La Réserve : Livraison du 17 novembre 2015

Déborah Knop

La dissimulation comme vertu : l’Esther de Pierre Matthieu relue à la lumière de Quintilien

Initialement paru dans : Literaturwissenschaftliches Jahrbuch, n° 54, 2013, p. 109-130

Texte intégral

  • 1 Machiavel, Nicolas, Le Prince et autres textes, préf. Paul Veyne, Gallimard...

  • 2 Ibid., p. 108 : « Mais il faut savoir bien colorer cette nature, être grand...

  • 3 Montaigne, Les Essais, par J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin, Pari...

  • 4 Cicéron associe déjà la dissimulation au mensonge, et la stigmatise comme u...

1On tend à penser que l’homme qui dissimule est inique, et que le fait même qu’il dissimule est signe de son iniquité. La doxa fait de la dissimulation un signe de vice : l’homme moralement bon doit en être exempt. Ce type de jugement se vérifie notamment à la lecture du Prince. Au chapitre XVII, Machiavel commence par rappeler que « Chacun entend qu’il est fort louable à un prince de tenir sa parole et de vivre en intégrité, sans ruses ni tromperies1. » Dans la pratique, le Prince est souvent un trompeur, qui en outre doit cacher sa « nature » de trompeur, il doit être « grand simulateur et grand dissimulateur »2. Œuvre anti-machiavélienne, les Essais de Montaigne font le même constat : « l’innocence mesme ne sçauroit à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander sans menterie3. » Chez Montaigne comme chez Machiavel, la notion de dissimulation est non problématique : elle est par principe répréhensible, et synonyme, dit Montaigne, de « mensonge »4.

  • 5 Pierre Ramus et Omer Talon, P. Rami Dialectica, Audomari Talaei praelection...

2A côté de cette dissimulation-vice, on peut pourtant identifier une dissimulation-vertu, ou qui du moins soit licite. En rhétorique et en dialectique, le terme dissimulation désigne en effet un autre objet : la dissimulation fait partie des stratégies cryptiques que préconise Ramus à l’orateur en danger5. Face à un interlocuteur trop hostile, le premier recours est de dissimuler son propositum, c’est-à-dire le but vers lequel tend le discours, le « propos ». Ce dernier est censé être affiché en tête de discours, dans la propositio, juste avant l’annonce du plan ou partitio. Cette dissimulation n’est pas un mensonge, puisque le but du discours finira par être dévoilé, mais plutôt un travail de retardement. Il ne s’agit pas de cacher une chose dont l’orateur voudrait qu’elle reste inconnue, mais à l’inverse, de cacher pour qu’elle éclate au grand jour, de temporiser pour qu’elle ait tout l’effet d’une révélation.

3La dissimulation ainsi entendue est une œuvre de conciliatio, une précaution oratoire, voire une forme de politesse, de soin que l’orateur prend de son auditeur. Comment reconnaître un orateur bien intentionné ? Existe-t-il une spécificité du discours de l’honnête ? Les mêmes questions se posent à propos de l’orateur malveillant, ou bien animé par son seul « intérêt privé », comme dirait Montaigne. Quintilien se pose ces questions et en arrive à l’idée paradoxale que la capacité à dissimuler, au sens rhétorique du terme, est peut-être un bon indicateur de la vertu de l’orateur.

  • 6 Matthieu, Pierre, Théâtre complet, éd. Champion, édition critique Louis Lob...

  • 7 Rivaudeau, Aman, tragédie sainte [1561], éd. Keith Cameron, Paris / Genève,...

4Coexistent donc deux grilles de lecture opposées, l’une selon laquelle la dissimulation est un signe de vice ; l’autre, de vertu. Pour illustrer ce deuxième cas, nous prendrons l’exemple d’une pièce de la fin du XVIe siècle, l’Esther de Pierre Matthieu6. Parmi d’autres œuvres7 inspirées elles aussi du livre éponyme de l’Ancien Testament, celle de Pierre Matthieu accentue le plus ce type de contraste entre Aman et Esther, c’est-à-dire entre un orateur qui ne ménage aucunement son interlocuteur, et une oratrice scrupuleuse, qui prémédite son discours et mobilise tout un art de plaire, et qui n’avoue finalement son propositum qu’au moment où le roi Assuérus est prêt à l’entendre.

5Nous étudierons dans un premier temps les passages que Quintilien consacre à cette vertu de la conciliation et de la dissimulation ; puis l’ensemble de la préparation d’Esther, en amont de son discours de requête ou petitio ; et enfin le discours en lui-même, qui ménage un certain effet de surprise sur son auditeur le roi Assuérus.

Gérer ses propres apparences

6Le livre VI de l’Institution oratoire décrit les interactions entre l’orateur et son auditeur, notamment la question des affects et de l’èthos. Le deuxième chapitre s’intitule « Des différentes sortes de sentiments, & comment on peut les exciter » (De diuisione adfectum et quomodo mouendi sint). Nous reprenons une traduction du début du XVIIIe siècle, celle de l’abbé Gedoyn, qui s’assimile parfois à une glose explicitant le texte latin. A l’intérieur des considérations sur l’èthos, Gedoyn va en particulier critiquer très explicitement « ces Orateurs qui ne sçavent pas dissimuler » (VI, 2, 16).

7Voici le début du passage sur l’èthos :

  • 8 Quintilien, De l’institution de l’orateur traduit par M. l’abbé Gedoyn, éd....

VI, 2, 13. Il me semble donc que ce que l’on entend par mœurs [ethos], & ce qui est le plus conforme à la notion que nous en attendons de ceux qui se meslent de le définir, est en général un caractere de bonté [bonitate], non seulement doux & honneste [non solum mite ac placidum], mais prévenant & humain [sed plerumque blandum et humanum], qui paroisse aimable & charmant à l’Auditeur [et audientibus amabile atque iucundum]. Et la perfection consiste à le si bien marquer [in quo exprimendo summa uirtus ea est], que tout semble suivre de la nature des choses & des personnes [ut fluere omnia ex natura rerum hominumque uideantur] ; en sorte que les mœurs soient peintes au naturel, & se reconnoissent dans le discours de l’Orateur, comme dans un miroir, qui auroit la force de nous les représenter [quo mores dicentis ex oratione perluceant et quodam modo agnoscantur]8.

8L’orateur doit donc s’appliquer à « marquer », « exprimer » sa bonté naturelle, à les rendre visibles. La traduction de Gedoyn souligne l’articulation entre la nature et la technique : la nature profonde doit apparaître extérieurement, ce qui est le fruit d’un travail ou d’un soin particulier. Ceci est une définition de l’èthos.

9De ce point de vue, le pire que puisse faire l’orateur est de se mettre en colère, de laisser ses passions haineuses s’afficher aux yeux du public. Face à un adversaire agressif, l’avocat doit donc rester doux.

  • 9 Cela correspond précisément aux conseils de Zarès à Aman dans la pièce de R...

VI, 2, 16. De-là aussi naist souvent dans l’Orateur un sentiment de sousmission qui est plus fort que tous ceux-là, & plus propre à exciter la haine de l’Auditeur contre ceux qui nous devant du respect s’élevent au dessus de nous [Hinc etiam ille maior ad concitandum odium nasci adfectus solet], en ce que nostre sousmission est un reproche secret de leur violence & de leur emportement [cum hoc ipso quod nos aduersariis summittimus intellegitur tacita inpotentiae exprobratio]. Car en leur cédant nous marquons assez combien ils sont insupportables & fascheux [namque eos grauis et intolerabiles id ipsum demonstrat, quod cedimus]. Et ces Orateurs qui ne sçavent pas dissimuler, qui sont si libres & si emportez dans leurs invectives, entendent mal leur intérest [Et ignorant cupidi maledicendi aut adfectatores libertatis plus inuidiam quam conuicium posse]9. Ils ne songent pas que l’envie a plus de force que les injures. Car l’envie que nous suscitons a nostre Adversaire le fait hair. Mais les injures que nous luy disons, nous rendent odieux nous-mesmes [nam inuidia aduersarios, conuicium nos inuisos facit.].

  • 10 Aristote, Topiques, trad. Brunschwig, Paris, Les Belles Lettres, 2007, VII...

  • 11 Montaigne, op. cit., III, 8, « De l’art de conferer », « Que respondra-il ...

  • 12 Quintilien, trad. Gedoyn, op. cit., p. 381. Quintilien, op. cit. édition d...

10L’idée qu’un orateur qui donne libre cours à sa colère nuit grandement à la cause qu’il défend est un lieu commun en dialectique10, et dans le code de comportement du gentilhomme11. Au paragraphe 18, Quintilien prolonge cette idée : « tout Orateur qui en plaidant paroist un meschant homme, ne peut qu’il ne plaide mal12. »

11Au chapitre XII, 1, « Qu’il n’y a que l’homme de bien qui puisse mériter le nom d’Orateur » (Non posse oratorem esse nisi uirum bonum), Quintilien va encore plus loin en présentant la dissimulation comme l’apanage du bonus uir :

XII, 1, 10. […] je veux qu’une personne soit assez obstinée, pour oser soustenir qu’un meschant homme qui aura autant d’esprit, d’application, & de capacité [eodem ingenio studio doctrina] qu’un homme de bien, ne sera pas moins bon Orateur que luy [nihilo deteriorem futurum oratorem malum uirum quam bonum]. Il faut convaincre cette personne de son aveuglement, & cela est aisé.

12Quintilien explique donc qu’à intelligence égale, un mauvais homme sera moins bon orateur qu’un orateur vertueux :

  • 13 Quintilien, op. cit., édition des Belles Lettres, p. 69. Quintilien, trad....

XII, 1, 11. Car du moins ne peut-elle nier que tout Orateur a pour but que ce qu’il dit aux Juges, leur paroisse vray & honneste [uera et honesta uideantur]. Qui donc en viendra à bout plus aisément, d’un homme de bien ou d’un meschant homme ? certainement l’homme de bien, & mesme il dira plus souvent des choses de cette nature [dicet saepius uera atque honesta].
XII, 1, 12. Que si quelquefois pour satisfaire à de certains devoirs [Sed etiam si quando aliquo ductus officio], comme je montrerai bien tost que cela peut arriver, il entreprend de faire passer pour vray ce qui ne l’est pas [falso haec adfirmare conabitur], c’est une nécessité que mesme alors il trouve plus de créance dans l’esprit des Juges [maiore cum fide necesse est audiatur]. Au lieu qu’un mal-honneste homme [At malis hominibus], comme il compte pour rien l’opinion que l’on a de luy, & qu’il n’a pas mesme l’idée de la vertu, ne prend pas la peine de dissimuler, & se montre tel qu’il est [ex contemptu opinionis et ignorantia recti nonnumquam excidit ipsa simulatio]. De-là vient qu’il propose les choses d’une maniére inconsidérée, & les affirme avec impudence [inde inmodeste proponunt, sine pudore adfirmant]13 ;

13Quintilien en arrive ainsi à cette idée paradoxale, et fertile pour l’analyse littéraire : seuls les hommes vertueux auront ce soin de leur image, cette précaution vis-à-vis de leur auditoire. Seuls ils « pren[nent] la peine de dissimuler ». Même s’il lui arrive de mentir, le bonus uir emportera plus facilement la conviction, d’une part parce qu’il a acquis une réputation favorable (§ 11) ; d’autre part parce qu’il prend soin de l’impression qu’il donne (§ 12). La traduction de Gedoyn articule les deux notions antonymes de simulation et de dissimulation (§ 12). Dans l’Institution oratoire, la simulatio désigne le fait de montrer, d’afficher quelque chose, de faire en sorte qu’elle soit remarquée, en bref, d’attirer l’attention. La dissimulatio est le procédé inverse, qui vise à détourner l’attention d’un élément ; elle est le fait non pas de cacher, mais de ne pas attirer l’attention sur quelque chose (ne pas rendant le dis-). Simulatio et dissimulatio sont les deux facettes d’une même médaille, la gestion des apparences. Le « mal-honneste homme » a la caractéristique de négliger ses propres apparences, de laisser apparaître (simulare) sa mauvaise nature. La dissimulation ainsi entendue signale la vertu, et non pas le vice :

  • 14 Quintilien, op. cit., édition des Belles Lettres, p. 69-70. Quintilien, tr...

XII, 1, 13. d’où s’ensuit dans celles qu’il ne sçauroit prouver, une opiniastreté honteuse, & un acharnement très-inutile [deformis pertinacia et inritus labor]. Car ces sortes de gens dans les causes qu’ils entreprennent, comme dans tous leurs projets, ont des espérances iniques & téméraires [spes improbas]. Or il arrive souvent que lors mesme qu’ils disent vray, on ne les croit pas plus [ut fis etiam uera dicentibus fides desit uideatur] […]14.

14L’opiniâtreté est un signe de vice. Le meilleur moyen d’évaluer la qualité morale d’un homme n’est peut-être pas le fait qu’il mente ou dise la vérité. Le bonus uir peut mentir à l’occasion, et inversement. Quintilien propose de substituer à ce critère habituel la prise en compte du regard de l’autre, l’attention portée par l’orateur à ses propres apparences.

  • 15 Est., chapitres 2 et 3. La nécessité de ce mensonge est même discutée dans...

15Les paradoxes du personnage d’Esther peuvent prendre sens à la lumière de ces remarques. Assurément, Esther ment à son époux et lui cache qu’elle est juive15. Cependant elle est, dans le livre de la Bible qui porte son nom et dans toutes les pièces qui en sont tirées, la vertu faite femme, la salvatrice de tout son peuple, une héroïne prodigieusement habile et courageuse, illuminée par la grâce de Dieu. Sa dissimulation ne saurait donc être vice.

Montrer qu’on cache quelque chose

  • 16 Matt., X, 16 : « Voici donc que je vous envoie comme des brebis au milieu ...

  • 17 Dans la pièce de Rivaudeau, le chambellan Harbone souligne aussi toute la ...

16La ruse mise au service de la bonne cause apparaît comme légitime dans différents livres de la Bible16. Par rapport à tous les personnages rusés ou habiles de l’Ancien Testament, celui d’Esther est particulièrement adroit. De même, chez Pierre Matthieu, il présente peut-être plus d’habileté que chez les autres dramaturges français que nous avons cités17.

17A l’acte I, l’épouse du roi Assuérus, Vasthi, est répudiée pour avoir refusé de se rendre auprès du Roi. A l’acte II apparaît Esther, dont Assuérus tombe amoureux. Mardochée, oncle d’Esther, informe le roi du complot dont il est la cible, et le sauve d’un attentat. Aman est promu bras droit du roi. A l’acte III, Aman est furieux contre Mardochée, qui prépare une mutinerie. Il obtient carte blanche pour l’extermination des Juifs. La femme d’Aman, Zarès, conseille à son époux de monter un échafaud pour pendre Mardochée. L’acte IV raconte comment le piège se referme sur Aman : Assuérus veut grandement récompenser Mardochée, au désespoir d’Aman. Esther finit par prononcer sa requête, et obtient la tête d’Aman. L’acte V représente l’alliance des forces militaires perse et juive.

  • 18 Est., 4, 9. Racine exploite toute la puissance dramaturgique de cette inte...

18La difficulté pour Esther est tout d’abord d’oser entrer « dans le palais du Roy ». Le Livre d’Esther18 insiste sur le danger auquel elle s’expose : est condamné à mort quiconque pénètre dans le vestibule intérieur sans avoir été convoqué.

19La stratégie d’Esther tient en deux temps : elle consiste tout d’abord à montrer qu’elle cache quelque chose, et dans un second temps, à l’acte suivant, à le dévoiler. En termes rhétoriques, elle affiche le fait qu’elle a quelque chose à dire, bien qu’elle soit fermement décidée pour le moment à le taire. Connaissant l’histoire, le spectateur sait bien entendu ce qu’elle cache, à savoir une accusation, et l’identité de celui dont elle obtiendra la mort. La tension dramaturgique n’est pas due à l’impatience de découvrir ce qu’elle cache, mais à l’attente de voir comment Esther finira par obtenir gain de cause.

  • 19 Rivaudeau insiste également sur la préparation d’Esther :

  • 20 Matthieu, op. cit., III, 2, v. 3077-3104.

  • 21 Ibid., v. 3105-3160.

20Son premier artifice est le soin porté à la préparation de cette entrevue. A l’acte III, scène 2, Esther se prépare mentalement19. D’abord, dans un long monologue, elle se livre à une lamentation20 ; deuxièmement, elle adresse une longue prière à Dieu en quatrains21 ; troisièmement, elle justifie l’attention particulière portée à sa parure (v. 3161-3166) :

Il me plait maintenant entrer d’un libre pas
Dans le Palais du Roy : peut estre il n’aura pas
Le cœur tant enfiellé qu’escoutant ma priere,
Il ne vueille d’Isac desfricher la carriere,
Pour le sauver d’Exil, et révocquer l’edit
Qui traffique de nous le vendange à credit :

21Les deux premiers volets de ce long monologue, que nous n’avons pas cités, ont été efficaces : Esther est passée de la crainte à l’assurance, voire à la hardiesse, ou en latin du timor à la confidentia.

22La deuxième manifestation de sa ruse est la préparation physique. Le Livre d’Esther détaille les atours de la jeune femme. Pierre Matthieu fait le choix de placer dans la bouche d’Esther elle-même la description de sa propre beauté, de sa propre parure :

  • 22 Synérèse ; idem au vers 3182.

  • 23 Ce terme indique qu’elle s’apprête à formuler une requête (« implorer, pri...

J’osteray ces habits adueillez de tristesse,
D’un front menteur cachant l’intestine detresse,
Qui bourrelle mon ame, et des beaux diamans
L’excellence croistra sur mes habillemens, 3170
Je mettray sur mon front la coronne emperlée
Qui decore mon chef, ma perrucque annelée :
Non, non, ce n’est l’orgueil qui faict accroistre l’art
Au naturel d’Esther par le musque et le fart,
Ce n’est pour engluer en un cœur impudicque 3175
Le passant, qui verra ma pompe magnificque ;
C’est donc bien s’abuser, toute industrie donner
Pour honnorer le corps qui est22 contraint retourner
A la terre son tige, et que l’ame aetheree
Ne soit que de l’estat de sa prison paree. 3180
Celuy n’est-il pas fol qui nettoye son bonnet,
Et neglige son chef, qui est tigneux et mal net ?
Il ne faut par le prix d’une robe apparante
Diapree de jouïaux, s’offrir à une vante :
Car ce sont des pechez les plus fermes appuis 3185
Se faire paonner par la rue d’huis en huis
Quand la femme se plait à tant de bonnetades,
Quand elle enfle son œil à ces rattepenades,
Quand elle aime le pris des perles et rubis,
Et que son dot ne vaut le quart de ces habis : 3190
Il luy doit souvenir que la belle parure
Provient de la vertu, et non de la dorure :
L’immortelle vertu est celle seulement
Qui monstre les portraits d’un divin ornement,
Sans elle les presens de l’Indien Pactole 3195
Ne sont rien, ni l’honneur de la rive Espagnole :
C’est elle qui me fait en ce pompeux arroy
Pour l’amour de Jacob aller devant le Roy,
Pour exorer23 de luy que son pouvoir n’endure
Qu’Aman fasse vomir l’amer de son injure. 3200

  • 24 Mais Rivaudeau charge un autre personnage, Arathée, de la description et d...

  • 25 Rivaudeau, op. cit., v. 739-750. A ce sujet, voir Miotti, op. cit., p. 158...

23Les pièces de Montchrestien, de Du Ryer et de Racine présentent une Esther beaucoup plus sobre, pour promouvoir peut-être des valeurs plus spirituelles, et valoriser le pouvoir de la grâce divine. Rivaudeau est le seul des quatre autres auteurs à insister sur cette splendeur24. Tout comme le recours au mensonge, cette parure est problématique moralement, et fait l’objet chez Rivaudeau25 comme chez Matthieu d’une véritable justification (v. 3173 sq.). Cette argumentation rejoint l’idée présente chez Aristote et Ramus, mais aussi dans la Bible, qu’en cas de péril, le recours à la ruse est légitime. La fin de la tirade présente déjà une opposition entre une oratrice de haute vertu qui ment, et un homme mauvais et cruel (« l’amer de son injure »), lequel paradoxalement est exempt de mensonge.

  • 26 Est., 4, 1-3 : le sac et la cendre, expression hyperbolique du deuil, sont...

24« Excellence », « diamants », « coronne », « ma pompe magnifique », « ce pompeux arroy » : plus que le champ lexical de l’ornement du corps féminin, se déploie ici le vocabulaire des attributs royaux. Esther enlève ses vêtements de deuil (v. 3167) pour respecter une loi26 : c’est aussi une forme de bienséance que de ne pas exposer son désarroi, de le dissimuler (« D’un front menteur cachant l’intestine detresse », v. 3168). En éblouissant le roi par sa beauté, elle lui rappelle aussi son statut de reine (« monstre », v. 3194). Elle met en avant la partie supérieure du corps (v. 3171-3172, « front », « coronne », chef » ; puis v. 3181-3182, « bonnet », « chef »). Elle rappelle à juste titre qu’il ne s’agit pas de démesure (« Non non ce n’est orgueil » v. 3173), mais au contraire de decorum. Ces joyaux sont ce qui convient le mieux à sa dignité, et même l’affichent.

Esther justifie le recours à l’ars de trois manières : ces ornements dévoilent, simulent (au sens de simulatio) a) sa valeur sociale, b) sa valeur morale, et enfin c) son dévouement religieux. Par ces pierreries, elle donne à voir une réalité profonde (« Qui monstre les portraits d’un divin ornement »). Par opposition à la séduction vulgaire (« d’huis en huis »), à la différence des femmes qui font de la séduction un but en soi, Esther met tous ces artifices au service d’un noble dessein.

25Elle articule ainsi les notions d’« art » ou « industrie » et de « nature » (v. 3173-3180) dans une forme de continuité (« accroistre » v. 3170 et 3173). Comme chez Racine, elle est essentiellement belle, entre toutes les jeunes filles du royaume. Or il se trouve, bien qu’Assuérus ne l’ait pas choisie pour cela, qu’elle est aussi d’un sang éminemment noble. Sa beauté, dans une logique de révélation religieuse, est une image de sa nature royale, de sa pureté morale et de la grâce divine.

  • 27 A propos de la fonction moralistico-didattica de la beauté d’Esther chez P...

26Tout ceci n’est pas sans rapport avec la dissimulation : Esther est le symbole de l’artifice nécessaire. Cette justification de l’ornement corporel est aussi une légitimation par avance de l’ornement rhétorique. Esther tiendra à Assuérus un discours tout aussi étudié que sa tenue vestimentaire. Cette « industrie » oratoire sert elle aussi à dévoiler une réalité profonde. C’est même le seul moyen de lever le voile sur une réalité à laquelle l’auditeur serait a priori hostile. Sur le plan de la rhétorique aussi, la pulchritudo est du côté de la vertu quand elle est mise au service de la vérité27. Dans le cas où l’ornement du discours est une fin en soi, il est un simple vice, « orgueil », « abus » (c’est-à-dire « tromperie », v. 3177). La beauté corporelle préfigure la beauté oratoire qu’Esther s’apprête à déployer.

27Mais l’art de plaire ne se limite pas aux « diamans » et aux vêtements. Esther prolonge son opération de séduction par un bienfait : une invitation à un banquet. Au moment de la confrontation tant attendue entre Esther et Assuérus, le roi prend la parole le premier. Contrairement à Aman, qui formule sa petitio à l’acte II, scène 2, Esther laisse au roi l’initiative du dialogue, ce qui manifeste une certaine prudentia. Assuérus se livre à un éloge de sa beauté dans une tirade d’une quarantaine de vers, dont nous citons les derniers, qui se détournent enfin de l’éloge pour amorcer un questionnement.

ASSUERUS
Mais si tu me fais veoir ton esclairant brandon
Pour recevoir de moy un favorable don,
Et que ne le dis-tu ? je crois que tu ignore 3235
Combien ton humble accueil je cheris et honnore,
Tout ce que tu voudras au droit de la moitié
Qui conjoinct noz esprits d’esgale sympathié
Je le te donneray, voire le plus grand pris
De ce qu’en mon Royaume on peut rendre compris : 3240
Je feray visiter les secrets de l’Aurore
Pour trouver ton desir, et la riviere More.

  • 28 Est., éd. F. Michaéli, voir p. 1545, note 3 : « Le roi comprend que la rei...

28Esther réussit sa première manœuvre oratoire. Sans dire mot, elle fait comprendre au roi qu’elle a quelque chose à lui révéler. Il a deviné effectivement qu’elle « désir[e] » quelque chose, un « favorable don », autrement dit un « bienfait », dans un vocabulaire aristotélicien28. Réduit à des conjectures, il promet d’avance de lui accorder ce qu’elle demandera – topos du roi galant, qui montre ainsi l’étendue de son amour.

29Esther répond en des termes évasifs :

ESTHER
Je prie ta majesté d’ores vouloir tremper
En liesse son cœur, et de venir souper
Accompagné d’Aman en ma marbrine salle : 3245
Là demain je diray ma volonté loyalle,
Je diray que le ciel aura de moy soucy
Si ton front je reçois et ta grandeur aussi.

30Cette réponse, qui a l’air d’une invitation toute simple, est pleine de dissimulation. Le fait que ce soit une réponse est un premier élément, car les rôles pragmatiques sont inversés : au lieu de poser une question pour formuler sa requête, Esther est en posture de répondre. A un bienfait demandé se substitue un bienfait prodigué, un festin dans ses appartements.

31S’établit progressivement une tension entre l’intrusion d’Esther et son silence, entre cette même intrusion et sa propre invitation, entre la volubilité d’Assuérus et la réticence d’Esther. Les effets de retardement s’expriment, sur le plan de la versification, par un rejet (v. 3243-3244). En effet, la présence du verbe « tremper » en fin de vers pouvait laisser attendre un motif de cruauté et une exigence de mise à mort (tremper son épée dans le sang d’Aman), puisque le public est informé de la requête que Mardochée, par l’entremise d’Esther, vient présenter au roi.

  • 29 Dans la Bible, la réponse d’Esther est tout aussi théâtrale puisqu’elle re...

  • 30 Agricola, Rudolf, De inventione dialectica, Tübingen, Max Niemeyer, 1992, ...

32A nouveau les attentes sont déjouées : plutôt que d’exiger sur le champ la tête d’Aman, Esther formule une invitation29. Ce geste ressortit au delectare : les festins font partie des thèmes qui procurent le plaisir des sens, dans la liste que propose Agricola30. L’invitation a pour effet de contraindre son auditeur à l’attente : elle repousse le dévoilement de son propositum. Le changement de rythme est très net, entre le monologue préparatoire d’Esther et la tirade d’Assuérus d’une part, qui consacrent environ une quarantaine de vers à chaque idée développée, et la réponse d’Esther d’autre part, en six vers, auxquels elle n’ajoute rien avant de quitter la scène. La première partie de la scène habitue le spectateur à un rythme lent ; l’accélération finale de la réponse d’Esther est une des clés de la surprise du double auditeur, c’est-à-dire du roi et du spectateur.

33Esther est une habile oratrice, qui pourrait être un modèle de l’éthos tel que Quintilien le définit au chapitre VI, 2. Elle manifeste sa bonitas de quatre manières. Elle se rend « aimable & charmant[e] à l’Auditeur » tout d’abord par sa beauté. Deuxièmement, par le geste de l’invitation, elle se montre « prévenant[e] et humain[e] ». Troisièmement, elle présente le banquet du lendemain sous les traits du plaisir : « tremper / En liesse ton cœur » (v. 3243-3244). Quatrièmement, elle prend le soin d’afficher sa propre probité : « ma volonté loyalle » (v. 3246).

34De toutes les transpositions théâtrales, celle de Pierre Matthieu est celle qui force le plus le contraste entre l’habileté d’Esther et l’absence de conciliatio d’Aman. Cette pièce peut être lue comme une leçon de rhétorique, comme une bonne correction qu’inflige Esther à Aman l’outrecuidant. Celui-ci formule sa propre requête deux scènes plus haut, à l’acte III, scène 2. Il demande que soit décrétée l’extermination des Juifs :

AMAN
O Monarque entourné du plus superbe rang
Que la principauté produise de son sang,
Le peuple me cherit, et de bon cœur embrasse
L’ordonnance marquee aux pourtraicts de ma face :
Mais un tas de bouviers, et de ruraux coquins 2705
Pourtans le sac, l’houlette, et les bleus brodequins
Crouassent contre moy, contre moy ils murmurent,
Et de tes justes loix les fardeaux ils n’endurent […].

  • 31 Montchrestien, op. cit., p. 247 : « Tu n’ignores, mon Prince, avec combien...

  • 32 Et ce, dès le début de la pièce : Racine, op. cit., v. 84 : « La moitié de...

35A l’image de celui qui la prononce, cette petitio est pleine d’hybris. Pierre Matthieu a la finesse de placer dans la bouche d’Aman une captatio benevolentiae peu soignée. Aman n’a que peu d’égards pour le roi (v. 2701-2702). Deux vers pour dépeindre Assuérus, deux aussi pour Aman lui-même. Le passage de l’un à l’autre est abrupt. La syntaxe choisie par Pierre Matthieu témoigne d’une certaine maladresse de l’orateur : le début du troisième vers de son allocution (« Le peuple […] ») laisse présager qu’Aman va prolonger son éloge et flatter le Roi en exprimant l’amour de son « peuple ». Il n’en est rien. Aman se substitue symboliquement à la personne du Roi (« me cherit ») : il procède à son propre éloge au lieu de se présenter en uir supplex. L’amplification, qui aurait été de mise dans un tel contexte, est par définition une dilatation verbale. Montrer toute la grandeur du roi aurait impliqué une copia qui soit à l’image de cette supériorité. Dans la pièce de Montchrestien par exemple, le personnage d’Aman est plus conciliant : sa requête commence du moins par une captatio benevolentiae en forme31. Chez Racine également, Aman est plus avenant envers Assuérus32.

36A partir du vers 2707 commence le réquisitoire contre les Juifs. Le rythme oratoire est rapide. La structure déséquilibrée de l’exorde reflète la colère d’Aman, et non pas sa probité ni son habileté. Le portrait des Juifs manifeste tout ce qu’Aman a de mauvais en lui. Son discours est direct, notamment l’exorde qui dévoile très rapidement son propositum. Les remarques de Quintilien trouvent toute leur pertinence à la lecture de cette scène : « un mal-honneste homme, comme il compte pour rien l’opinion que l’on a de luy, & qu’il n’a pas mesme l’idée de la vertu, ne prend pas la peine de dissimuler, & se montre tel qu’il est. De-là vient qu’il propose les choses d’une maniére inconsidérée, & les affirme avec impudence » (XII, 1, 12). Nous ne citons pas la suite de l’affrontement entre Assuérus et Aman, mais finalement, le roi cède.

37Racine fait de Zarès, l’épouse d’Aman, un conseiller avisé, qui lui reproche précisément de ne pas savoir pratiquer la dissimulation :

  • 33 Ibid., v. 831-840.

Dissimulez, Seigneur, cet aveugle courroux,
Eclaircissez ce front où la tristesse est peinte. […]
Quiconque ne sait pas dévorer un affront,
Ni de fausses couleurs se déguiser le front,
Loin des aspects des rois qu’il s’écarte, qu’il fuie33.

38Cette capacité à dissimuler, qui fait défaut à Aman, est une des qualités d’Esther. Avant même la petitio de la reine, il apparaît que le soin que chaque personnage consacre à son discours exemplifie l’opposition de Quintilien entre le uir bonus et le uir malus.

Dénoncer, mais en « liesse »

  • 34 Dans le Livre d’Esther, le personnage éponyme convie le roi, après être re...

  • 35 La pièce de Du Ryer n’évoque pas le banquet. En revanche, la pièce de Riva...

39Les transpositions théâtrales que nous avons à notre disposition ne présentent qu’une seule scène de banquet, alors que le récit biblique en relate deux34. Les diverses pièces accordent plus ou moins d’importance à cette cérémonie35. Le banquet (IV, 3) est la scène centrale de l’œuvre de Pierre Matthieu. Le moment est venu de faire tomber les masques. Un événement précis pousse Esther à dévoiler le traître : Aman a fait ériger une potence pour y exécuter Mardochée, menace qui s’ajoute à celle du décret d’extermination dans toutes les provinces. La dénonciation du coupable doit avoir lieu, mais Pierre Matthieu choisit d’en faire un processus lent et progressif.

40Assuérus est de nouveau le premier à parler. Dans une longue tirade que nous ne citons pas, il fait à nouveau l’éloge de la beauté d’Esther, dont voici la réponse. Nous numérotons, dans cette scène centrale, les six répliques d’Esther, pour plus de clarté :

ESTHER [1]
Ton œil peut de mon cœur transpercer la verriere,
Et veoir si l’amitié est loyale et entiere 4070
Qui me conjoint à toy, comme le pampre vert
De la vigne se joint à l’ormeau descouvert :
Plustost de plomb seront les naves marinieres,
Et le liege boira les plus grandes rivieres,
Plustost l’hiver rendra de Ceres les moissons, 4075
Plustost par l’air iront voleter les poissons
Que mon amour se change, et que tousjours mon ame
Ne s’embraze au vouloir de ta Royale flamme.

41Esther souligne à nouveau sa propre vertu, dans une formule (v. 4069) qui peut faire penser au fameux vers d’Hippolyte : « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. » (Racine, Phèdre, IV, 2, v. 1112). Elle s’attire les faveurs d’Assuérus sur le mode de l’amicitia et de l’amor (« amitié », v. 4070 ; « amour », v. 4077). Esther n’a rien dit de significatif, si ce n’est qu’elle scelle et rappelle son alliance avec le Roi. Elle recourt tout d’abord à une similitude (v. 4071-4072) puis développe une série d’adunata (v. 4073-4078). La captatio occupe un certain nombre de vers et s’épanouit dans un style poétique et élevé, contrairement à celle d’Aman à l’acte III, scène 2.

42Assuérus répond encore sur le mode laudatif :

ASSUERE
Ainsi qu’en eslevant Thetis son front de l’eau
Fut aisé recevoir le lumineux flambeau, 4080
Jupin avec Pelee : autant je crois ma face
Agree aux beaux œillets de ta courtoise grace :
Mais quoy ? que pense tu ? voicy le second jour
Qu’entre tes doux appas continue mon sejour
Que je ne pense a rien qu’à ta beauté complaire 4085
Que je suis à ton œil comme un serf et forçaire
Et toy entretenant quelque privee douleur
Tu ne monstre à mes yeux ta vermeille couleur.

43La stratégie rhétorique du retardement s’avère efficace, à considérer l’impatience d’Assuérus, qui interroge Esther pour la deuxième fois. Amoureux et par là perspicace (autre topos), Assuérus a perçu, en filigrane des atours d’Esther, « quelque privee douleur », par contraste avec la joie « vermeille » qui la caractérise habituellement. Esther continue à mettre en évidence le fait qu’elle cache quelque chose. Elle conjugue les deux procédés inverses, la simulatio et la dissimulatio : par sa mine triste, elle attire l’attention sur son désarroi, tout en faisant comme si elle ne voulait pas qu’il soit remarqué. Elle est véritablement entrée dans le rôle du supplex, contrairement à Aman. Victoire avant l’heure : Esther obtient un nouveau serment du Roi (v. 4085-4086).

  • 36 Premier sens du dictionnaire Cotgrave (A Dictionarie of the French and Eng...

44Assuérus insiste sur le temps qu’il a passé à attendre une réponse (« Voicy le second jour »). Sejour signifie la durée de l’attente, « a lingering, stay, leisure, delay »36. Assuérus explique par là qu’il est bien conscient qu’on use sur lui d’une stratégie de retardement.

45Esther avoue enfin la « douleur » qu’elle cache ingénieusement, tout en la laissant perceptible :

ESTHER [2]
Mon front ne peut flatter le brazier qui m’enflamme
Je ne peux desguiser la plainte qui m’affame : 4090
Je voudrois que desja la lampe qui nous luit
Eusse teint son rayon des couleurs de la nuit,
Et que le pole Austral eut tapissé en cendre
Les Ethiopiens, et qu’on visse descendre
L’arctique sur les serfz de Boree brise-tour, 4095
Que la voute des cieux eusse perdu le jour,
Que lon ne visse plus la celeste cortine,
Que tout tout ce grand tout fut reduit en ruine :
Aussi bien je n’y vis qu’en langueur et ennuit,
La vie ne me sert plus que d’une longue nuit. 4100

  • 37 La méthode de prudence « quelquefois abondera de ce qui luy est adjousté d...

46On remarque un procédé de retardement à l’échelle de la tirade, mais aussi à l’échelle du vers (répétition du mot à l’intérieur du vers, v. 4098). Ceci se traduit par les périphrases et les métaphores cosmiques (« nuit » etc.), et par la redondance, qui compte parmi les procédés cryptiques identifiés par Ramus et Omer Talon notamment37. Esther n’a exprimé qu’une seule chose en douze vers, sa souffrance, par la métaphore nocturne.

47Assuérus lui demande pour la troisième fois quel est son propositum ou propos :

ASSUERE
Pourtant ne dissimule où ce mal t’esguillonne
Et pourquoy en secret ta volonté bouillonne :
Entre les mets frians tu me promis au soir
De m’ouvrir ton vouloir avant que de m’asseoir.

  • 38 On trouve le même type de vocabulaire chez Racine : « Oui, vos moindres di...

48Il désigne cette fois par des mots précis (« dissimule », « secret »38) la dissimulatio et le delectare (« friands »), et montre qu’il n’est pas entièrement dupe. Assuérus représente sur scène l’impatience et l’intelligence du public.

49Esther commence enfin à dévoiler son propos :

ESTHER [3]
Sire, je ne veux pas que ta grandeur honore 4105
Ma priere des presens de l’Indienne Aurore :
Non, je ne cerche pas que ta haute grandeur
Vueille plus decorer de ma vie la splendeur,
Je te prie seulement avoir la souvenance
Et de toy, et de moy, et de nostre semence : 4110
Je suplie seulement la pitie de ton œil
Ne la vouloir jetter dès le bers au cercueil ;
Les biens de la fortune et sa faveur seconde
Ne me retirent pas de m’esvoler du monde.
Ce n’est que le souci de mon peuple estranger, 4115
Et l’amour de toy-mesme approchant le danger
Conspire contre nous : helas ! on delibere
Avant que le soleil revoye la mer Ibere
Des cours de nostre vie avancer le desir :
Mais je te prie, seigneur, m’en donner le loisir, 4120
Ton bras nous soit rempart et ton pouvoir rondelle
Couvre mon peuple et moy, et nous tient en tutelle,
Que s’il ne te plaisoit t’armer pour nostre bien
Nous irons reclamer le bras Olimpien.

  • 39 Matthieu, op. cit., II, 1, v. 1307 (Assuérus à Esther) : « O lumiere du mo...

50Cette tirade comporte deux étapes : dans un nouvel effet de redundantia jusqu’au vers 4114, Esther n’évoque que son inquiétude, sans en révéler les motifs, et insiste encore sur sa posture de mulier supplex (v. 4106, 4109, 4111 et 4120). Contrairement à la pièce de Racine, chez Pierre Matthieu, Assuérus sait déjà qu’Esther est juive39. Esther se doit d’être adroite, non pas parce qu’elle a sciemment trompé Assuérus en dissimulant son origine, mais parce qu’elle s’attaque au bras droit du roi, geste de nature à affaiblir le pouvoir royal. Ceci explique la présence de l’indéfini « on », servant à repousser dans le temps la dénonciation proprement dite.

51La réticence d’Esther oblige Assuérus à poser une nouvelle question :

ASSUERE
D’où vient ceste nouvelle, et d’où provient ce trouble 4125
Qui de mes maux passés le souvenir redouble ?

ESTHER [4]
Ah ! qu’il eust mieux vallu qu’en mon toict paternel
J’eusse continué le los de l’eternel.
Ah, qu’il eust mieux vallu qu’un desir perdurable
Eust de Judee tenir la terre desirable, 4130
Que maintenant livree entre les hurlemens
Des ennemis de Dieu, succomber aux tourmens !
Que me servent d’avoir les faintes bonetades
Des Princes de la court, ny tant de serenades
Quand le soleil s’eclipse au milieu de son cour, 4135
Et que pour nostre mal il ombrage le jour ?

52Esther poursuit sa plainte et prolonge la métaphore de la nuit, comme si elle n’entendait pas les questions que lui pose Assuérus. Ce dernier lui demande donc une nouvelle fois quelle est la menace en question :

ASSUERE
Qui est donc celuy-là qui tel ennuit nous donne,
Qui trouble le repos de ma couble coronne ?

ESTHER [5]
Conjurer contre un Roy, contre moy, contre Isac,
Le chasser, le bannir avecques le bisac : 4140
Ah Dieu ! si tu permets regner telle injustice,
On verra triompher de la vertu le vice.

53La dénonciation d’Aman est une dernière fois retardée. Le questionnement d’Assuérus porte désormais précisément sur l’identité du criminel. Les infinitifs (« conjurer », « chasser », « bannir ») sont, après le pronom indéfini, un autre moyen de dénoncer des agissements anonymes. Esther suscite efficacement l’indignation du roi :

ASSUERE
Quiconques soit celuy le ciel s’en vengera,
Et mon bras Justicier son crime punira,
Que si je ne monstrois de ce faict l’infamie, 4145
Ma vie se monstreroit de Justice ennemie,
Mon sceptre le soustien, le Pilier de vertu
Payera le meschant : que ne l’accuse-tu ?

54L’effet de retardement s’avère efficace : Esther obtient du Roi la condamnation de son persécuteur, avant même que son identité ait été déclinée. Assuérus est coutumier, dans la pièce de Matthieu notamment, de ce type de sentences prononcées à l’aveugle. Il condamne avant de savoir le nom du coupable, tout comme il avait accordé une grâce avant de savoir ce qui était demandé.

55Forte de cette garantie, Esther se décide à désigner le coupable :

  • 40 Du latin machinari, « tramer, ourdir », verbe qui possède déjà le sème de ...

ESTHER [6]
C’est cestui-cy, seigneur, c’est Aman, qui machine40,
Du regne Persien la commune ruine. 4150

  • 41 Ramus, Pierre, Dialectique, Paris, André Wéchel, 1555, p. 129 : « se haste...

56La désignation de l’accusé est ostentatoire, par l’accumulation de démonstratifs, ces déictiques mettant Aman « à l’index », le pointant du doigt. Par contraste avec la dissimulatio qui a longtemps duré, la vérité éclate au grand jour en une réplique de deux vers : la révélation doit être subite et suffisamment forte pour marquer les esprits. Le changement de rythme est net : les six répliques d’Esther occupent respectivement 10, 12, 20, 10, 4 et 2 vers. La révélation se fait donc en plusieurs étapes. La première réplique rappelle l’amicitia qui la lie au roi. La deuxième exprime son désarroi sans l’expliquer. La troisième et la quatrième révèlent que les siens sont en péril. Une cinquième énonce les chefs d’accusation. C’est seulement lors d’une sixième réplique qu’elle révèle le nom de l’accusé. Les informations sont égrenées de manière à ce que chacune ait un effet propre. L’auditeur s’habitue à un rythme lent jusqu’à la vive accélération du revirement final, caractéristique de la cryptique41.

57Nous pourrions transposer ici, mais sur le plan rhétorique, les remarques de l’article du Dictionnaire des mythes féminins à propos d’Esther :

  • 42 Dictionnaire des mythes féminins, dir. Pierre Brunel, Monaco, éd. du Roche...

Le texte grec [du mythe d’Esther] accentue les traits qui font d’Esther une héroïne féminine : sa beauté est davantage soulignée, sa façon de se parer longuement décrite. […] sa fragilité est davantage soulignée […]. Sa foi, son courage, mais aussi sa beauté et son intelligence – il n’est que de voir sa façon de procéder auprès de son époux42.

  • 43 Ramus, op. cit., p. 129 : « es dialogues [de Platon] Socrate use souvent d...

58« Sa façon de procéder auprès de son époux » est en effet très habile. A la fin de la scène, Assuérus exprime sa colère (v. 4151-4154). La supplication d’Aman (v. 4155-4162) est vaine. La dramaturgie de Matthieu montre un Aman parfaitement pris au piège : il n’aura fait qu’attendre, paralysé par la stratégie d’Esther, comme les Sophistes sont paralysés par celle de Socrate la torpille43. Aman est condamné ; mais il semble que du moment qu’Esther a formulé l’invitation, Aman est déjà pris dans une machine infernale. Il devient difficile de la dénoncer une fois qu’elle-même a annoncé qu’elle s’apprête à parler (III, 4). Il est plus difficile encore de la dénoncer au banquet qui a lieu chez elle (IV, 3).

59Dans une seconde tirade, Aman se prend à insulter la reine et à l’accuser de « félon[i]e » (v. 4165-4177). Conformément à la description de Quintilien, le méchant se trahit alors par son « opiniastreté » ou pertinacia. Aman devant Assuérus laisse éclater sa haine, sans retenue dans cette IV, 3 et déjà dans la scène III, 2. Il se lance dans le discours sans se demander comment plaire, avec témérité, avec « une opiniastreté honteuse, & un acharnement très-inutile » (Quintilien, XII, 1, 13).

60A l’inverse, Esther adopte une attitude de soumission face à Aman : « en l[ui] cédant nous marquons assez combien [il est] insupportable[…] & fascheux » (Quintilien, VI, 2, 16). Elle parvient ainsi à « exciter la haine de l’Auditeur contre ceux qui nous devant du respect s’élèvent au dessus de nous », c’est-à-dire contre Aman « s’élevant au dessus » du roi. Cette soumission lors de la scène d’invitation et la scène de banquet devient effectivement « un reproche secret de l[a] violence & de l[’] emportement » d’Aman. La scène de banquet telle qu’elle se déroule chez Pierre Matthieu est une belle illustration du conseil que donne ici Quintilien à son apprenti orateur au paragraphe 16 : c’est bien par sa retenue qu’Esther suscite la « haine » envers Aman.

  • 44 Racine conserve nettement la thématique et le processus de la révélation, ...

61En l’occurrence, ce qui permet de distinguer l’orateur honnête de l’orateur malhonnête n’est finalement pas de dire la vérité ou non : la vraie vertu se reconnaît jusque dans la forme du discours. Le simple soin que l’orateur prend de son auditoire suffit à indiquer son èthos. Dans les catégories de Quintilien, Esther est donc un bonus uir, et Aman est un malus uir, c’est-à-dire un mauvais orateur parce qu’un « meschant homme ». Esther est un symbole à elle seule de l’éclat surprenant que doit avoir la vérité, cette vérité à laquelle l’auditeur est présumé hostile44.

  • 45 En ce sens, Esther fait penser à d’autres grandes figures de séductrice : ...

62Paradoxalement, l’accusation est mise en scène sur le mode de la « liesse » (v. 3244), au milieu des réjouissances d’un banquet. L’attitude ou èthos d’Esther est celle d’une reine, d’une vraie domina, qui en tant que telle impressionne Assuérus. Elle est une maîtresse femme qui parle à son cœur de roi, conciliante en un sens, mais pas couarde – confidens autant que prudens. Elle est une domina, maîtresse de son éloquence, donc prudens. Maîtresse aussi du cœur d’Assuérus ; elle se montre comme il veut la voir45. Maîtresse enfin de ses propres apparences, puisqu’elle finit par maîtriser son adversaire Aman.

63La logique est la même sur les plans dramaturgique, rhétorique et religieux : les apparences sont révélatrices. Elles peuvent même servir de dévoilement à la vérité cachée. Le beau discours révèle parfois une véritable bonté. La parure révèle une nature royale et loyale. L’habileté oratoire est une autre manifestation de la grâce de Dieu. Quintilien arrive à cette conclusion contre-intuitive, mais éclairante en certains cas : le travail des apparences est, en soi, une manifestation de la nature morale profonde de l’orateur.

64Appliquée à certaines situations, la grille de lecture usuelle et quelque peu simpliste, qui fait du dissimulateur un mauvais personnage, s’avère ainsi sans pertinence. Il arrive que celui qui ment ou qui dissimule son propositum soit le personnage le plus honnête. Rien ne permet à coup sûr de percer à jour la nature morale de l’orateur, mais la lecture de Quintilien permet de comprendre que la dissimulation n’exclut pas toujours l’honnêteté. Toutefois cette vérité, ou plus exactement ce constat, – l’homme bon est parfois celui dont le discours est le plus travaillé, dont la stratégie est la plus sophistiquée –, est difficile à dire, au risque de passer pour un trompeur soi-même. C’est par exemple toute l’entreprise des Essais que de crier haro sur la dissimulation. Montaigne n’en est pas moins coutumier de la dissimulation du propos ; il sait fort bien cacher le point d’aboutissement de ses chapitres ; il mobilise de nombreux artifices pour séduire son lecteur, et parvient habilement à donner les couleurs les plus séduisantes à la vertu. A notre sens, les Essais montrent en acte ce que peut être une dissimulation vertueuse, et ce, à la même époque que l’Esther de Matthieu. Le contexte général est sans aucun doute une réflexion sur la raison d’Etat, Esther agissant au nom de l’intérêt collectif du peuple juif : la question de savoir quand une ruse est licite ou non est, dans ce type de contexte, d’une importance considérable. De façon plus précise, Montaigne comme Matthieu nous paraissent partager un même questionnement sur ce qu’est la vertu, et son lien problématique avec la dissimulation.

Notes

1 Machiavel, Nicolas, Le Prince et autres textes, préf. Paul Veyne, Gallimard, Folio classique, p. 107.

2 Ibid., p. 108 : « Mais il faut savoir bien colorer cette nature, être grand simulateur et grand dissimulateur ; et les hommes sont si simples et obéissent si bien aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper. » Et p. 109 : « Le prince doit donc soigneusement prendre garde que jamais ne lui sorte de la bouche propos qui ne soit plein des cinq qualités que j’ai dessus nommées. Il doit sembler, à qui l’entend et voit, toute miséricorde, toute fidélité, toute intégrité, toute religion. »

3 Montaigne, Les Essais, par J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2007, III, 1, « De l’utile et de l’honneste », p. 835.

4 Cicéron associe déjà la dissimulation au mensonge, et la stigmatise comme un vice dans le De officiis, III, 15.

5 Pierre Ramus et Omer Talon, P. Rami Dialectica, Audomari Talaei praelectionibus illustrata, Bâle, Eusebius Episcopius et héritiers de son frère Nikolaus, 1572, p. 623, « ubi periculum fuerit ». Nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, La cryptique chez Montaigne (Univ. Stendhal, Grenoble, 2012 ; dir. Francis Goyet), avec en particulier deux chapitres sur les notions voisines mais distinctes de simulatio et dissimulatio.

6 Matthieu, Pierre, Théâtre complet, éd. Champion, édition critique Louis Lobbes, Paris, 2007.

7 Rivaudeau, Aman, tragédie sainte [1561], éd. Keith Cameron, Paris / Genève, Droz / Minard, 1969 ; Antoine de Montchrestien, Aman ou La vanité [1604], in Les Tragédies, Paris, Plon, 1891 ; Pierre Du Ryer, Esther, Paris, Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, 1644 ; Racine, Esther, Paris, Denys Thierry, 1689. Voir Miotti, Mariangela, Il personnaggio di Ester nella drammaturgia francese : da Rivaudeau a Racine, Fasano, Schena, 2009.

8 Quintilien, De l’institution de l’orateur traduit par M. l’abbé Gedoyn, éd. Grégoire Dupuis, Paris, 1718, p. 380. Le texte latin est tiré de l’édition des Belles Lettres : Quintilien, Institution oratoire, texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres (C. U. F.), 1975-1980, p. 26.

9 Cela correspond précisément aux conseils de Zarès à Aman dans la pièce de Racine. Voir la fin de notre deuxième partie.

10 Aristote, Topiques, trad. Brunschwig, Paris, Les Belles Lettres, 2007, VIII, 1, p . 107 : « En outre, ne pas s’accrocher, même s’il s’agit d’un point tout à fait utile ; car face à ceux qui s’accrochent, les gens se raidissent davantage. »

11 Montaigne, op. cit., III, 8, « De l’art de conferer », « Que respondra-il ? la passion du courroux lui a desjà frappé le jugement etc. », p. 968 sq. La colère est un des grands thèmes abordés dans ce chapitre des Essais.

12 Quintilien, trad. Gedoyn, op. cit., p. 381. Quintilien, op. cit. édition des Belles Lettres, p. 26. Le paragraphe VI, 2, 18 est également cité par Bé Breij, qui ajoute que cette idée ne figure nulle part chez Cicéron (« Dilemmas of pietas in Roman declamation », Sacred Words : Orality, Literacy and Religion, éd. André Lardinois, Josine Blok, Marc Van der Poel, Leiden, Brill, 2011, p. 335).

13 Quintilien, op. cit., édition des Belles Lettres, p. 69. Quintilien, trad. Gedoyn, op. cit., p. 795.

14 Quintilien, op. cit., édition des Belles Lettres, p. 69-70. Quintilien, trad. Gedoyn, op. cit., p. 795-796.

15 Est., chapitres 2 et 3. La nécessité de ce mensonge est même discutée dans la pièce de Du Ryer, op. cit., I, 2 : Mardochée conseille à Esther de cacher sa « naissance ». Du Ryer développe le paradoxe de la « ruse innocente » (p. 7).

16 Matt., X, 16 : « Voici donc que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; montrez-vous donc prudents comme les serpents et candides comme les colombes. »

17 Dans la pièce de Rivaudeau, le chambellan Harbone souligne aussi toute la « finesse » du personnage (op. cit., v. 1725 sq.) : « Mais qui peut avoir fait nostre Reine prodigue / Contre son naturel ! il y a brigue, / Quelque entreprise caute, et ce n’est pour neant / Qu’Esther fait aujourd’huy ce banquet si fort grand. / Aucuns pensent que c’est une fine sagesse /Pour flater son mari, et lui faire caresse […]. » Caute signifie « adroite », « habile », du latin callida. Ramus utilise ce terme pour décrire sa « méthode de prudence » (Ramus, Pierre, Dialectique, Paris, André Wéchel, 1555, p. 128-129).

18 Est., 4, 9. Racine exploite toute la puissance dramaturgique de cette interdiction, op. cit., II, 7.

19 Rivaudeau insiste également sur la préparation d’Esther :

20 Matthieu, op. cit., III, 2, v. 3077-3104.

21 Ibid., v. 3105-3160.

22 Synérèse ; idem au vers 3182.

23 Ce terme indique qu’elle s’apprête à formuler une requête (« implorer, prier »).

24 Mais Rivaudeau charge un autre personnage, Arathée, de la description et de l’éloge (op. cit., v. 691-708).

25 Rivaudeau, op. cit., v. 739-750. A ce sujet, voir Miotti, op. cit., p. 158 sq. On se rappelle que Rivaudeau, de plus, est calviniste. Keith Cameron qualifie sa pièce de théâtre, la seule qu’il ait écrite d’ailleurs, de « pièce de propagande » (op. cit., p. 30).

26 Est., 4, 1-3 : le sac et la cendre, expression hyperbolique du deuil, sont interdits dans le Palais du Roi. Mardochée se présente poutant devant le Palais ainsi vêtu. Mais dans la Bible (Est., 5, 1) comme ici chez Matthieu, Esther montre son respect des lois en s’en dépouillant avant de s’adresser à Assuérus. Voir Le Livre d’Esther, éd. F. Michaéli, La Bible de Jérusalem, Paris, Pocket, 2005, p. 1543, notes 1 et 2 à propos des coutumes de deuil.

27 A propos de la fonction moralistico-didattica de la beauté d’Esther chez Pierre Matthieu, voir Miotti, op. cit., p. 176-177.

28 Est., éd. F. Michaéli, voir p. 1545, note 3 : « Le roi comprend que la reine a une requête à lui adresser. Comparer ses paroles à celles du roi Hérode (Marc, VI, 23) ». Le rapprochement entre Esther et Salomé est effectivement tentant. Note 4 : « Esther ne parle pas de ce qui la préoccupe. Elle gagne la faveur du roi avant de lui exposer l’objet de sa démarche ».

29 Dans la Bible, la réponse d’Esther est tout aussi théâtrale puisqu’elle repose sur la figure de l’abruptio : « Esther répondit et dit : “Ma requête et ma demande … Si j’ai trouvé grâce aux yeux du roi, et si le roi trouve bon de m’accorder ma requête et de faire selon ma demande, que le roi vienne avec Aman au festin que je ferai pour eux demain.” » (Esther, notes F. Michaéli, IV, 7-8, p. 1546.) F. Michaéli commente cette figure et son effet : « La fin du verset doit être la réponse qu’Esther commence à formuler, mais qu’elle interrompt aussitôt pour demander un délai jusqu’au lendemain. Cela montre l’importance d’une telle requête, et le roi peut ainsi en comprendre la portée. » (Esther, op. cit., p. 1545, note 7.)

30 Agricola, Rudolf, De inventione dialectica, Tübingen, Max Niemeyer, 1992, III, 4, p. 458.

31 Montchrestien, op. cit., p. 247 : « Tu n’ignores, mon Prince, avec combien d’ardeur / J’aspire à promouvoir ton auguste grandeur […] ». La captatio benevolentiae s’étend sur dix vers.

32 Et ce, dès le début de la pièce : Racine, op. cit., v. 84 : « La moitié de la terre à son sceptre est soumise ».

33 Ibid., v. 831-840.

34 Dans le Livre d’Esther, le personnage éponyme convie le roi, après être revenu de son évanouissement, à un premier banquet (Est., 5, 4). Le roi demande alors à nouveau à Esther ce qu’elle désire. Elle lui annonce qu’elle le lui dira le lendemain lors d’un deuxième banquet (Est., 5, 7-8).

35 La pièce de Du Ryer n’évoque pas le banquet. En revanche, la pièce de Rivaudeau décrit longuement la magnificence du banquet (v. 1715-1722), interprété comme un signe de prodigalité de la reine – nous avons vu que Rivaudeau est aussi le seul avec Matthieu à mettre en avant la parure vestimentaire.

36 Premier sens du dictionnaire Cotgrave (A Dictionarie of the French and English tongues, London, A. Islip, 1611, s. v. sejour).

37 La méthode de prudence « quelquefois abondera de ce qui luy est adjousté de trop » (Ramus, Pierre, Dialectique (1555), éd. Michel Dassonville, Genève, Droz, 1964, p. 150) ; en latin : vel superadditis redundat (Pierre Ramus et Omer Talon, op. cit., p. 620).

38 On trouve le même type de vocabulaire chez Racine : « Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes », op. cit., v. 1016.

39 Matthieu, op. cit., II, 1, v. 1307 (Assuérus à Esther) : « O lumiere du monde, encor que tes aieux / Du tige soient sortis des Juifs religieux [...]. » Chez Racine, l’essentiel de la révélation porte sur le fait qu’elle est juive, et non pas sur la dénonciation d’Aman, et Racine, contrairement à Pierre Matthieu, amplifie le scandale de cette révélation, op. cit., v. 1032-1040.

40 Du latin machinari, « tramer, ourdir », verbe qui possède déjà le sème de la dissimulation.

41 Ramus, Pierre, Dialectique, Paris, André Wéchel, 1555, p. 129 : « se haster » est une des techniques de la méthode de prudence.

42 Dictionnaire des mythes féminins, dir. Pierre Brunel, Monaco, éd. du Rocher, 2002, p. 679.

43 Ramus, op. cit., p. 129 : « es dialogues [de Platon] Socrate use souvent de telles ruses contre les Sophistes, qui ne vouloyent estre enseignez par luy : et partant quand leurs folles opinions sont ainsi refutées, ilz se cholerent contre Socrate, et l’appellent en un lieu torpille, en l’autre Dedale, ores enchanteur, tantost sophiste […]. »

44 Racine conserve nettement la thématique et le processus de la révélation, qui fait dire à Assuérus : « Mes yeux sont dessillés » (v. 1178). Mais chez Racine, c’est la grâce divine plus que celle d’Esther qui amène le dénouement.

45 En ce sens, Esther fait penser à d’autres grandes figures de séductrice : Salomé face à Hérode, Judith face à Holopherne, Andromaque face à Pyrrhus.

Pour citer ce document

Déborah Knop, «La dissimulation comme vertu : l’Esther de Pierre Matthieu relue à la lumière de Quintilien», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 17 novembre 2015, mis à jour le : 23/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/232-la-dissimulation-comme-vertu-l-esther-de-pierre-matthieu-relue-a-la-lumiere-de-quintilien.

Quelques mots à propos de :  Déborah  Knop

Doctorat – U.M.R. Litt&Arts / RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution