La Réserve : Livraison du 08 novembre 2015

Christine Noille

Le plaisir des textes (et nous)

Initialement paru dans : Un autre dix-septième siècle. Mélanges en l’honneur de Jean Serroy, H. Champion, 2013

Texte intégral

  • 1 J.-P. Richard, « La création de la forme chez Flaubert », dans Littérature ...

1Les rares fois où il m’a été donné de rencontrer Jean Serroy – à des jurys de thèse, en conférence, mais aussi chez lui –, une expression me vient en tête pour décrire exactement ce que j’ai ressenti : où qu’il soit, à table ou devant les livres, discutant ou professant, riant en parlant, écoutant en resservant les plats, il m’a toujours semblé très en verve. Et c’était, à chaque fois, le même plaisir. Plaisir de l’entendre, de partager ses opinions, ses lectures, les films qu’il avait vus, les célébrités avec qui il avait parlé, les mets qu’il avait goûtés. Il n’arrêtait pas de faire tourner autour de lui les choses et les gens, les mots et les images. Et l’on se remémore les lignes de Jean-Pierre Richard : « Être en verve c’est avoir envie de se mettre à table, sans céder tout de suite à cette envie. La verve est une sorte de danse préalable, un emportement léger qui fait tourner, sans les toucher, autour des idées et des choses, les présentant à l’imagination dans la multiplicité de leurs jouissances futures1. » Jean Serroy est comme cela : il nous met en verve et nous emporte – vers les idées ou les textes, c’est selon –, mais toujours avec exubérance et curiosité : nous, ses étudiants, ses condisciples, ses lecteurs. Nous y voilà.

2Cousin des héros rabelaisiens qui traversent au 17e siècle la réalité de ces romans et de ces pièces qu’il a tant fréquentées, Jean Serroy pratique donc les textes avec autant de jouissance que de savoir, autant d’humilité que de fierté. Humilité à construire pas à pas des hypothèses, des descriptions, des interprétations, des genèses, des généalogies : mais plaisir à entrer en connivence intellectuelle avec ce monde parallèle, fait de mots et d’éditions, de discours, de récits, de prose ou vers ; et fierté, tout autant, que de savoir lire et que d’offrir en partage – et en spectacle – ce savoir-lire.

  • 2 Souvenir de G. Genette, « Note conjointe. Ecrire catleia », dans Poétique 3...

3Jean Serroy nous rappelle ici une chose « infime, il est vrai, mais qui sait, peut-être capitalissime2 » : qu’il est aujourd’hui un peu urgent, stratégique si l’on veut, d’en revenir à des questions aussi redoutables, aussi vitales, que « Pourquoi des études de lettres ? » ou encore, « A quoi servent les humanités ? » ; et accessoirement de pouvoir y répondre – par exemple en disant, très simplement : à construire un savoir (des savoirs) sur les textes, à en avoir la fierté, à en transmettre le plaisir.

4Car il s’agit pour nous qui consacrons nos recherches et nos enseignements à l’étude des lettres, d’essayer d’articuler une réponse globale et politique si nous voulons faire front – si nous voulons continuer. L’idée n’est plus de défendre telle méthode contre telle autre, le contextualisme contre le textualisme, l’histoire littéraire contre le formalisme, l’interprétation contre la description – combien de combats épiques et parfois burlesques, qui sont autant de souvenirs d’un temps où la légitimité du champ nous était accordée… –, mais de « sauver » les études de lettres.

5Alors, j’entends bien, des voix s’élèvent – depuis un certain temps déjà outre-Atlantique, comme de ce côté-ci de la vieille Europe – pour trouver une première ligne de justification dans la sauvegarde, la transmission et la mémoire d’un corpus un peu particulier, la littérature. Et ce n’est pas rien : d’autant qu’on ne se contente pas de sauver un patrimoine, mais également l’appropriation qui va avec, d’une part en promouvant qui des lectures actuelles, qui des actualisations interprétatives, qui des pratiques ludiques et interventionnistes ; et d’autre part en défendant avec beaucoup de raffinement les vertus cognitives et politiques de toute expérience textuelle en ce qu’elle permet une meilleure appropriation du monde par les compétences qu’elle favorise – comprendre, décrire, expliquer, relier, reformuler, autrement dit développer l’esprit de (la) critique.

6Mais au bout du compte, et en poussant jusqu’au bout ces logiques, cela nous mène quand même à deux choses assez curieuses : d’une part à cultiver « l’expérience littéraire » dans toutes ses dimensions (affectives, morales, cognitives) pour d’autres choses qu’elle-même (disons pour aller vite : pour vivre…) et d’autre part à cultiver le texte pour des usages qui ne vont pas de soi – poursuivre des logiques de conservation ou de spectacularisation. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause ces buts mais de se demander si cela suffit à sauver les études de lettres que de dire que nous étudions les textes pour améliorer notre expérience du monde et pour rénover l’espace muséal de la littérature.

7Avançons d’un pas : je dirai que politiquement ce sont là des choses importantes, des choses non négligeables, mais que par rapport à ma situation d’enseignant-chercheur en littérature, ce sont peut-être des réponses décalées, sans prise directe sur la légitimité intrinsèque des études de lettres. Je prends une comparaison un peu parlante (pour des littéraires) : c’est comme si l’on justifiait les études des mathématiques en disant qu’elles permettent d’enrichir notre expérience numérique et géométrique du monde, qu’elles renforcent nos capacités d’abstraction et de raisonnement, et que dépoussiérées par des pratiques d’enseignement un peu ludiques et participatives, elles sont formidablement intéressantes à visiter. On peut le dire (on a pu le dire), mais cela ne justifie en rien la nécessité des mathématiques dans l’offre de recherche et d’enseignement supérieur, la légitimité des mathématiques comme discipline. Si les mathématiques mènent à tout à condition d’en sortir (et accessoirement d’avoir pu y entrer), les mathématiques ont une raison d’être impérieuse pour qui ne veut pas en sortir, pour qui veut y rester, s’y installer et y consacrer sa recherche : c’est qu’elles sont un corps de savoir, spécifié, autonomisé, complexifié, évolutif.

8Retournons à nos études de lettres. Les réponses que j’ai répertoriées me semblent « sauver » en quelque sorte les textes en tant que corpus, par des usages actualisés et actualisants. Mais ce qui est à sauver dans les études de lettres, ce ne sont pas seulement les lettres, mais aussi les études. Et parmi toutes les façons d’étudier nos multiples objets dans le champ de nos spécialités, il est, me semble-t-il, une pratique d’enseignement et de recherche absolument fédératrice, une seule et unique, peut-être : l’analyse de texte. Nous faisons tous des analyses de texte, que nous publions, dont nous débattons, que nous reprenons. Nous travaillons tous sans cesse sur nos manières de lire, sur notre façon de nous y prendre. Bref, ce savoir-là – analyser un texte – est bien évidemment loin d’être un corps de règles monolithique et figé, il est élaboré, pluralisé, spécialisé ; mais il est absolument fondamental et cardinal dans notre discipline. L’analyse de texte est située quelque part en amont.

  • 3 Pour reprendre la magnifique formule de Jean-Pierre Richard qui clôt son « ...

9On voit où je veux en venir : ce qui est à défendre, c’est en général l’existence d’un projet de savoir disciplinaire, mais c’est bien plus précisément la pertinence d’un savoir-lire. Ce qui est à revendiquer, c’est la légitimité d’une investigation sur cet objet historique et théorique qu’est le texte – et la légitimité de toutes les autres investigations qui s’ensuivent : sur les contextes et les corpus, sur les généalogies et les méthodes. Le geste décisif est donc d’en arriver à promouvoir haut et fort l’idée d’une lecture experte, savante, l’idée d’un travail sur la textualité qui s’apprenne et se développe, qui soit un champ de recherches tout autant qu’un secteur de l’enseignement. En ce sens, notre discipline a certes à défendre l’actualité de la littérature – c’est souhaitable et nécessaire ; mais elle trouve son identité et sa valeur dans un mythe, au sens le plus noble, à savoir que mieux on lit et plus on lit, qu’il y a un itinéraire et une ascèse dans la compétence lectoriale, et que la relecture, tout comme la littérature, est elle aussi – au bout du chemin – une « aventure d’être3 ».

10Et quelle aventure que celle où nous a entraînés Jean Serroy ! Dans l’envers d’un siècle qui s’était figé dans son canon, à la poursuite des baroques et des burlesques, éditant à tour de bras, Scarron, Tristan, Corneille, les romanciers et les poètes, les maîtres et les minores… : et plus encore, redécouvrant dans les interstices de leurs textes la porosité d’un monde, œuvrant inlassablement à l’exploration des intervalles les plus ténus, des entre-deux les moins tranchés, au rebours de ces partitions instituées qui nous dérobaient plus qu’elles nous livraient la clef d’un siècle dont, pour reprendre un mot de Furetière, « la serrure est mêlée »…

11Aussi bien, plutôt qu’à tel ou tel aspect, arbitrairement isolé, des travaux de Jean Serroy, les auteurs qui ont participé au présent recueil et dont deux nous ont malheureusement quitté, Jean-Pierre Collinet et Jean-Pierre Landry, ont rendu hommage à l’acuité d’un regard – résolument décentré, infiniment nuancé – et à l’intelligence d’une lecture – ondoyante et multiple comme le siècle qu’elle a renouvelé. Et leurs analyses de texte ont alors puisé à toutes les sources qui ont inspiré l’œuvre critique de Jean Serroy : soit qu’elles déplient et approfondissent dans les affabulations et les poétiques libertines le sens des thèmes (P. Dandrey, F. Assaf, D. Bertrand, S. Macé) ; soit qu’elles s’exercent à circonscrire l’enjeu des formes dans un cas ô combien exemplaire, celui du Cid (J.-Y. Vialleton, C. Rizza, D. Dalla Valle, F. Goyet) ; soit qu’elles restituent la généalogie des débats et des valeurs qui concourent à modeler, des textes aux contextes, notre connaissance du libertinage (C. Carlin, P. Ronzeaud, R.G. Hodgson) ; soit qu’elles poursuivent la voie de la lecture renversée en ouvrant le débat sur quelques textes canoniques du second XVIIe siècle (J. Garapon, J.-P. Collinet, J.-P. Landry, B. Roukhomovsky, Ch. Noille) ; soit enfin, qu’elles récapitulent l’image que le XVIIe siècle se donne de lui-même en représentation et que les siècles suivants ne cesseront de retravailler (G. Sabatier, Ph. Berthier, A. Niderst, G. Molinié) – images en mouvement pour un siècle divers.

12Pour autant (comme dit si souvent Jean Serroy), elles ont toutes en commun une chose : leur admiration – notre admiration – pour une œuvre – la sienne - qui a su, plus que toute autre, nous redonner les textes du XVIIe siècle à l’état vif.

Notes

1 J.-P. Richard, « La création de la forme chez Flaubert », dans Littérature et sensation, Seuil, 1954, réédition dans Stendhal Flaubert, Seuil, « Points », 1981, p. 138.

2 Souvenir de G. Genette, « Note conjointe. Ecrire catleia », dans Poétique 37, févr. 1979, p. 126.

3 Pour reprendre la magnifique formule de Jean-Pierre Richard qui clôt son « Avant-Propos » dans Littérature et sensation. Voir op. cit., p. 15 : « Et la littérature est une aventure d’être. »

Pour citer ce document

Christine Noille, «Le plaisir des textes (et nous)», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 08 novembre 2015, mis à jour le : 12/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/182-le-plaisir-des-textes-et-nous.

Quelques mots à propos de :  Christine  Noille

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

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