la figure lexicalisée. Ce faisant, il illustre le fait que « la propagation de traits par présomption d’isotopie est un facteur de resémantisation, et donc de défigement5 ».
9On peut encore affiner l’analyse de la puissance argumentative induite par l’itération sémantique. Selon l’interprétation que l’on donne des relations sémantiques entre les lexies coordonnées, trois types d’explications peuvent être avancés. D’une part, on peut se contenter de pointer la relation de synonymie entre les deux termes et souligner le rôle « renforçateur6 » du redoublement de sèmes d’une lexie à l’autre. En effet, « les sèmes différentiels opposant les deux termes […] s’effacent au profit d’un sens global subsumant ces traits de spécification7 ». Dans cette optique, le couple formé par les deux parasynonymes a pour fonction « de souligner l’intensité d’une émotion ou d’un sentiment8 ». D’autre part, on peut signaler l’écho hyponymique, empiriquement perceptible quoique conceptuellement discutable, qui semble se dégager du couplage des unités lexicales considérées. Certes, même en définissant la tendresse, à la suite de Madeleine de Scudéry dans un fameux passage de Clélie, comme « une certaine sensibilité de cœur », il paraît malaisé de soutenir qu’il s’agit de la coordination d’un hyperonyme (« sensibilité ») avec l’un de ses hyponymes (« tendresse »), tant la relation hiérarchique d’hyperonymie soulève de problèmes théoriques. Pourtant, la coordination de « tendresse » et de « sensibilité » semble bien engendrer, à la lecture, un sentiment hyponymique persistant. Enfin, pour être complète, la description du dispositif argumentatif que constitue le binôme doit tenir compte d’un autre type de relation, certes plus difficile à discerner, mais néanmoins défendable, entre les parasynonymes : celui de cohyponymie. Le couplage s’expliquerait alors par la conscience d’un archilexème commun, en l’occurrence celui de sentiment, voire de sensation.
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9 P. Siblot, « Isotopie et réglage du sens », Cahiers de praxématique, n° 12,...
10Quel que soit le type d’explication avancé pour rendre compte de l’effet argumentatif produit par ce binôme (qui dépend d’ailleurs en partie de la signification, plus ou moins figurée, que l’on veut bien accorder au second terme), c’est l’exhibition du sème /vulnérabilité/, retenu en priorité parmi d’autres, qui le dote d’un réel poids argumentatif. Contrant l’usure sémantique du trope lexicalisé, le couplage synonymique identifie, de manière redoutablement économique, une manière d’aimer et une manière de ressentir. Parce qu’il « opère une sélection parmi les programmes de sens implicités en potentialité dans la langue », le binôme apparaît ainsi comme un lieu « où se réalise le réglage isotopique du discours9 ».
Les ajustements connotatifs
11Le fonctionnement argumentatif des binômes peut parfois reposer sur les ajustements connotatifs qui se produisent lors de la coordination de lexies dont les composantes pragmatiques diffèrent considérablement. En effet, le couplage synonymique permet d’atténuer, voire d’inverser, la connotation négative d’un terme, lorsque celui-ci est associé à un terme connoté positivement. C’est ce qui se passe dans le binôme suivant, qui figure dans un passage à forte teneur polémique, lourd de reproches à l’égard de Mme de Grignan :
Dans cette disposition, jugez de ma sensibilité et de ma délicatesse, et de ce que j’ai pu sentir pour ce qui m’a éloignée très injustement de votre cœur. (18 mars 1671 : I, 187)
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10 C. Kerbrat-Orecchioni, « Argumentation et mauvaise foi », dans L’Argumenta...
De la coordination d’une lexie systématiquement ressentie comme méliorative (« sensibilité ») et d’une lexie généralement perçue comme péjorative (« délicatesse ») résulte un coup de force argumentatif : ainsi employé, le terme de « délicatesse » se déleste largement de la connotation négative qu’il a en langue. Tout se passe comme si la connotation extrêmement positive du premier terme se diffusait au sein du binôme, au point de neutraliser, et même de renverser, la connotation négative du second. Parce qu’il rapproche, certes au niveau local et de façon expérimentale, les sèmes connotatifs des lexies coordonnées, le binôme pousse Mme de Grignan à reconnaître que la « délicatesse » maternelle n’est, au fond, que de la « sensibilité ». Si la « substitution synonymique » a une telle efficacité argumentative, c’est qu’elle produit un « glissement conceptuel », entendu comme cas particulier des « abus associatifs10 ». On retrouve à l’œuvre ce phénomène de contamination axiologique dans un autre binôme, qui apparaît lui aussi dans un contexte polémique, Mme de Sévigné décidant de répondre aux accusations de sa fille :
Enfin, ma fille, je craignais tout de ma tendresse et de ma faiblesse, et je ne pouvais qu’en votre absence préférer mon oncle l’Abbé à vous. (20 juin 1676 : II, 323)
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11 M.-L. Honeste, « Entre ressemblance et différence : synonymie et cognition...
Assurément, « tendresse » et « faiblesse », nettement différenciés par leurs connotations axiologiques, ne sont pas synonymes en langue. Toutefois, force est de constater que leur emploi au sein d’un syntagme coordonné produit un indéniable effet synonymique qui, même s’il ne résulte que d’une constatation empirique, n’en est pas moins réel. Plus que jamais, « ce qui fonde la synonymie, c’est alors le fait de rendre prégnantes en discours les ressemblances et non les différences11 ». Pour Mme de Sévigné, le couplage offre le moyen de répondre au besoin argumentatif de faire passer pour interchangables des termes que leurs sèmes connotatifs opposent pourtant. Par le filtrage homogénéisant des connotations, le terme de « faiblesse » se voit dépouillé, en grande partie, de sa connotation péjorative.
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12 C. Kerbrat-Orecchioni, La Connotation, Lyon, PUL, 1977, p. 139.
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13 M.-L. Honeste, art. cit., p. 168.
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14 Id.
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15 Ibid., p. 169.
12Parce qu’ils permettent de substituer à la connotation négative du terme en langue une connotation positive en discours, les binômes synonymiques s’avèrent de véritables moyens de pression sur Mme de Grignan, forcée d’admettre que la « délicatesse » de sa mère, à l’origine d’exigences pouvant être ressenties comme tyranniques, est synonyme de « sensibilité », et que sa « faiblesse », difficilement supportable au quotidien, n’est, en vérité, que de la « tendresse ». C’est bien parce qu’elle exploite les « enrichissements connotatifs12 » suscités par la synonymie, que Mme de Sévigné parvient à synthétiser une telle casuistique. Sans entrer dans le détail des divers cas où la synonymie peut être utilisée comme argument, on peut avancer que « la différence de signifié » semble « bien ressentie » par l’épistolière, « mais volontairement occultée au nom d’une apparente synonymie, et ce à des fins de travestissement du réel13 ». C’est ainsi que le désir de doter de valeur sa manière d’aimer conduit Mme de Sévigné à tenter d’atténuer « la dénomination dépréciative », à connotation péjorative, en l’accolant à « la dénomination euphémistique », à connotation méliorative14. Destiné à « modifier » chez la destinataire « la représentation d’une réalité, dans un sens favorable à l’énonciateur », le choix minutieux des lexies coordonnées traduit la vigilance argumentative de Mme de Sévigné : d’une part, l’épistolière semble consciente « des relations complexes entre signification et désignation et de l’inexistence de la synonymie parfaite » ; d’autre part, elle « compt[e] » visiblement sur « la compétence linguistique [de sa] destinatair[e] pour recevoir le message dans le sens espéré15 ».
Les ajustements polyphoniques
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16 Nous sommes redevable de ce type d’interprétation à Cl. Badiou-Monferran, ...
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17 Pour une mise au point sur les apports et les enjeux d’une approche cognit...
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18 Ibid., p. 167.
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19 Ibid., p. 169-170.
13Il arrive aussi que le rendement argumentatif des binômes prenne appui sur des manipulations énonciatives, certes discrètes, mais néanmoins effectives, pour peu que l’on soit attentif aux phénomènes polyphoniques instaurés en contexte16. Nous l’avons rappelé, les lettres de Mme de Sévigné se font l’écho des désaccords qui l’opposent à Mme de Grignan. Or il est possible d’en repérer les traces jusque dans les couplages synonymiques. En effet, les binômes procèdent à la confrontation, voire à l’affrontement, de deux items concurrents et irréductibles. Derrière l’apparente synonymie cumulative, se profile, en réalité, une synonymie distinctive. Comme le défend l’approche cognitive, si nous nommons différemment des choses semblables, c’est que nous en avons des expériences différentes17. En proposant deux termes ayant la même référence, les binômes manifestent donc deux types de vision subjective18. Les lexies coordonnées véhiculant chacune un mode de « conceptualisation d’un même objet du monde19 », les doublets synonymiques orchestrent ainsi une dualité énonciative adroitement polémique. La structure même du binôme reflète bien les divergences d’appréciation des manifestations du sentiment maternel, puisqu’il fait entendre deux voix distinctes : celle de Mme de Sévigné puis celle de Mme de Grignan, l’ordre syntagmatique étant toujours identique. Par exemple, le binôme qui unit « tendresse » et « faiblesse » rend compte de l’écart entre d’une part, le point de vue de la marquise, qui ne voit dans son attitude que de la « tendresse », et d’autre part, celui de sa fille (partagé peut-être par son époux et d’autres proches), qui perçoit essentiellement, dans le comportement maternel, de la « faiblesse ». De même, le binôme qui associe « sensibilité » et « délicatesse » donne du référent deux représentations différentes, au moyen du décrochage énonciatif entre d’un côté, l’image positive que Mme de Sévigné se fait de sa propre « sensibilité », et de l’autre, l’image négative que peut avoir Mme de Grignan de cette « délicatesse » exagérée. Quant au binôme qui joint « tendresse » et « sensibilité », si l’effet polyphonique est certes moins net en raison de la connotation positive des deux termes, on peut cependant y déceler l’indice des dissensions entre une mère et une fille dont les différences de caractère, de conviction et d’intérêt entraînent des différences de dénomination.
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20 J. Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et n...
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21 Le « dialogisme interlocutif large », par opposition au « dialogisme inter...
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22 Ibid., p. 224.
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23 C. Kerbrat-Orecchioni, « Les négociations conversationnelles », Verbum, VI...
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24 Ibid., p. 228.
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25 Ibid., p. 229.
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26 Ibid., p. 228.
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27 Id.
Réexaminés dans une perspective sémantico-énonciative propre à en mettre au jour le dialogisme, les binômes se donnent à lire comme le lieu de cristallisation d’une « non-coïncidence interlocutive20 » discrètement conflictuelle. Véritables caisses de résonance d’un « dialogisme interlocutif large21 » habilement redéployé, les binômes servent à résumer à la fois le point de vue de l’épistolière et celui de son interlocutrice. Permettant de « convoquer polémiquement les mots de l’autre22 », le binôme ne ménage une place à la dénomination adverse que pour mieux en dénoncer subtilement l’inadéquation. Rectifier les propos ou les pensées d’une correspondante qui a tendance, faute de relier le comportement maternel à la tendresse qui en est la cause, à en méconnaître la valeur : telle semble bien être l’une des fonctions des binômes dans les lettres de Mme de Sévigné. Les couplages synonymiques dénoncent les jugements hâtifs qui ne s’en tiennent qu’aux apparences : ce qui pourrait être condamné en termes de « faiblesse », critiqué comme relevant d’une « délicatesse » outrancière ou réduit à une « sensibilité » déplacée, ne devrait pas être désigné autrement que par le terme de « tendresse ». En affichant la seule dénomination appropriée, les binômes remédient aux erreurs d’interprétation : défensifs, ils contrecarrent les reproches effectifs de Mme de Grignan ; offensifs, ils déjouent d’avance ses éventuelles réprobations. Le fonctionnement polyphonique des binômes laisse ainsi transparaître les enjeux pragmatiques de la dénomination au sein de l’interaction épistolaire. Véritables « négociations » sur « les signes échangés23 », les couplages synonymiques ne constituent pas seulement l’indice d’une « négociation se focalisant sur le signifiant24 ». Ils portent, en même temps, « sur son adéquation au référent : la négociation du Sa est alors corrélative de celles du Se et du référent25 ». Points d’observation du « conflit dénominatif26 » entre les deux correspondantes, les binômes montrent à quel point « les actes de dénomination constituent déjà une sorte d’argumentation embryonnaire », puisque « la négociation des signes débouche nécessairement sur celle des opinions27 ».
Conclusion
14Qu’ils jouent donc sur les ajustements isotopiques, connotatifs ou polyphoniques produits en contexte, les binômes synonymiques cherchent à modifier l’opinion de la destinataire sur une manière d’aimer faite de tendresse et de sensibilité, mais aussi de délicatesse et de faiblesse. Parce qu’ils produisent, en discours, des équivalences que les lexies n’ont pas en langue, afin de donner de la réalité une représentation avantageuse pour Mme de Sévigné, les binômes nous convient ainsi à aborder la synonymie sous l’angle de sa fonctionnalité argumentative.
Notes
1 Cl. Buridant souligne que « la condamnation de la rhétorique de la redondance, amorcée au début du xviie siècle, devait nécessairement entraîner la ruine d’une figure réduite, le plus souvent, au rôle décoratif. », « Les binômes synonymiques. Esquisse d’une histoire des couples de synonymes du Moyen-Âge au XVIIe siècle », Bulletin du Centre d’Analyse du Discours, n° 4, 1980, p. 41. Pour une enquête approfondie sur les prises de position, tout au long du xviie siècle, à l’égard de la pratique synonymique, ibid., p. 41-52.
2 J. Lecointe, « Préface », dans Dictionnaire des synonymes et des équivalences, Paris, Librairie Générale Française, 1993, p. 17.
3 Les références à la Correspondance de Mme de Sévigné, données au fil du texte, mentionnent la date de la lettre, suivie du tome et de la pagination dans l’édition établie par R. Duchêne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 3 volumes, 1972-1978.
4 Nous reprenons la distinction proposée par Cl. Buridant, art. cit., p. 6-7.
5 Fr. Rastier, « Défigements sémantiques en contexte », dans M. Martins-Baltar (dir.), La Locution entre langue et usages, Fontenay-aux-Roses, ENS Éditions, 1997, p. 320.
6 Tels sont les termes employés par Cl. Buridant, art. cit., p. 10.
7 Ibid., p. 16.
8 Ibid., p. 19.
9 P. Siblot, « Isotopie et réglage du sens », Cahiers de praxématique, n° 12, 1989, p. 107.
10 C. Kerbrat-Orecchioni, « Argumentation et mauvaise foi », dans L’Argumentation, Lyon, PUL, 1981, p. 54.
11 M.-L. Honeste, « Entre ressemblance et différence : synonymie et cognition », Le français moderne, n° 1, 2007, p. 163.
12 C. Kerbrat-Orecchioni, La Connotation, Lyon, PUL, 1977, p. 139.
13 M.-L. Honeste, art. cit., p. 168.
14 Id.
15 Ibid., p. 169.
16 Nous sommes redevable de ce type d’interprétation à Cl. Badiou-Monferran, dont la communication intitulée « Les binômes (para-)synonymiques dans les Essais de Montaigne : étude des variantes », présentée au GEHLF le 13 mars 2004, faisait une large part à l’exploration polyphonique de la synonymie distinctive.
17 Pour une mise au point sur les apports et les enjeux d’une approche cognitive de la synonymie, voir M.-L. Honeste, art. cit., p. 166-167.
18 Ibid., p. 167.
19 Ibid., p. 169-170.
20 J. Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidence du dire, Paris, Larousse, 1995, tome I, chap. V, « Rencontre et représentation dans le discours de la non-coïncidence dans l’interlocution », p. 163-234.
21 Le « dialogisme interlocutif large », par opposition au « dialogisme interlocutif immédiat », « témoigne de l’image que l’un a du discours spécifique – celui qu’il lui connaît, celui qu’il lui prête…– de l’autre à qui il s’adresse. », ibid., p. 212.
22 Ibid., p. 224.
23 C. Kerbrat-Orecchioni, « Les négociations conversationnelles », Verbum, VII, n° 2-3, 1984, p. 227.
24 Ibid., p. 228.
25 Ibid., p. 229.
26 Ibid., p. 228.
27 Id.
Bibliographie
Authier-Revuz, Jacqueline, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, coll. « Sciences du langage », 2 tomes, 1995.
Buridant, Claude, « Les binômes synonymiques. Esquisse d’une histoire des couples de synonymes du Moyen-Âge au xviie siècle », Bulletin du Centre d’Analyse du Discours, n° 4, « Synonymies », 1980, p. 5-79.
Honeste, Marie-Luce, « Entre ressemblance et différence : synonymie et cognition », Le français moderne, n° 1, « La synonymie en questions. Échanges entre les époques », Berlan Françoise et Bouverot Danielle (dir.), 2007, p. 160-174.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine, La Connotation, Lyon, P.U.L., 1977.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine, « Argumentation et mauvaise foi », dans L’Argumentation, Lyon, P.U.L., 1981, p. 41-63.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine, « Les négociations conversationnelles », Verbum, VII, n° 2-3, 1984, p. 223-243.
Lecointe, Jean, « Préface », dans Dictionnaire des synonymes et des équivalences, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Les Usuels de Poche », 1993, p. 5-41.
Rastier, François, « Défigements sémantiques en contexte », dans Martins-Baltar Michel (dir.), La Locution entre langue et usages, Fontenay-aux-Roses, E.N.S. Éditions Fontenay/Saint-Cloud, coll. « Langages », 1997, p. 307-332.
Siblot, Paul, « Isotopie et réglage du sens », Cahiers de Praxématique, n° 12, « Réglage et dérèglements du sens », Bres Jacques et Gardes-Madray Françoise (dir.), 1989, p. 91-109.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Cécile Lignereux
Maître de conférences en langue et littérature françaises – Université Grenoble Alpes / UMR Litt&Arts – RARE Rhétorique de l'Antiquité à la Révolution