La Réserve : Livraison du 17 novembre 2015
D’Hercule à Gargantua : l’ambivalence des géants
Initialement paru dans : Rabelais pour le XXIe siècle, éd. Michel Simonin, Genève, Droz (Études Rabelaisiennes, XXXIII), 1998, p. 177-190 (Actes du colloque Rabelais du cinq centenaire, tenu à Chinon et Tours
Texte intégral
1Grosses brutes, et pour finir bons princes : voilà en bref l’énigme que posent les géants de Rabelais. La solution passe par le temps long, celui du récit, celui aussi de l’éducation, qui est de plus l’éducation du prince, puisque chez Rabelais et seulement chez lui, les géants sont aussi des rois.
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1 Voir la Bibliographie en fin d’article pour les références des ouvrages et ...
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2 Dans Genèse 6, 4, donc avant le déluge, sont évoqués les « nephilim », mot ...
2Un livre de 1989, Giants in those days, de Walter Stephens, a mis fortement l’accent sur deux points1. Le premier est que le géant du folklore, avant Rabelais, est par essence un être malfaisant : tel l’Ogre ou le Cyclope, c’est une brute bestiale et archaïque, que la Genèse date d’avant le déluge2. L’autre point est que Rabelais en son temps, in those days, se réfère moins au folklore qu’au pseudo-Bérose d’Annius de Viterbe et à Jean Lemaire. Le pseudo-Bérose montre Noé comme un géant pieux, et les Illustrations de Gaule et singularités de Troie ont aussi pour héros un bon géant, l’Hercule de Libye, descendant de Noé et dixième roi de Gaule.
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3 Comme l’a souligné Guy Demerson dans son compte-rendu de l’ouvrage de Steph...
3Rappeler l’intérêt de l’œuvre d’Annius ou de Lemaire n’est pas vraiment une nouveauté3. Mais la thèse d’ensemble a l’avantage de la clarté. Elle souligne que ne va pas de soi l’idée d’un bon géant, idée que nous a précisément léguée Rabelais, au point de nous faire oublier l’omniprésence des brutes archaïques. La suite du raisonnement est alors logique. Si le bon géant n’est plus une évidence, il faut lui trouver une autre origine que le folklore. D’où chez Stephens le passage par Annius et Lemaire, pour lesquels Hercule ou Noé sont à la fois des géants et des héros positifs.
4On voudrait proposer ici une autre suite au raisonnement. Stephens affirme que le géant rabelaisien est, par contraste avec les autres, un bon géant. Cela reste à démontrer. Il me semble que sa thèse aurait au contraire dû le rendre sensible au fait que Pantagruel et Gargantua sont, du moins au début, de vraies brutes. Pantagruel dévorant la vache qui l’allaite est bien un Ogre, et l’assistance a de quoi être épouvantée. La comparaison explicite de ce Pantagruel avec Hercule ne fait que repousser le problème. Hercule lui non plus n’est pas toujours un héros positif. Il suffit de rappeler le thème de l’Hercule furieux pour rendre sensible à ce que sa force surhumaine comporte de terrifiant. Hercule comme le géant rabelaisien est ambivalent. Le Bon n’est pas très loin de la Brute.
5Si la comparaison avec Hercule repousse le problème, elle indique aussi la voie d’une autre solution. Hercule est en effet, on le sait, le modèle du bon roi. Dès lors, son ambivalence a un point d’application intéressant. Dans ce contexte, la Brute a pour nom le Tyran. Autrement dit, il faudrait réinstaller, au cœur du livre de Stephens, la problématique royale qui lui manque singulièrement.
6Mon premier point soulignera la vitalité du mythe herculéen à la Renaissance, vitalité liée en profondeur à son ambivalence. Le second point rappellera la façon classique de sortir d’une telle ambivalence : il faut éduquer ou « instituer » le prince. Cela a pour équivalent un thème central dans le mythe, celui de l’Hercule in bivio, au carrefour où il doit choisir entre le vice et la vertu. Quand l’éducation ne réussit pas, le prince ou le géant est l’incarnation du tyran, il est la force sans la sagesse. Tel Pantagruel au berceau, ou Gargantua volant les cloches de Notre-Dame. Le mouvement général est que l’ambivalence se résout par l’adolescence.
1. L’ambivalence d’Hercule
7Que la force soit celle d’un géant ou de la fission atomique, la règle est que, en elle-même, la Force est ambivalente : elle peut être bénéfique ou maléfique. La force d’Hercule a beau être exceptionnelle, elle ne fait pas exception à la règle. Est-il bon, est-il méchant ? En surface, la réponse à la question est presque toujours univoque, avec une préférence pour le héros positif. Mais cela n’empêche pas les textes sur Hercule d’être sourdement travaillés, de l’intérieur, par le négatif. Posons tout d’abord cette ambivalence implicite, avant de montrer l’énergie que la Renaissance met à retravailler le mythe, pour le rendre univoque.
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4 La République, IV, 7, p. 214 ; les graphies anciennes sont modernisées, ici...
8Le cas d’ambivalence le plus flagrant est fourni par l’Hercule gaulois. Car il est aussi ambivalent que l’éloquence qu’il incarne. Cet Hercule provient de la découverte d’un passage de Lucien sur un Hercule autochtone, propre à la Gaule et antérieur au monde gréco-romain. On le trouve dès 1519 sur une gravure (« Typus eloquentiae »), et en 1529 dans le Champ Fleury de Tory. Bodin, en 1576 : « Nos pères anciens figuraient Hercule Celtique un vieillard qui traînait après soi les peuples enchaînés, et pendus par les oreilles aux chaînes qui sortaient de sa bouche4. » À lire cette citation hors contexte, on pourrait penser que Bodin reprend ainsi à son compte le bon Hercule gaulois décrit par la première moitié du XVIe siècle, au temps des « pères anciens ». Il précise en effet : « Car il n’y a rien qui plus ait de force sur les âmes que la grâce de bien dire. » Mais en contexte, l’Hercule de Bodin est du mauvais côté. Il est le modèle non du bon roi, mais des fauteurs de sédition, ces « harangueurs, qui guident les cœurs et volontés du peuple où bon leur semble. » L’Hercule gaulois montre « que les armées et puissance des Rois et Monarques, ne sont pas si fortes que la véhémence et ardeur d’un homme éloquent, qui […] se joue des peuples à son plaisir. » Suit une démolition en règle de l’éloquence, « qu’on emploie plus souvent à mal qu’à bien », démolition suivie, à la p. 216, d’un éloge du « sage et vertueux prêcheur ». L’éloquence est ambivalente :
C’est donc un couteau fort dangereux en la main d’un furieux homme […] néanmoins c’est un moyen à ceux qui en veulent bien user, de réduire les peuples de Barbarie à humanité : c’est le moyen de réformer les mœurs, corriger les lois, châtier les tyrans, bannir les vices, maintenir la vertu.
9Bodin souffle ainsi le froid puis le chaud. Est-elle bonne, est-elle méchante ?
10Quand l’éloquence est bonne, elle est décrite dans les termes très précisément herculéens de l’Hercule évhémériste, civilisateur. Quand elle est méchante, elle est encore décrite en termes de force herculéenne, supérieure à toutes les armées du monde. Les figures du bon monarque et du mauvais harangueur se répondent. Tous deux se disputent le pouvoir d’enchaîner les esprits et les cœurs. Que les deux figures se superposent, et on aura l’image mythique et uniquement positive de l’Hercule gaulois du début du siècle. Que l’idée de sédition occupe le devant de la scène, avec des rois trop faibles pour dominer la sédition, et resurgira le côté négatif du héros. Mais le point à retenir, grâce aux hésitations du texte de Bodin, est la difficulté à stabiliser les deux figures. Elles sont comme les deux faces d’une même médaille. Les autres textes de l’époque ne font briller en général que le côté face, l’avers où dresser en majesté l’effigie du dieu. En les scrutant ou en les rapprochant, on n’a pourtant pas de mal à faire apparaître le revers de la médaille, qu’ils tentent de repousser dans l’ombre. Chez Rabelais, Hercule évhémériste contraste avec Hercule pillard. Chez Lemaire, l’Hercule de Libye est énergiquement disjoint de l’Hercule grec, pillard lui aussi. On pourra ensuite terminer en revenant sur la sorte d’éloquence qu’incarne l’Hercule gaulois : force, mais aussi sagesse.
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5 Dans l’éd. de la Pochothèque, p. 559, l. 40. Pour un Innocent Gentillet, le...
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6 Éd. citée, p. 559, l. 53-57 et p. 561, l. 60-61.
11Chez Rabelais, le chapitre 1 du Tiers Livre dresse le portrait du roi inique, « Démovore, c’est-à-dire mangeur de peuple », qui pratique la manière machiavélienne « de retenir pays nouvellement conquêtés5. » Face à lui on a Osiris, le roi « Évergète (c’est-à-dire bienfaiteur). » Les bons rois sont semblables aux « bons Démons (appelez-les si voulez Anges ou Génies) comme moyens et médiateurs des Dieux et hommes : supérieurs des hommes, inférieurs des dieux […] bien toujours faire, jamais mal, étant acte uniquement Royal6. » Les deux premiers exemples donnés ensuite ne sont pas pour surprendre :
Ainsi fut empereur de l’univers Alexandre Macédon. Ainsi fut par Hercule tout le continent possédé, les humains soulageant des monstres, oppressions, exactions et tyrannies, […] en bénigne police et lois convenantes à l’assiette des contrées les instituant […].
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7 Orationes, I, 84.
12Cet Hercule-Alexandre, héros civilisateur, conquérant de l’univers et fondateur de cités, a tout pour être le modèle même de l’empereur romain. Intermédiaire entre les dieux et les hommes, il est déjà ce « lieutenant de Dieu » que doit être lui aussi le Prince chrétien. Marcel Simon a d’ailleurs montré le syncrétisme qui a pu rapprocher, sous l’Empire, Hercule du Christ. Tous deux fils du Dieu suprême et d’une mortelle, tous deux pacator terrarum, pacificateurs de la Terre, Dieu étant rector coeli. Si Dieu règne, Hercule gouverne par délégation sur tout le genre humain, selon la formule de Dion Chrysostome à Trajan7.
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8 Chapitre 44 (de 1535), éd. citée, p. 227, l. 6-12, avec l’opposition terme ...
13Le rapprochement d’Hercule et d’Alexandre en rappelle aussitôt un autre aux lecteurs de Rabelais. C’est le célèbre passage du Gargantua où Grandgousier rejette la guerre de conquête8 :
Le temps n’est plus d’ainsi conquêter les royaumes avec dommage de son prochain frère chrétien. Cette imitation des anciens Hercule, Alexandre, Hannibal […] est contraire à la profession de l’Évangile […]. Et ce que les Sarrasins et Barbares jadis appelaient prouesses, maintenant nous appelons briganderies et méchancetés.
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9 Innocent Gentillet : « O Roi de la machine ronde […] ta bonté haute / Englo...
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10 Pantagruel est le « très redouté » (titre du chap.2 du Pantagruel). Pour «...
14En rapprochant les deux textes, on retrouve un héros ambivalent. Bon ou mauvais, Hercule empereur possède la Force, qui peut être ravageuse. Son ambivalence suscite donc, en toute logique, ce sentiment de crainte respectueuse qu’est la terreur devant le sacré, le deinon. Les « prouesses » sont fondamentalement, comme le dit le titre du Pantagruel, « épouvantables ». L’adjectif est, je crois, à prendre au sérieux. Formé sur le latin pavor, il traduit la terreur qu’inspire le bras « rude-gracieux » de la divinité, ou du demi-dieu : rude quand il est maléfique, gracieux quand il est bénéfique9. Les « cas bien épouvantables » du bébé Pantagruel dévorant sa vache, plus fort qu’Hercule au berceau, ne sont pas seulement effrayants, ils sont l’insoutenable apparition du sacré. La terreur que le géant ou le roi inspirent les rend semblables à ces dieux de violence que sont les dieux antiques ou le Dieu de l’Ancien Testament. Terreur, épouvante et ambivalence sont des traits de leur divinité10.
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11 Les Illustrations de Gaule..., I, 11, in Œuvres, p. 75.
15À partir de ces remarques sur Rabelais, on peut relire d’un œil un peu critique l’invention par Lemaire de l’Hercule libyen. Cet Hercule, fils d’Osiris et descendant de Noé, joue un rôle essentiel dans la démonstration nationaliste des Illustrations de Gaule, par son antiquité pré-troyenne. Lemaire ôte soigneusement à son héros tout ce qu’il pourrait avoir de traits négatifs. L’Hercule libyen n’a rien qui soit « épouvantable », il ne peut qu’être le modèle du bon empereur, en l’occurrence Charlemagne. Ce géant, qui épouse la géante Galatée, abdique au profit de ses fils l’Italie et la Gaule qu’il avait conquises. L’auteur s’empresse de souligner combien une telle attitude le lave du soupçon de « briganderie » soulevé par Grandgousier11 :
Parquoy appert la grand noblesse de son courage : Car s’il avait conquêté plusieurs grands Royaumes, comme souverain Prince et monarque du monde, ce n’avait pas été par ambition tyrannique, ou par vaine gloire, comme plusieurs autres conquérants ont fait depuis.
16L’idée de la briganderie n’est pas perdue pour autant. Mais elle devient le trait caractéristique du seul Hercule... grec. À côté du « grand Hercule de Libye », Lemaire évoque en effet « le petit Hercule grec ». Ce dernier n’est
12 Id., I, 18, p. 115.
autre chose fors un Pirate, larron et écumeur de mer, homme de très mauvaise vie et qui mourut méchamment. Comme celui qui ne faisait sinon piller, rober et ravir nobles femmes par tous les rivages de la mer12.
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13 L’obsession de construire un Hercule uniquement positif se voit chez Lemai...
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14 Voir Anne-Marie Lecoq, François Ier, p. 204-206. Les dames sont Claude et ...
17C’est l’Hercule more piratico : à la mode des Sarrasins, des pirates. Ce que les uns appellent conquête se nomme chez les autres piraterie13. Un François Ier partant pour l’Italie en 1515 est certes officiellement comparé, lors de son entrée à Lyon, à Hercule partant à la conquête des pommes d’or du jardin des Hespérides, « Noble Champion » lui aussi de nobles dames qui demandent à recouvrir leurs droits sur le Milanais14. Mais est-ce un conquérant, ou un pillard ?
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15 Juges 6, 36-40. La Toison immaculée de Gédéon est vue comme l’image de la ...
18À lire tous ces remaniements, on retrouve l’impression que produisent les multiples récits de la mythologie grecque, qui ne sont pas des variantes ou des erreurs par rapport à un récit seul autorisé. Mythe retravaillé signifie mythe vivant. La propagande elle-même évolue dans ce plein terrifiant du mythe, dans l’épaisseur vitale que lui confère son ambivalence. De ce point de vue, il est intéressant de voir que le travail de Lemaire, zélé propagandiste de la cour de Bourgogne, a des antécédents précisément en Bourgogne. Ce sera un biais pour nous ramener à la sagesse de l’Hercule gaulois. Figure souvent associée à Hercule, le fameux Jason de la Toison d’or fut en effet complété par la figure biblique non moins fameuse de Gédéon. Jason est trop adultère pour être présentable, tout comme Hercule vilipendé par Lactance ou Reuchlin ; et la Toison d’or est trop visiblement une conquête, peut-être même un pillage. Gédéon, lui, est plus sage. Il ne s’engage pas tête baissée dans l’aventure militaire. Prudent, il demande à Dieu un signe lui confirmant qu’il a été choisi pour mener la révolte d’Israël, signe qu’il obtient et qui est une toison de laine, mouillée ou non de rosée15. Gédéon nous permet donc de préciser le nom de la sagesse que doit incarner Hercule. Là où Jason ne représente que la vertu de Force, Gédéon représente la vertu de Prudence ou prudentia. Sans la prudence, la force est négative, suspecte de viol envers les femmes et de violence tyrannique envers les peuples.
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16 Traduction par Aneau de l’emblème d’Alciat qui représente Hercule gaulois ...
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17 Sur Charles Quint et Hercule, voir Frances Yates, Astrée. Le « non plus ul...
19Dans ce contexte de réorganisation du matériau mythique, on comprend mieux l’apparition de l’Hercule gaulois. Au début du siècle, son éloquence est comme une solution élégante au problème Jason-Gédéon, ou David-Salomon. Si son éloquence est une force, c’est une douce violence, moralement supérieure à la force militaire : « Éloquence vaut mieux que force16. » Les Français vont se l’approprier, en s’appropriant l’Hercule gaulois face aux prétentions elles-mêmes « herculéennes » de l’Empire. On sait en effet que Charles Quint, héritier de la maison de Bourgogne, avait précisément pour devise le « Plus Oultre » et les colonnes d’Hercule, ce détroit de Gibraltar marquant les limites du monde connu17. Dans l’Entrée de Charles Quint à Paris, les Français vont emblématiser l’Empereur par le seul Hercule de Libye, et François Ier par l’Hercule gaulois. La supériorité du dernier est évidente. Le doublet évoque le couple Jason-Gédéon. C’est encore une façon de compléter, et de critiquer, la pure force.
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18 Épître liminaire du Quart Livre, éd. citée, p. 879, l. 117-119.
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19 Simon rapproche Hercule mourant sur l’Œta, « victum est chaos » (Sénèque, ...
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20 Au texte d’Alciat sur l’emblème d’Hercule gaulois, Aneau et Lefèvre ajoute...
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21 Hermès lui aussi a été vu comme une figure du Christ, Verbe et médiateur :...
20On peut maintenant préciser la sorte d’éloquence qui est en jeu ici. À l’empereur la Force, au roi l’Éloquence. Autrement dit, l’éloquence d’Hercule gaulois est la prudentia. Rabelais lui-même le confirme lorsqu’il compare Odet de Châtillon à « Hercule Gaulois » : le cardinal a d’un côté « savoir, prudence et éloquence », de l’autre « vertus, puissance et autorité18. » Si donc Hercule est dieu de l’éloquence, il ne l’est pas au même titre que Mercure. Marcel Simon commente ainsi le texte de Lucien sur l’Hercule gaulois en le rapprochant des vues de Cornutus. Ce dernier distingue Hermès et Hercule. Hermès c’est-à-dire Mercure, dieu de la ruse et non de la force, est le logos de la communication, de la sociabilité civile, de l’entregent, négociant et négociateur. Hercule est le logos civilisateur, qui conserve et qui crée, celui qui, répandu en toutes choses, donne à la nature sa force et sa vigueur, en empêchant le retour du chaos19. Ce logos herculéen ou christique est, chez Lucien même, « plus fort qu’Hermès ». Éloquence, oui, mais des lois20. Ce n’est pas pour rien que, dans la suite de l’épître à Odet de Châtillon, Rabelais donne Moïse comme équivalent biblique d’Hercule, en citant Ecclésiastique 45, 1-5. Moïse est à la fois le premier « capitaine » et le premier législateur des Hébreux, en d’autres termes la première figure royale. Comme Moïse, Hercule a une éloquence royale que n’a pas Mercure. Le roi, comme le harangueur blâmé par Bodin, commande à la multitude, un contre tous. Mercure, lui, est un médiateur entre deux parties. L’éloquence du médiateur, celle que vantent les parlementaires, c’est le conciliare ou ethos. L’éloquence royale, celle du rector et dux populi que vante Cicéron dans De l’Orateur, c’est le mouere ou pathos, qui mêle comme Hercule furor bellicus et violence fondatrice21.
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22 Dante assimile Hercule à David, et Goliath à Antée : De Monarchia, II, 9.
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23 Respectivement p. 493, l. 9-12 et p. 465, l. 123-124. Eusthenès, en grec :...
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24 Érasme, Adages, I, v, 39, n° 439, « Ne Hercules quidem adversus duos » (Mê...
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25 Chap. 31, p. 167, l. 20 et note 8.
21On peut conclure ce point par l’allusion à Hercule de la fin du Pantagruel, au chapitre « comment Pantagruel défit les trois cents Géants ». Si Panurge exhorte Pantagruel au combat, c’est selon les termes, caïniques, de la pure force. Il se compare, lui Panurge, à David contre Goliath22, et appelle à la rescousse Eusthenes le bien nommé, « qui est fort comme quatre bœufs » et qui se disait lui-même auparavant « de la lignée d’Hercule »23. À cela Pantagruel répond par un adage : « Hercule n’osa jamais entreprendre contre deux. » Panurge s’indigne : « Vous comparez-vous à Hercule ? Vous avez par dieu plus de force aux dents, et plus de sens au cul, que n’eut jamais Hercules en tout son corps et âme. » La rime cul/Hercule souligne si besoin était la bassesse du point de vue de Panurge : il ne jure que par la force. En revanche, l’adage parle le langage de la prudence, de la prudentia et par là-même du sens des limites de l’action : « Il n’est personne, si fort soit-il, qui puisse être l’égal de plusieurs24. » C’est Loupgarou qui, voyant Pantagruel seul, « fut épris de témérité et outrecuidance. » Pantagruel, lui, complète la force par la prudence, et, en bonne logique royale et biblique, par la prière à Dieu avant le combat. Autrement dit, Pantagruel connaît fort bien les limites d’Hercule lui-même, et de son mythe. On peut supposer, à lire Edwin Duval, qu’il en récuse l’ambition impériale, trop « caïnique » : ambition que le Gargantua ridiculisera en l’attribuant à Picrochole-Charles Quint, le seul à rêver d’ériger « deux colonnes plus magnifiques que celles de Hercule25. »
2. L’institution du Prince, et ses ratés
22La Force sans la Prudence : s’il est un moment où ce cauchemar « épouvantable » risque de se réaliser, c’est la jeunesse. La jeunesse du prince est le moment de tous les dangers. Ses faits et gestes sont observés avec une attention angoissée : sera-t-il bon ? sera-t-il méchant ? Dans la perspective non machiavélienne où se place Rabelais, les vices privés sont le présage de malheurs publics. Le thème de l’éducation est alors central. Il s’agit de savoir si le futur roi va s’amender, ou non. Si c’est non, il sera un tyran.
23Pour montrer l’importance de ce thème de l’éducation, on peut relire avec la même attention angoissée deux passages : Pantagruel au berceau, infans cannibalesque ; le vol des cloches par le jouvenceau Gargantua. Auparavant, Hercule à la croisée des chemins donne le cadre à la fois mythique et théorique, celui où la jeunesse se dit « adolescence ».
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26 Du Bellay, Les Regrets, 172, v. 14. Voir Hercules Prodicius d’Étienne Wina...
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27 Tory, Champ fleury, III, f. 62.
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28 Louis Le Caron, Les Dialogues, f. 134 vo.
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29 Ronsard, Institution pour l’adolescence du roi très-chrétien Charles IX, v...
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30 Jung cite de même le livret de l’entrée, non réalisé, du cardinal Antoine ...
24Tout d’abord, rappelons en effet brièvement quelques occurrences de l’Hercule à la croisée des chemins, in bivio. Le thème remonte au sophiste Prodicos, qui le premier a moralisé le mythe en décrivant le héros comme perfectible : « Hercule se fit dieu par la seule vertu », comme le résume Du Bellay26. On connaît les considérations de Tory sur le Y lettre pythagorique, avec un renvoi inévitable à Hercule : « l’âge d’adolescence étant au chemin pour tendre à Volupté ou à Vertu27. » Comme le dit Ronsard dans les Dialogues de Louis Le Caron : « La fable d’Hercule […] montre […] les affections, pensées, délibérations, entreprises et difficultés qui se présentent à l’homme non encore assuré d’une prudence virile28. » L’adolescence ayant la force et pas encore la prudence, elle a tout pour être tyrannique. Contre cette pente, l’idéal est limpide. Il faut être fort et prudent, « savant et vaillant » : « Tel fut jadis Thésée Hercule et Jason29. » La réalité est rappelée par la jeunesse d’un François Ier, décrite par Lecoq. Si le jeune roi est très tôt associé à Hercule, c’est comme « François le fort. » Mais sa folle jeunesse, asservie à la passion du jeu, laissait craindre le pire. Par bonheur, sa force et sa violence furent compensées par « Dame Prudence », incarnée par sa mère Louise de Savoie30.
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31 Spartam nactus es, hanc orna (« Le sort t’a remis Sparte : fais-la resplen...
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32 Trad. Chomarat, p. 348 en Livre de Poche. La citation suivante se trouve p...
25On voit que derrière le mythe et l’idéal se profile aisément la réalité ou du moins l’angoisse du Mal et du Vice. Érasme en est un bon témoin. Son Institution du Prince chrétien énonce sans doute avec optimisme l’idéal : la potentia doit être compensée par la sapientia et la bonitas. Mais les Adages sont plus pessimistes et virulents. Il suffit de parcourir l’adage sur Sparte, celui sur le scarabée et plus encore « Il faut naître roi ou bouffon31. » Dans ce dernier adage, Érasme évoque certes la nécessité de l’éducation, qui rappellerait au Prince qu’« exercer le pouvoir pour soi, non pour la République, c’est être un pillard, non un Prince32. » Mais il s’étend bien plus longuement sur les ravages de l’absence d’éducation :
nous ne confions le gouvernail d’un navire qu’à un homme compétent et la république, à n’importe qui. […] Supposez tous les poisons de la flatterie, supposez les jouissances, les plaisirs, l’éclat de la condition, le pouvoir, la fougue de l’âge spontanément porté vers le pire. Et vous vous étonnez que, parti de tels débuts pour gérer l’intérêt public, il s’en occupe avec aussi peu de sagesse !
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33 Les beaux livres d’Edwin Duval (en particulier le chap. 3, « The education...
26L’Hercule in bivio permet de parer à ce pessimisme. Entre idéal et réalité, le mythe réintroduit en effet la notion du temps. Hercule est sur le chemin de la vertu, il est comme un pèlerin engagé dans quelque Pilgrim’s progress. Et à la croisée des chemins, il reste longtemps à réfléchir avant de prendre le bon. Hercule est homme. Au terme du processus, il deviendra dieu ; mais au début c’est une vraie brute. Tous les espoirs et tous les progrès sont donc permis. Le chemin est un cheminement, une dynamique. On ne passe pas d’un coup, miraculeusement, d’un extrême de vice à un extrême de vertu. La transformation est lente, elle prend du temps, elle appelle une narration qui passe par des chutes voire des rechutes dans le mal33.
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34 Pantagruel, 8, éd. citée, p. 345, l. 45.
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35 Comme le dit Érasme, « le bambin est remis aux femmes les plus folles, qui...
27Autrement dit, et pour finir ce point sur l’Hercule in bivio, derrière le mythe le concept théorique est celui d’« adolescence ». L’important est que le mot latin parle de progression et de devenir, par le suffixe inchoatif -sco. On peut alors rapprocher le titre de Marot, L’Adolescence clémentine, et celui du chapitre 10 du Gargantua, « De l’adolescence de Gargantua ». La question de l’âge devrait les éloigner, puisque les « trois à cinq ans » du géant n’ont rien à voir avec la période à laquelle songe Marot, c’est-à-dire ce que les Romains appelaient l’adolescence, de quinze à trente ans. Mais ce qui rapproche Rabelais et Marot, c’est une même finalité : la progression vers la vertu, vers la perfection. De même que Marot n’est pas encore Maro (Virgile), de même Pantagruel n’est pas encore « absolu et parfait » comme le souhaite la lettre de son père34. Perfectionnement et non perfection : il est sur le chemin de la vertu et de la science, ce qui est tout différent. Si, pour revenir au Gargantua, le jeune Gargantua est dit « adolescent » dès trois ans, c’est parce qu’il est déjà regardé comme éducable, il est déjà « institué en toute discipline convenante par le commandement de son père » (p. 63, l. 1). Et cette première institution du prince laisse augurer le pire : petit paillard, futur tyran35.
28L’adolescence est donc dans un temps long, défini de l’intérieur, par son résultat. Le prince est adolescent aussi longtemps qu’il n’est pas devenu un bon roi. Inversement, ce processus commence dès qu’on peut éduquer, donc au sortir de « l’enfance » ou infantia du nourrisson – dès que l’enfant commence à parler. Sur ces bases, à la fois mythique et théorique, nous pouvons en venir à une relecture des deux épisodes, Pantagruel au berceau et le vol des cloches par Gargantua. Ils représentent deux comportements tyranniques, mais aussi deux moments d’apprentissage de la vertu, via l’expérience du vice.
29Pantagruel bébé n’est vraiment pas un bébé comme les autres, puisqu’il commence par dévorer la vache qui l’allaite. Edwin Duval, appliquant Walter Stephens, souligne que Pantagruel montre par là sa nature de « vraie brute » : le géant est de naissance méchant. Il faut ajouter que tout le chapitre précise le trait. Ce n’est pas seulement une brute, c’est un tyran. Montrons-le rapidement, par la mangeaille et par la géographie. Tout d’abord, on a vu l’ajectif « démovore » du Tiers Livre, qui est celui d’Achille contre Agamemnon (Iliade, I, 231). Derrière l’illusion sympathique de la mangeaille rabelaisienne, se lit l’horreur d’un roi ogre, « les peuples mangeant et dévorant », tels les Lestrygons chez Lemaire, « tyrans et mangeurs de gens ». Pantagruel, lui-même « velu comme un Ours » (chap. 2), dévore le jarret de la vache comme « une saucisse », puis un ours « comme un poulet » : bestialité contre bestialité. La vache crie « horriblement, comme si les loups la tenaient », et à ce cri « le monde » arrive pour la délivrer de la Bête (l. 21). Après le thème de la mangeaille, l’autre thème qui évoque le contexte royal, ou tyrannique, est la géographie. La bouillie du bébé occupe « les poêliers de Saumur en Anjou, de Villedieu en Normandie, de Bramont en Lorraine. » De même, les chaînes par lesquelles son père Gargantua tente de le retenir sont l’une « à La Rochelle », l’autre « à Lyon, l’autre à Angers. » Tout se passe comme si le corps du géant était aux proportions du royaume de France. Du reste, avant les chaînes, les serviteurs avaient essayé des câbles, « comme sont ceux de la grand nauf Françoise qui est au port de Grâce ». Le géant est gros comme un navire, comme cette « grande nef » précisément nommé la Françoise, en l’honneur de la France et de François Ier : navire monstrueux, microcosme où le roi avait même fait construire un jeu de paume, rêve de grandeur échoué avant d’avoir pu atteindre la pleine mer. Mergitur, nec fluctuat : cette étonnante image du « navire de l’État » s’identifie au géant. L’État, c’est lui. Dans ce contexte, les câbles et les chaînes représentent une solution claire. On espère ligoter la force archaïque et maléfique, comme Gargantua son père a déjà ligoté un ours. Libérer l’enfant Pantagruel de ses chaînes est une décision hautement politique et pas seulement médicale, prise d’abord « par le conseil des princes et seigneurs assistants » (p. 321, l. 69). C’est prendre le risque de la liberté. Sans liberté, le jeune prince n’a pas de choix entre le vice et la vertu, il ne pourra donc pas se perfectionner, il est condamné à sa brutalité primitive. Mais avec la liberté, on le laisse libre aussi de mal agir et de ravager. C’est le péril et le pari du in bivio. Mieux vaut un être libre et malfaisant qu’inoffensif mais esclave.
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36 J’ai développé ce point dans Le sublime du « lieu commun », p. 399-403. Da...
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37 Éd. citée, p. 319, l. 26-28.
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38 Dans Rabelais. Fais ce que tu voudras, Thierry Pech a tiré un très brillan...
30On retrouve ainsi l’ambivalence, qui est maintenant celle de la liberté, autrement dit de la toute-puissance royale. Les liens qui veulent la contenir évoquent singulièrement le débat médiéval sur les lois qui retiennent le roi. Est terrible ou « épouvantable » l’idée d’un prince legibus absolutus, non lié par les lois, « absolu » c’est-à-dire au sens propre « détaché, délié ». Est rassurante l’idée d’un prince attaché, tel le « lion lié » de Marot, dans l’épître à Léon Jamet, c’est-à-dire la fable du lion et du rat36. Une autre ambivalence est au cœur du chapitre. Après avoir avalé le jarret de la vache jusqu’à l’os, Pantagruel « commença à dire : bon, bon, bon, car il ne savait encore bien parler, voulant donner à entendre qu’il l’avait trouvé fort bon37. » On est aux antipodes du rousseauisme. Il me semble que pour les assistants épouvantés, ce « bon » signifie « mauvais ». Le futur roi est esclave de ses appétits, il est possédé par son bon plaisir dévoyé. Ce qui est bon pour lui est mauvais pour ses sujets38. En répétant l’adjectif, il souligne son indifférence aux réactions de son entourage. Le tyran ne vit pas pour les autres mais pour lui, en pleine « philautie » ou amour de soi-même. Son premier mot révèle sa nature primitive, à l’instar du récit d’Hérodote sur le premier mot prononcé par des enfants abandonnés avec des chèvres sur une île déserte.
31L’éducation est donc indispensable, pour corriger par une seconde nature la première. La fin du chapitre est heureuse, parce que le roi a choisi de libérer son fils : de lui donner une éducation libérale. Cette liberté accordée est le début du perfectionnement, le premier acte de pédagogie. La fin du perfectionnement est représentée par le vol des cloches de Notre-Dame.
32Notons tout d’abord le cadre général. Cette fois, le père est Grandgousier et le fils à éduquer, Gargantua. Le père a décidé de mettre son fils « sous autres pédagogues » que le théologien en lettres latines. Il l’envoie à Paris étudier avec Ponocrates. Gargantua vole les cloches puis les rend avant d’avoir rencontré ce nouveau maître. Autrement dit, il est encore « fat, niais et ignorant », comme le constate Ponocrates au chapitre 20 (p. 105, l. 8). Le géant n’a pas fini son éducation : il n’est pas encore un bon géant.
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39 Defaux, dans Rabelais, Gargantua, Paris, Le Livre de Poche (Bibliothèque c...
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40 2 Rois 19, 35. C’est Du Bartas et non la Bible qui note que l’Hébreu, à ce...
33Il est même franchement tyrannique. L’interprétation que Gérard Defaux a proposée pour ce passage ne permet pas de s’en rendre compte39. Defaux suppose, de façon très convaincante, que les cloches représentent Béda, qui boite et donc « cloche », claudicat, exilé par le roi à vingt lieues de Paris. Les Parisiens noyés par l’urine du géant seraient les affreux Sorbonicoles, ceux-là mêmes qui envoient Janotus de Bragmardo pour récupérer les cloches, c’est-à-dire pour ramener Béda d’exil. Selon Defaux, la répartition est implicitement la suivante : le rôle du méchant est tenu par les Parisiens, le rôle du bon par le géant. Qu’il en noie 260 418, « sans les femmes et petits enfants », tant pis pour eux. Ce sont nos ennemis. Nous applaudissons et rions, comme Jérusalem applaudit au spectacle des 185 000 soldats de Sennachérib détruits en une nuit par l’ange du Seigneur40.
34Il ne s’agit pas de récuser l’interprétation de Defaux, mais de relever qu’elle ne rend pas compte de tout. Au minimum, il faudrait voir que, même s’il est de notre côté, même s’il est un bon géant, Gargantua a un geste « épouvantable », qui suscite ou devrait susciter la terreur sacrée, l’épouvante, le deinon. L’ange du Seigneur lui aussi est terrifiant, ou encore Henri IV en furie nous délivrant de la sédition de Sedan. Ils nous sauvent, mais par une violence surhumaine. Gargantua certes a un geste civilisateur, en provoquant un déluge. Tel Hercule il fonde ou refonde une cité, puisque par lui la ville change de nom, quittant celui de « Leucece » (Lutèce) pour « Paris » c’est-à-dire par ris (p. 91, l. 24). Mais la fondation, même bonne et louable en soi, passe par la violence, dans la terreur d’une crise qui fait de nombreuses victimes.
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41 La République, II, 4, p. 58 (c’est le long passage sur la différence entre...
35Encore n’est-ce là que l’interprétation minimale. L’interprétation maximale consisterait à repérer que l’idée même de vol est tyrannique, et que ce geste n’est pas d’un bon roi. Gargantua s’approprie « en son logis » (p. 91, l. 37) un bien éminemment public, appartenant à la cathédrale de la capitale. Or le tyran, dit Bodin après tant d’autres, « ne bâtit sa maison, que de la ruine » de ses sujets ; là où le bon roi « fait tout ce qu’il pense servir au bien public, et tuition [protection] des sujets », le tyran « ne fait rien que pour son profit particulier, vengeance ou plaisir41. » La harangue de Janotus n’a pas tort de répondre que les cloches maintiennent le lien social, en permettant le vin : en les perdant, « nous perdons tout, et sens et loi » (chap. 18, p. 97, l. 9). Priver de cloches, c’est priver de loi. Si fondation il y a, c’est une mauvaise fondation. Certes, le nom de Paris est renvoyé étymologiquement au « par ris » de Gargantua : « Je vais leur donner le vin. Mais ce ne sera que par ris » (p. 89, l. 10). Mais rien ne permet de dire que ce rire soit aussi celui du lecteur, du spectateur. Il est au contraire tout aussi effrayant d’inversion des valeurs que le « bon, bon, bon » de Pantagruel. Gargantua rit de sa force, il se moque cruellement de ce que lui demande le peuple, en pervertissant le vin du lien social, remplacé par l’urine d’un « pissefort ».
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42 Discours..., I, LVIII, « Qu’un peuple est plus sage et plus constant qu’un...
36Si le géant est méchant, il ne s’en déduit pas pour autant que le peuple soit bon. L’interprétation par Béda tient : en face de ce méchant prince se trouve en effet un méchant peuple. À prince déréglé, peuple déréglé. L’un appelle l’autre, dans une situation de crise, de cercle proprement vicieux. Le peuple que montre le début du chapitre est « tant sot, tant badaud, et tant inepte » (l. 3), tout comme le géant est, on l’a vu, « tant fat, niais et ignorant. » La violence initiale est bien celle du peuple, qui poursuit Gargantua comme une bête curieuse, « molestement », de façon pénible. À cette violence répond une vengeance : le pissefort et le vol. La vengeance à son tour suscite un mal et non un bien, à savoir le reniement de Dieu et la sédition. La faute est ainsi partagée entre le mauvais prince et le mauvais peuple. Or, un mauvais peuple peut lui aussi être dit tyrannique, comme le note Machiavel42 :
Ce que Tite-Live dit du caractère de la multitude ne peut s’appliquer à celle qui est, comme la romaine, réglée par des lois, mais bien à cette populace effrénée comme était celle de Syracuse, qui commettait tous les excès auxquels s’abandonnent aussi les princes furieux et sans frein, tels qu’Alexandre et Hérode.
37Écrasé par l’accueil de cette populace, Gargantua réagit de façon primaire, primitive et archaïque. Cette expérience souligne que son éducation n’est pas terminée, il n’est pas encore adulte puisqu’il a encore en réserve une telle violence de brute. L’allusion finale à « la patience des Rois de France » ne fait que souligner le chemin qu’il lui reste encore à parcourir pour être un bon roi, les rois de France étant, aux dires mêmes de Machiavel, l’antithèse des princes furieux et sans frein. Gargantua s’est laissé emporter, il n’a été ni patient ni prudens, il a cédé au plaisir éminemment tyrannique de la vengeance, laquelle à son tour a suscité la sédition. En restituant les cloches dans la bonne humeur générale, le géant progresse sur la voie de la Prudence. Janotus avec tous ses ridicules achève de le rappeler à ses devoirs de prince. L’éducation par Ponocrates peut commencer.
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43 Cotgrave, s. v. proficiat. Voir encore Fabri (p. 248 ; cité par Littré, s....
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44 De façon classique, le bon prince est celui qui ne prend aucune décision t...
38Concluons sur l’institution du prince en relevant un mot qui parle d’adolescence et de perfectionnement. C’est celui de proficiat : « Je crois, dit Gargantua, que ces maroufles veulent que je leur paye ici ma bienvenue et mon proficiat » (p. 89, l. 8-10). Le proficiat assimile la situation à l’Entrée d’un évêque dans son évêché : c’est un don forcé qui lui est accordé, « in manner of a welcome, immediately after [his] installments » (Cotgrave)43. Mais l’origine latine du mot signifie au sens propre un souhait de bon succès, sur proficere, « être utile, faire des progrès », tout comme le prosit qu’ont gardé les Allemands au moment de boire. En contexte, les deux sens servent à caractériser l’accueil fait à Gargantua. Son entrée dans la capitale est comme l’arrivée d’un évêque prenant possession de son siège. Mais tout est perverti. En lieu et place de la liesse populaire et fervente, on a une populace qui n’écouterait pas « un bon prêcheur évangélique » (l. 6). En lieu du vin qui devrait couler d’abondance dans les fontaines de la ville, un pissefort. Le rite des Entrées a pour but de nouer ou renouer les liens entre un peuple et son souverain, il est propitiatoire. La fête doit créer un cercle vertueux, le cercle de la Grâce donnée et rendue, l’union d’un bon prince et d’un bon peuple. On obtient ici le résultat exactement inverse : la bienvenue est ratée, elle est une malvenue. Mais le mot même de proficiat anticipe un retour à l’harmonie. Gargantua n’est plus qu’une brute passagère. Bon prince, il rend les cloches de son plein gré, non sans en avoir sagement délibéré avec ses conseillers, avant même la joyeuse harangue de Janotus44. L’énormité de son vice tyrannique l’a fait progresser vers la vertu du bon roi.
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45 Plutarque, Vie d’Alexandre, 13, 3.
39Paradoxe insoutenable ? Non, mais tout au contraire situation topique, cliché des Vies qui sont des éloges sous forme chronologique. C’est ainsi que chez Plutarque Alexandre le Grand, roi à vingt ans, est d’abord d’une affreuse cruauté, et fait de Thèbes première prise un carnage atroce. Mais c’est une sorte de passage obligé vers la vraie grandeur : « le malheur de Thèbes fut souvent pour lui un sujet de tristesse, et le rendit plus doux à l’égard de beaucoup d’entre eux45. » De façon analogue, Bayard lors de son premier combat est d’une audace irresponsable, sans aucune prudentia. Selon le récit du Loyal Serviteur, dans sa première action comme capitaine, Bayard poursuit les ennemis jusqu’au cœur de leur ville, Milan, au point d’être fait par eux prisonnier. Cela, comme on dirait aujourd’hui, « lui apprendra », et en effet il ne se laissera plus jamais prendre à être pure Force déchaînée sans le contrôle de la Prudence, tout comme Alexandre a appris à ne plus dépasser la mesure. Le péché de jeunesse est ce qui permet de sortir de la jeunesse. Tout se passe comme si la trop bouillante jeunesse guerrière avait besoin d’aller une bonne fois au bout de sa propre violence pour éprouver alors le besoin de la réguler. Ce moment de tous les périls est celui d’une liberté ivre d’elle-même, hors des premières chaînes qu’on lui a imposées, et avant celles qu’elle se donnera.
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46 « Fable ésopique et dispositio épidictique… »
40En termes de mythe ou de rite, le paradoxe rappelle de près le principe de l’initiation des adolescents dans les tribus africaines. Pour en rester à notre période, le récit de ce péché de jeunesse est la transition idéale qui mène l’auditeur, dans les éloges sous forme chronologique, de l’enfance à l’âge d’homme, de la pure Nature à la maîtrise. Du reste, Paul J. Smith a pu montrer à quel point le Pantagruel est organisé comme un éloge, ou comme l’une des Vies de Plutarque46. Quand donc Montaigne évoque ce même épisode de Thèbes pour en faire une critique d’Alexandre, dans un ajout de l’Exemplaire de Bordeaux à la fin du premier chapitre des Essais, il est frappant de voir qu’il s’en sert pour montrer justement l’ambivalence du héros, la Brute derrière le Grand. Montaigne assurément ne se laisse pas prendre au piège de l’univoque. Mais tout à sa démonstration, il en oublie ici complètement le rapport à la jeunesse amendable du roi : le rapport au temps, à l’inchoatif du -sco. Dans mes termes, l’ambivalence lui fait perdre de vue l’adolescence.
Conclusion
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47 « Rabelais, lecteur et juge des romans de chevalerie », p. 242.
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48 À ce moment-là, justement, la taille gigantesque n’est plus évoquée.
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49 Pantagruel, chap. 1, éd. citée, p. 307, l. 110 : « et du pied la tournait ...
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50 Les guerriers de Dieu, I, p. 16 – je transforme en affirmation ce que Crou...
41De l’ambivalence à l’adolescence, le chemin est apparemment logique, car c’est la problématique même de toute éducation. Rien ne prédisposait pourtant le géant à être éduqué. Dans les romans de chevalerie qui précèdent Rabelais, les géants sont le plus souvent au service des princes. Comme l’a noté Jean Céard de façon décisive, Rabelais, lui, « confie aux géants la royauté47. » C’est de là que tout part. La force brutale n’est plus seulement, épisodiquement, au service du bon prince. Elle doit coexister, au sein même du prince, avec la prudence. Cette fusion du prince et du géant reste un mélange fondamentalement instable et détonant, même après que, l’éducation achevée, il est devenu un bon prince48. Nous voudrions bien être protégés, embarqués que nous sommes sur le navire de l’État : tels les occupants de l’arche de Noé protégés par Hurtaly, ce géant assis à califourchon sur l’arche, et qui comme un roi la gouverne à sa guise49. Il n’empêche que tout cela parle d’instabilité, de tempête, de crise majeure. Il y a du déluge dans l’air, un de ces déluges où même le « bon » Dieu décide d’exterminer la terre entière. Le « bon » géant pourrait tout aussi bien nous noyer. Nous rêvons d’adolescence par des moyens humains au moment où nous terrifie une ambivalence qui relève du sacré, du deinon. Car si le roi est un géant, l’angoisse ne peut plus nous quitter. Le rire rabelaisien domine de toute son épaisseur une angoisse elle-même épaisse, et il la domine après l’avoir dûment suscitée. Comme l’a dit fortement Denis Crouzet, on peut se demander si l’optimisme de la première Renaissance n’est pas « qu’une mince pellicule enveloppant une civilisation massive, celle de l’angoisse50. »
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51 Defaux, introduction du Gargantua édité séparément : Le Livre de Poche (Bi...
42En fait de crise et de déluge, cela nous ramène pour finir à l’interprétation du vol des cloches par Defaux. Celle-ci l’emporte très loin, jusqu’à proposer une date pour la composition du Gargantua, par une lecture assumée comme « allégorique »51. La cloche serait Béda à la tête de la Sorbonne. Gargantua serait François Ier. Le vol serait l’exil de Béda, il aurait lieu le 18 juin 1533, lorsque le roi « signe de Moulins l’ordonnance expulsant Béda et ses complices de la capitale » (Béda rentrera en décembre de la même année). Au total, on serait dans « la farce et la caricature, Juvénal et Lucien n’auraient pas fait mieux. » La lecture proposée ici ne remet pas en cause l’identification. En revanche, elle récuse l’idée de satire, laquelle suppose un Rabelais univoque, prenant parti pour Gargantua et François Ier, contre les Parisiens et les Sorbonicoles. Les choses ne sont pas si simples. Si effectivement Rabelais donne à voir une crise, par exemple et sans doute celle de 1533, il la donne à voir comme crise. Qui dit crise dit enchevêtrement des responsabilités, dans un affreux mélange où la violence des uns entraîne la vengeance des autres, et ainsi de suite. Gargantua-François Ier déchaîné contre la Sorbonne est deinos, « épouvantable », rien ne semble devoir l’arrêter. Il est d’abord plus colérique que prudens. Paris n’est pas une bonne ville, mais son prince n’est pas un bon roi. Nous voilà loin des simplifications partisanes. En échange, nous voilà au plus près, je crois, d’un sentiment « littéraire » sur la situation. Le géant-roi, dans son ambivalence de brute et de dieu, est un trait de génie pour vivre de l’intérieur la crise convulsive des années 1530. On est plus du côté de l’épopée que de la satire. Il s’agit moins de critiquer des ennemis que de fonder, avec eux, avec leur violence mais aussi avec la nôtre, et encore avec la violence de notre prince, une nouvelle façon de vivre le royaume. Ce n’est pas simple, parce que c’est homérique.
Notes
1 Voir la Bibliographie en fin d’article pour les références des ouvrages et articles cités. L’identification de Pantagruel à l’Hercule Gaulois avait été proposée l’année précédente par P. L. Gilman et A. C. Keller : « Who is Pantagruel ? », avec référence également à Jean Lemaire.
2 Dans Genèse 6, 4, donc avant le déluge, sont évoqués les « nephilim », mot que les Septante traduisent par « gigantes », confondus avec les « giborim » ou « hommes forts » tel Nemrod, descendant de Noé. Sur cette confusion voir Marie-Luce Demonet, Les Voix du signe, p. 125.
3 Comme l’a souligné Guy Demerson dans son compte-rendu de l’ouvrage de Stephens, « Géant de Chroniques… »
4 La République, IV, 7, p. 214 ; les graphies anciennes sont modernisées, ici comme dans le reste de cet article. Pour la documentation, voir le livre très fourni de Marc-René Jung, Hercule…, à compléter par Marcel Simon, Hercule et le christianisme, et les quelques pages très documentées d’Anne-Marie Lecoq, François Ier imaginaire, p. 424-427. Lecoq signale (p. 226) un Hercule représenté en « grand géant », à côté d’un Atlas, lors de l’Entrée de Rouen, en 1517, comme image de François Ier.
5 Dans l’éd. de la Pochothèque, p. 559, l. 40. Pour un Innocent Gentillet, les « esprits tyranniques » de la l. 37 seront clairement une allusion au machiavélisme. L’Anti-Machiavel attribue en effet au Florentin la maxime suivante : « Un prince en pays conquis doit établir colonies […] et en chasser les naturels habitants » (p. 308 ; p. 293 de l’éd. 1576).
6 Éd. citée, p. 559, l. 53-57 et p. 561, l. 60-61.
7 Orationes, I, 84.
8 Chapitre 44 (de 1535), éd. citée, p. 227, l. 6-12, avec l’opposition terme à terme, à la ligne suivante, entre « royalement gouvernant » et « hostilement pillant ».
9 Innocent Gentillet : « O Roi de la machine ronde […] ta bonté haute / Engloutit toute notre faute, / Et d’un bras rude-gracieux / Les tiens tu tires de la fange, / Et frappes de façon estrange / Tous ces géants audacieux… », dans « Souhait pour la France », qui reprend tous les thèmes de l’Hercule gaulois, à la fin de l’Anti-Machiavel (p. 634).
10 Pantagruel est le « très redouté » (titre du chap.2 du Pantagruel). Pour « épouvantable », cf. chez Rabelais même « choses prodigieuses et épouvantables que Dieu a faites en faveur de Moïse » (épître liminaire du Quart Livre, p. 879, l. 124), et, chez Malherbe, « Au feu roi, sur l’heureux succès du voyage de Sedan », v. 51-52 : « Tel, et plus épouvantable / S’en allait ce conquérant… » Même bénéfique comme Henri IV, le roi dans l’exercice de sa force déchaînée sème l’épouvante. C’est le double sens du gr. deinos, mot qui désigne à la fois la terreur devant le sacré et la puissance surhumaine.
11 Les Illustrations de Gaule..., I, 11, in Œuvres, p. 75.
12 Id., I, 18, p. 115.
13 L’obsession de construire un Hercule uniquement positif se voit chez Lemaire jusque dans le détail, par exemple lorsqu’il évoque son héros versé dans « l’art Magique et astronomie » : « mais il n’en usait sinon en bien. » Ce nouveau pouvoir sert à libérer l’Espagne des serpents, comme Hercule a libéré l’Italie des géants Lestrygons : deux forces, toutes deux au service du bien, contre deux sortes de tyrannie chthonienne ou primitive. Son Hercule, décidément, ne saurait être que du bon côté. Bodin (p. 216) compare aussi la bonne éloquence à l’art de charmer « les aspics, les vipères, les serpents par certaines paroles » : motif herculéen.
14 Voir Anne-Marie Lecoq, François Ier, p. 204-206. Les dames sont Claude et Renée de France.
15 Juges 6, 36-40. La Toison immaculée de Gédéon est vue comme l’image de la Vierge, patronne de l’ordre. Quelques pistes, et iconographie, dans Max Célérier, Regards sur la symbolique de la Toison d’or.
16 Traduction par Aneau de l’emblème d’Alciat qui représente Hercule gaulois : « Eloquentia fortitudine praestantior. »
17 Sur Charles Quint et Hercule, voir Frances Yates, Astrée. Le « non plus ultra » devient « Plus Oultre » chez Charles Quint, suite à la découverte du Nouveau Monde par l’Espagne : la découverte a reculé les bornes du monde reconnu par Hercule.
18 Épître liminaire du Quart Livre, éd. citée, p. 879, l. 117-119.
19 Simon rapproche Hercule mourant sur l’Œta, « victum est chaos » (Sénèque, Hercule furieux, v. 1947) de « ce Fils qui soutient l’univers par sa parole puissante » (Hébreux 1, 3, à rapprocher de Jean 1, 3).
20 Au texte d’Alciat sur l’emblème d’Hercule gaulois, Aneau et Lefèvre ajoutent l’idée de lois : « par faconde voix / Et non par force aux peuples donna lois » (Aneau), « Si donc il a pour lois et ordonnances / Rangé les gens, plutôt que par vaillance » (Lefèvre).
21 Hermès lui aussi a été vu comme une figure du Christ, Verbe et médiateur : voir, dans le collectif Mercure à la Renaissance, les nombreux articles qui font le rapprochement voire l’assimilation entre Hercule gaulois et Hermès. Il me semble pourtant qu’il faut maintenir la distinction entre ces deux pôles.
22 Dante assimile Hercule à David, et Goliath à Antée : De Monarchia, II, 9.
23 Respectivement p. 493, l. 9-12 et p. 465, l. 123-124. Eusthenès, en grec : le fort, le vigoureux. Les « quatre bœufs » rappellent la lutte d’Hercule contre Cacus, qui avait dérobé « quatre taureaux » (Énéide, VIII, v. 207 ; Cacus : gr. kakos, le mauvais).
24 Érasme, Adages, I, v, 39, n° 439, « Ne Hercules quidem adversus duos » (Même Hercule ne peut lutter contre deux adversaires) ; adage commenté dans Jung, p. 80. Trop confiant dans ses propres forces, Hercule est vaincu. Jung cite Le Grand Hercule gallique qui combat contre deux de 1545 : louange de François Ier combattant à la fois contre l’Empereur et contre l’Angleterre, et qui réunit les qualités d’éloquence de l’Hercule gaulois et de force guerrière de l’Hercule de Libye.
25 Chap. 31, p. 167, l. 20 et note 8.
26 Du Bellay, Les Regrets, 172, v. 14. Voir Hercules Prodicius d’Étienne Winand, 1587. Ce livre d’histoires, modernes et anciennes, a pour ambition, au titre, d’être « institutrice du prince adolescent » : Historia principis adolescentis institutrix. La préface s’étend très longuement sur le sophiste Prodicos, inventeur du mythe d’Hercule choisissant, au moment de la puberté, entre le Vice et la Vertu, avec un immense étalage des références classiques sur la question (Platon et Xénophon, etc.). Elle note aussi que le mot grec de prodikos signifie, à Sparte, « tuteur des rois ».
27 Tory, Champ fleury, III, f. 62.
28 Louis Le Caron, Les Dialogues, f. 134 vo.
29 Ronsard, Institution pour l’adolescence du roi très-chrétien Charles IX, v. 42 et 47 (Œuvres, II, p. 1006-1008).
30 Jung cite de même le livret de l’entrée, non réalisé, du cardinal Antoine Du Prat à Lyon. Le cardinal, en forme d’Hercule, est un jeune docteur choisissant entre vice et vertu, avant de combattre l’hydre de l’ignorance.
31 Spartam nactus es, hanc orna (« Le sort t’a remis Sparte : fais-la resplendir », II, v, 1, n° 1401) et Scarabeus aquilam quaerit (« Un scarabée qui pourchasse l’aigle », III, vii, 1, n° 2601) sont traduits par Jean-Claude Margolin dans l’Érasme en « Bouquins ». Sparte et Roi ou bouffon (Aut regem aut fatuum nasci oportere, I, iii, 1, n° 201) le sont par Jacques Chomarat dans son Érasme du Livre de Poche. Voir aussi la fin de l’adage des Silènes d’Alcibiade (Sileni Alcibiadis, III, iii, 1, n° 2201) ; l’ensemble des Adages est désormais réuni, texte latin et traduction française, dans l’éd. collective dirigée par Jean-Christophe Saladin.
32 Trad. Chomarat, p. 348 en Livre de Poche. La citation suivante se trouve p. 347 puis 351.
33 Les beaux livres d’Edwin Duval (en particulier le chap. 3, « The education of the Christian Prince ») et de Diane Desrosiers-Bonin ont bien souligné les enjeux politiques de l’éducation. Mais il me semble que ces deux livres nous font passer trop vite d’un extrême à l’autre. Duval a tout à fait raison d’écrire que l’éducation fait « d’une brute cannibalesque une “image de Dieu” », un « simulacrum Dei » (p. 56). Ainsi résumée, pareille transformation est pourtant elle-même bien… brutale, ou miraculeuse. Les deux livres cités opposent deux situations statiques, d’un côté l’idéal théorique dressé par les Institutions du Prince, de l’autre la réalité peu flatteuse du prince concret. Ils font donc, très logiquement, l’impasse sur la narration des premiers chapitres du Pantagruel et du Gargantua, en sautant directement de l’enfance de brute au prince accompli.
34 Pantagruel, 8, éd. citée, p. 345, l. 45.
35 Comme le dit Érasme, « le bambin est remis aux femmes les plus folles, qui lui apprennent […] le rôle de Prince, c’est-à-dire de tyran [Infans hic orbi imperaturus stultissimis mulierculis committitur] » (dans l’adage n° 201, « Il faut naître ou roi ou bouffon », trad. J. Chomarat, p. 346 ; dans l’éd. Saladin des Adages, I, p. 207). Les jeux avec sa « petite couille bredouille » ne sont peut-être plaisants que pour nous, lecteurs de Freud. L’édition d’Amsterdam des Adagia d’Érasme (II-1, 1993, p. 312, l. 216 = LB 110) rapproche de Tacite, Dialogue des orateurs, 29, et de l’Institution du Prince chrétien d’Érasme : « statim ab ipsis incunabulis stultissimis inficitur opinionibus, enutritur inter stultas mulierculas, adolescit inter lascivas puellas » (AMS IV-1, 1974 = LB 563).
36 J’ai développé ce point dans Le sublime du « lieu commun », p. 399-403. Dans « Le secret de Clément Marot », p. 128-133, Frank Lestringant a abondé dans mon sens, citation d’Érasme à l’appui, tirée précisément de son Institutio Principis Christiani (laquelle, p. 142, l. 189-194 dans l’éd. d’Amsterdam de1974, motive la fable du lion et du rat : « Uti libenter audierit puellus Aesopicum apologum de leone muris beneficio vicissim servato, de columba formicae opera incolumi […] »). Lestringant, p. 130 : « Comme l’explique Érasme au début de ce livre à vocation pédagogique et morale, la fable du lion et du rat concerne la conduite du prince chrétien vis-à-vis de ses sujets. C’est pourquoi la lecture en est tout spécialement recommandée au jeune prince appelé plus tard à gouverner les hommes. Tout comme la fable de la colombe et de la fourmi, dont le sens est apparenté (La Fontaine, du reste, les réunira en une seule), elle lui enseigne le respect dû aux humbles et la nécessité de s’attacher par des bienfaits les esprits même du plus bas peuple […]. »
37 Éd. citée, p. 319, l. 26-28.
38 Dans Rabelais. Fais ce que tu voudras, Thierry Pech a tiré un très brillant parti de cette analyse ponctuelle, que lui avait transmise, m’a-t-il dit lui-même, un des collègues qui avait entendu ma communication au colloque de Tours.
39 Defaux, dans Rabelais, Gargantua, Paris, Le Livre de Poche (Bibliothèque classique), 1994, introduction, p. 21-23.
40 2 Rois 19, 35. C’est Du Bartas et non la Bible qui note que l’Hébreu, à ce spectacle, « frémit d’aise en son cœur » (La Sepmaine, I, v. 753).
41 La République, II, 4, p. 58 (c’est le long passage sur la différence entre roi et tyran).
42 Discours..., I, LVIII, « Qu’un peuple est plus sage et plus constant qu’un prince », p. 503.
43 Cotgrave, s. v. proficiat. Voir encore Fabri (p. 248 ; cité par Littré, s. v. proficiat, historique) : « L’on fait aussi des lettres missives de proficiat ou de congratulation, quand aucun de nos amis a obtenu quelque office ou bénéfice ou autre chose de fortune, et on lui en veut dire un proficiat, c’est-à-dire congratuler à sa bonne fortune. »
44 De façon classique, le bon prince est celui qui ne prend aucune décision tout seul : « nihil nisi ex consilio », rien qui n’ait été approuvé par un Conseil.
45 Plutarque, Vie d’Alexandre, 13, 3.
46 « Fable ésopique et dispositio épidictique… »
47 « Rabelais, lecteur et juge des romans de chevalerie », p. 242.
48 À ce moment-là, justement, la taille gigantesque n’est plus évoquée.
49 Pantagruel, chap. 1, éd. citée, p. 307, l. 110 : « et du pied la tournait où il voulait, comme on fait du gouvernail d’une navire. »
50 Les guerriers de Dieu, I, p. 16 – je transforme en affirmation ce que Crouzet, qui est dans son introduction générale, avance sous forme de question.
51 Defaux, introduction du Gargantua édité séparément : Le Livre de Poche (Bibliothèque classique), 1994, p. 21-23.
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Francis Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution