La Réserve : Livraison du 22 novembre 2015
Les Maximes à l’œuvre : le Livre de sable
Initialement paru dans : Littératures classiques 35, janv. 1999, p. 153-174
Texte intégral
1 Borges (Jorge Luis), Le Livre de Sable, Gallimard (Folio) 1990, p. 140.
Il me dit que son livre s’appelait le livre de sable,
parce que ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin.1
1. Faut-il achever les Maximes ?
-
2 Voir La Rochefoucauld, Lettre au Père Thomas Esprit, dans Maximes, éd. Jean...
1Quand on regarde comment La Rochefoucauld et ses contemporains qualifient cet objet curieux qu’est l’ouvrage des Maximes, on est frappé par la récurrence du motif de l’inachèvement : « ramas de diverses pensées », parues « sans être achevées et sans l’ordre qu’elles devaient avoir » (nous dit La Rochefoucauld dans l’édition de Hollande), collection de « belles pierres » et de « beaucoup de plâtras » (comme les nomme, à la lecture d’une copie manuscrite, un correspondant anonyme de Madame de Sablé)2.
-
3 La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., Documents concernant la première...
-
4 Auteur anonyme, lettre 35, dans op. cit., p. 573.
2La publication ne change rien à l’affaire, sinon qu’apparaît une déclinaison positive du thème : l’inachèvement donne l’agrément de l’extrait ou du résumé. Les Maximes sont alors « l’abrégé d’une morale conforme aux pensées de plusieurs Pères de l’Église » (La Rochefoucauld dans L’avis en tête de la première édition3) ; ou encore « l’abrégé de tout ce qu’il y a de sage et de bon dans toutes les anciennes et nouvelles sectes de philosophes »4.
3Inachèvement de la pensée, fragmentation du texte, sélection de morceaux choisis : au même titre que les ana, les Maximes sont une collection d’éléments non hiérarchisés. Elles nous offrent plusieurs morales et plusieurs textes en un seul ouvrage, sans qu’on puisse affirmer que l’ouvrage lui-même constitue un texte unifié et une doctrine cohérente.
2. De l’esquisse au tableau
4A cette constatation répond alors une série de remarques sur la nécessité et l’art d’achever les Maximes dans la lecture. Le Discours de la Chapelle-Bessé, rajouté en ouverture de la première édition, explicite précisément pour le lecteur un tel programme :
5 La Chapelle-Bessé, Discours sur les Réflexions ou Sentence et Maximes moral...
Ce sont les premiers traits du tableau : les yeux habiles y remarquent bien toute la finesse de l’art et la beauté de la pensée du peintre ; mais cette beauté n’est pas faite pour tout le monde, et quoique ces traits ne soient point remplis de couleurs, ils n’en sont pas moins des coups de maître. Il faut donc se donner le loisir de pénétrer le sens et la force des paroles, il faut que l’esprit parcoure l’étendue de leur signification avant que de se reposer pour en former le jugement.5
-
6 Voir Bouhours (le P. Dominique), La Manière de bien penser dans les ouvrage...
5La finesse de l’art nous oriente vers la délicatesse ou la subtilité, cause bien répertoriée (confer Bouhours6) de l’obscurité pour un esprit un peu lourd. La régulation de la lecture s’opérera alors selon un protocole défini : 1. arrêt sur image ; 2. relecture et méditation ; 3. enfin, décision critique, laquelle prendra la forme, à n’en pas douter au regard de cet appel à la réflexion, d’un jugement de vérité (ou de fausseté). Il s’agit là une modalité très particulière de la lecture, d’une lecture arrêtée, liée à une analyse de l’argument et à une appréciation logique.
-
7 Voir La Rochefoucauld, éd. J. Truchet, op. cit., Annexes, Remarques de la R...
6Une telle pratique du texte est attestée dans la copie conservée des annotations que Christine de Suède a apportées en marge de son exemplaire7. Sur 341 maximes, des réserves émises sur la subtilité interviennent dans une dizaine de cas, le degré de vérité est donné dans 150 cas (cela est infaillible, c’est vrai, sans doute, il a raison, cela se peut, je n’en suis pas d’accord, c’est faux) ; plus de 220 maximes sont glosées et à l’occasion rectifiées par amplification de leur argument.
7Enfin, 45 maximes arrachent un cri d’admiration sur la manière (bien dit, agréablement dit, admirablement dit, divinement dit) : l’appréciation de ce qui est « dit » n’est pas ici à opposer à l’appréciation argumentative, comme s’il existait des maximes qui valent pour leur forme, comme d’autres valent par leur pensée. Le dire synthétise dans ces cas précis à la fois une vérité indubitable et une beauté d’élocution. L’admiration de la manière est conjointement approbation de la pensée et reconnaissance d’une réussite verbale. L’esprit de la lectrice a saisi dans ces 45 cas-là une ingéniosité de la pensée par l’éloquence et cette modalité du jugement lectorial, cette intuition de l’esprit est alors bien plus à opposer à l’esprit de lourdeur dont témoignent les dix annotations sur l’obscurité. Dans un cas, l’esprit a saisi avant même de réfléchir, à la fin de la première lecture ; dans l’autre, il n’a toujours rien vu même après réflexion.
8En lectrice sérieuse, Christine de Suède s’est donc attachée à écrire au moins un mot en face de chaque maxime, interrompant ainsi à chaque pas sa lecture raisonnée. Ce n’est pas le seul exemple que nous possédions d’une attention aussi scrupuleuse. Madame de Sablé, dans le salon de laquelle La Rochefoucauld attrape la maladie des maximes, examine plume en main une liste de maximes qui lui ont été envoyées, et sa façon de procéder est tout à fait comparable :
8 Madame de Sablé, lettre 48, dans ibid., p. 591.
(...) dans la 1ère maxime, il faudrait expliquer quelle sorte de confiance, parce que celle qui n’est fondé que sur la bonne opinion que l’on a de soi-même est différente de la sûreté que l’on prend avec les personnes à qui l’on parle ; la 4e est merveilleuse, et il n’y a rien de mieux pénétré ; sur la 8e, il n’y a point de vraies grandes qualités si on ne les met en usage ; sur la 10e, il n’y a rien de mieux trouvé ; la 11e est bien vraie, car le naturel ne se trouve point où il y a de l’affectation ; la 12e, il n’y a rien de si beau ni de si vrai. (...)8
9Achever les maximes, c’est ainsi et d’abord achever chaque maxime : l’achèvement argumentatif est à reproduire à tous les moments de la lecture.
3. « Vous avez admirablement achevé la maxime... »
10Il en va de même pour l’achèvement scriptural, la constitution d’un texte. A deux reprises, des lectrices ont écrit une amplification de la maxime, amplification à la fois argumentative et formelle, déployant un raisonnement et convoquant un contexte substitutif à celui qu’a perdu l’extrait. Tout d’abord, Madame de Schonberg écrit à Madame de Sablé au sujet de la future maxime 102 (« L’esprit est toujours la dupe du cœur. »)
9 Madame de Schonberg, lettre 30, dans ibid., p. 565.
Je ne sais si vous l’entendez comme moi ; mais je l’entends, ce me semble, bien joliment, et voici comment : c’est que l’esprit croit toujours, par son habileté et par ses raisonnements, faire faire au cœur ce qu’il veut, mais il se trompe, il en est la dupe, c’est toujours le cœur qui fait agir l’esprit, l’on suit tous ses mouvements, malgré que l’on en ait, et l’on les suit même sans croire les suivre. Cela se connaît mieux en galanterie qu’aux autres actions, et je me souviens de certains vers sur ce sujet qui ne seront pas mal à propos :
La raison sans cesse raisonne
Et jamais n’a guéri personne,
Et le dépit le plus souvent
Rend plus amoureux que devant.9
11Voilà qui est entendu joliment, en effet, et c’est à peu près ce que lui répond Madame de Sablé, ajoutant pour notre plus grand bonheur la notion d’achèvement :
10 Madame de Sablé, note 18, dans ibid., p. 567.
L’explication que nous donnez à cette maxime, que l’esprit est toujours dupe du cœur, est plus que joliment entendue. Mais ce joliment-là est fort joliment dit, et vous avez admirablement achevé la maxime.10
12Achever la maxime, ce n’est pas seulement la comprendre, c’est la contextualiser dans une réécriture, c’est en produire une imitation ayant un début, un milieu et une fin.
-
11 Voir La Rochefoucauld, Lettre au Père Thomas Esprit, éd. J. Lafond, op. ci...
-
12 Voir Gracian (Baltasar), L’Homme de Cour, trad. Amelot de la Houssaie (168...
13On se souvient en effet que dans une lettre à Thomas Esprit, La Rochefoucauld déplore précisément qu’il n’ait point encore donné de commencement ni de fin à ses maximes11, formule qui renvoie certes à l’ordonnancement non maîtrisé de l’édition de Hollande, mais que l’on peut aussi interpréter en rapport avec l’art interne à la maxime. Dans l’optique de réécriture, de contextualisation qui est ici la nôtre, il convient en effet de donner à la maxime une ouverture - l’Avis au lecteur de la première édition nous apprendra qu’il se serait agi d’un titre, lequel mentionnerait le thème principal de la maxime - et de l’achever, de la finaliser sur un effet de conclusion, comme dans le cas de Madame de Schonberg, où la clausule s’effectue par une pointe épigrammatique. On passe de la maxime façon La Rochefoucauld au discours bref avec titre et pointe finale comme Gracian l’a utilisé pour composer son Oraculo Manual y Arte de Prudencia12, et comme on le retrouve d’ailleurs dans les Réflexions diverses de La Rochefoucauld lui-même.
14C’est encore dans les mêmes termes, mais sur un point différent, que La Rochefoucauld louera une correspondante prestigieuse, Mademoiselle de Scudéry :
13 La Rochefoucauld, lettre 13, dans op. cit., p. 553.
Au reste, Mademoiselle, vous avez tellement embelli quelques-unes de mes dernières maximes qu’elles vous appartiennent bien plus qu’à moi.13
15L’embellissement renvoie à un art de l’éloquence. Ce qui apparaît ici avec le topos de l’appropriation auctoriale, c’est que l’art de l’éloquence n’est pas seulement une ornementation, : il est une étape indispensable dans la technique de l’orateur. Celui-ci en effet doit ajouter à l’invention qu’est la maxime une elocutio qui, au même titre que la dispositio dans l’exemple précédent, vient compléter la rhétorique de la maxime de façon à constituer un discours - un texte achevé. Au demeurant, si La Rochefoucauld a négligé la dispositio, il n’ignore en vérité rien de l’art de l’éloquence, comme le reconnaît à ses dépens Madame de Sablé, dans une formulation très proche :
14 Madame de Sablé, lettre 11, dans ibid., p. 551.
Je viens de lire les grandes maximes. Les miennes y sont si bien déguisées par l’agencement des paroles que je les puis louer comme si elles ne venaient pas de moi.14
16Semble ainsi bel et bien indiquée pour le lecteur une rhétorique de l’achèvement qui vient compléter l’art de penser l’intégralité du raisonnement.
4. L’achèvement de l’inachevé
17Deux points sont alors à comprendre.
18D’une part, le critère de l’achèvement est ici du côté d’une conception traditionnelle de l’ouvrage de l’esprit, comme pensée mise en forme et structurée, dont la longueur dépend de la complexité. La lecture sérieuse, qui achève la maxime par la pensée et occasionnellement par l’écriture, s’attache ainsi aux grandes catégories de la logique et de la rhétorique, à l’argumentation, à l’éloquence et à la disposition. Participent à cette conception globalement « aristotélicienne » de l’œuvre les lectures attestées de la copie et des premières éditions des Maximes, la critique de Madame de Sablé - remarquable en ce qu’elle a pu avoir une influence sur la composition même de telle ou telle maxime et sur les choix présidant au recueil -, mais encore la mise en place du texte dans le paratexte de la première édition.
19Mais dire des Maximes qu’elles relèvent exclusivement d’une mise en œuvre aristotélicienne de la pensée et de la parole, pose autant de problèmes qu’elle n’en résout : 1. Si l’achèvement est le critère de référence, pourquoi persister dans une stratégie de pensée et d’écriture fondée sur ce que l’évaluation ainsi normée ne peut appeler qu’un inachèvement ? Quelles sont les justifications de l’inachèvement dans une doctrine globalement marquée par l’achèvement ? 2. Problème beaucoup plus retors pour un lecteur d’aujourd’hui : comment comprendre cette norme de l’achèvement qui s’applique à la maxime, mais qui ignore tout de la collection et n’envisage jamais les liens internes (argumentatifs ou stylistiques) entre maximes, bref, qui ne pense pas l’achèvement du livre ?
20La première série de questions renvoie à une problématique bien connue sur la valeur de l’inachèvement dans l’art de penser et dans l’art de persuader.
21Comme catégorie de raisonnement tout d’abord, la maxime est un raisonnement tronqué, partiel, elle fait l’ellipse d’un raisonnement persuasif intégral - d’un discours. Elle est une pointe du jugement. Comme ornement de l’éloquence, elle est un trait du discours, et sa valeur naît alors précisément du contexte (présent, ou, par extraction, absent), qui dans tous les cas la prépare. Comme l’écrit à peu près le rhétoricien Bernard Lamy, l’important est moins de la trouver que de la naturaliser, de l’enchâsser, d’en faire l’aboutissement d’un discours :
15 Lamy (le P. Bernard), La Rhétorique ou L’Art de parler, 5ème éd. (1715), é...
Aussi ces pensées et ces expressions ingénieuses, qui d’ailleurs ornent un style, le gâtent, si elles ne sont si bien enchâssées qu’elles y soient comme naturelles, et ne paraissent point étrangères : que ce soit la nature même qui les présente, qui les fasse naître. tout ce qui est recherché, ou semble l’être, qui est tiré de loin, n’a point une certaine naïveté qui se fait aimer et estimer.15
22Autant dire qu’elle relève moins d’un art de l’invention, d’un génie de l’esprit, que d’un art de penser qui subordonne l’ingenium au judicium, et voit dans le spirituel une simple modalité de tout jugement. La maxime achève un raisonnement, elle en est la pointe, l’extrémité argumentative. L’inachèvement est certes, de ce point de vue logique, du côté de l’argumentation préparatoire, car la maxime est une conclusion - mais pas autre chose : autrement dit, que vaut la conclusion si l’on fait l’ellipse de la problématique la motivant ? D’un point de vue logique, cette question est intenable, et de fait, les lecteurs contemporains, de La Chapelle-Bessé à Christine de Suède, s’appliquent à penser l’introduction argumentative de la maxime, autrement dit à la restituer comme conclusion.
-
16 Voir Lamy, ibid., L. IV, ch. XII, Styles propres à certaines matières. Qua...
-
17 Voir Arnauld (Antoine) et Nicole (Pierre), La Logique ou L’Art de penser (...
-
18 Voir Bouhours, op. cit., Second Dialogue : « Disons par analogie qu’une pe...
23D’un point de vue rhétorique, la critique classique a bien mis en évidence les effets et les avantages de l’inachèvement stylistique. La formulation elliptique relève de deux interprétations différentes, qui l’associent tantôt à une rhétorique de la force (dont le but est de réveiller le lecteur par un pathos communicatif des figures : confer, pour une fois réunis, B. Lamy et D. Bouhours16), et tantôt à une rhétorique de la délicatesse, laquelle laisse au lecteur le plaisir de deviner, flattant ainsi son amour-propre (thème augustinien s’il en est17) et agréant à son enjouement (pensons surtout à Bouhours18). La maxime participe, dans cette conception de l’inachevé, d’une rhétorique dont la réussite classique n’est plus dans la soumission et la manipulation du lecteur, mais dans la mobilisation de son attention.
24Telle est la légitimité argumentative et rhétorique de l’inachevé dans cette conception aristotélicienne de l’œuvre où l’art de parler est subordonné à l’art de penser, et l’inventio au jugement : il ne vaut que par la pensée de sa préparation et préalablement donc, par l’attention qu’il suscite, sur le mode du pathos ou du jeu d’esprit.
5. Faut-il relier les maximes ?
25Il est une seconde série de problèmes née de cette conception de l’œuvre achevée : qu’est-ce qui est achevé (ou, comme on vient de le voir, achevable) ? Autrement dit, peut-on passer de l’achèvement de la maxime à l’achèvement du recueil ? La notion d’ouvrage peut-elle s’appliquer à l’ensemble du livre, ou doit-on la restreindre à chacun de ses éléments ? Se posent ici dans toute leur acuité les questions de l’ordre et de la liaison : pour décider de l’existence même du livre, de son achèvement, il s’agit de voir si les Maximes ont été composées en référence à un principe d’ordonnancement.
26La lettre de La Rochefoucauld sur l’édition de Hollande déplorait, nous l’avons noté, l’absence d’ouverture et de fermeture du recueil. Cette fonction d’encadrement du texte correspond sans aucun doute, dans la première édition, à la première maxime et à la dernière réflexion, lesquelles forment une introduction générale sur l’amour-propre et une conclusion hors numération sur la peur de la mort. Mais l'ordre interne fait toujours défaut.
27Dans l’Avis de la première édition en effet, l’achèvement du recueil est envisagé conventionnellement, comme ordonnancement méthodique des maximes – à ceci près qu’il est absent :
19 La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., p. 261.
Pour ce qui est de la méthode, que l’on y eût pu observer, je crois qu’il eût été à désirer que chaque maxime eût eu titre du sujet qu’elle traite, et qu’elles eussent été mises dans un plus grand ordre (...).19
28A la dispositio de chaque maxime devrait correspondre, par déduction, une disposition générale fondée sur un enchaînement argumentatif des sujets (des titres) particuliers - que La Rochefoucauld n’a pas réalisé pour des raisons contingentes (hâter l’édition autorisée après la publication de l’édition de Hollande). Même conception argumentative de l’ordre ici et là, nous obligeant à penser que la copie qui a circulé auparavant et qui est à l’origine de l’édition de Hollande comportait une disposition aléatoire des maximes, un désordre dû à l’absence de travail plus qu’à un choix volontaire. Bref, il faudrait en déduire qu’avant la constitution forcée en livre, il n’avait jamais été question d’un livre des maximes, que la composition portait uniquement sur l’art de la maxime et que le recueil malgré tout constitué dans les copies était conçu comme une liste d’éléments autonomes, sur le modèle des ana.
29Dans ce droit fil argumentatif, dès la première édition, le paratexte offre ceci d’ingénieux, qu’il double le texte actualisé d’un possible textuel présenté comme réorganisé. Le lecteur peut en effet lui-même construire le livre ordonné des Maximes en s’appuyant, affirme La Rochefoucauld, sur l’Index :
20 Ibid., p. 261.
(...) et comme il y a plusieurs maximes sur une même matière, ceux à qui j’en ai demandé avis ont jugé qu’il était plus expédient de faire une table à laquelle on aura recours pour trouver celles qui traitent d’une même chose.20
30Consultons donc l’Index de la première édition pour découvrir un livre soi disant ordonné : sur 122 entrées, 97 (soit une écrasante majorité) renvoie à un seul espace textuel, fort bref dans 78 cas (c’est-à-dire composé d’une seule ou de deux maximes). Et, en complément, l’Index répertorie 43 séries (de deux maximes ou plus). Autrement dit, l’Index ne sert pas à grand chose, et surtout pas au regroupement de plusieurs espaces textuels. En revanche, le texte attesté des Maximes n’est pas dépourvu d’organisations locales, puisque La Rochefoucauld reconnaît l’existence de suites. Présence de suites thématiques et résistance à un plus grand ordonnancement, tel est le message contestataire de l’Index. Il ne plaide pas pour une conception systématique du dispositif des Maximes, mais pour un statu quo. L’effet de désordre n’est pas aléatoire, mais voulu.
-
21 L’Index de la première édition était déjà marqué par cette nonchalance cro...
31Ajoutons que les éditions successives confirment ce choix. A chaque fois, les nouvelles maximes sont insérées à la suite, et non injectées à travers les anciennes, et l’Index de la cinquième édition frise la désinvolture. Non seulement le nombre des erreurs y est patent mais le livre va dans le sens d’une défection de l’ordre parcellaire enregistré à la première édition : certes, le nombre des suites grimpe à 63 mais le volume du texte a augmenté dans des proportions comparables, tandis que la proportion des suites de plus de deux éléments recule sensiblement. Autre constatation, il ne reste plus que 80 entrées indexées renvoyant à un seul endroit du texte : voilà qui pourrait plaider pour un Index permettant un peu plus la convocation de plusieurs endroits du texte, si l’équilibre de l’Index ne venait démentir une telle assertion. En effet, la convocation de plusieurs endroits textuels se fait surtout au début de l’alphabet, alors qu’à partir du milieu de l’alphabet, les entrées sont traitées on ne peut plus cavalièrement : erreurs et indexation d’un seul endroit du texte abondent21.
-
22 Passons sous silence la question des tenants et des aboutissants du « syst...
32L’ordre des maximes existe, puisque d’une part il y a reconnaissance des suites thématiques, et d’autre part résistance croissante (confer la défection des séries longues) à un plus grand principe d’ordonnancement argumentatif22. Comme le dit en substance non sans raillerie l’Avis de la cinquième édition, les maximes sont toutes sur des matières différentes, bien qu’il y en ait plusieurs sur le même sujet.
33Si la conception de la maxime semblait renvoyer, par les mécanismes d’achèvement auxquels elle se réfère, à une doctrine logico-rhétorique qui règle la réflexion et la verbalisation, il persiste, de la copie à la cinquième édition, une conception tout à fait irrégulière de l’ordre des maximes, qui résiste à la mise en œuvre d’un achèvement logique, et qui en fait un livre d’un nouveau type.
6. L’hypothèse de l’ordo neglectus
34Comment la doctrine classique a-t-elle pu penser cette absence de disposition méthodique ?
-
23 Voir Lamy, op. cit., L. I, ch. XIV, p. 164 : « Ce sont ces petites particu...
35Deux types d’argumentation se présentent, qui trahissent cependant tous deux l’actualité attestée du texte en ce qu’ils se réfèrent au débat sur le style coupé, c’est-à-dire sur un art de la liaison qui échappe à la périodisation. A travers le modèle sénéquéen, s’élabore une réflexion sur la prose classique dont on connaît les termes : d’un côté, chez un Lamy par exemple, les paradigmes du décousu et du rapiécé sont convoqués pour dénoncer ce « sable sans chaux », arena sine calce23. D’un autre côté, par la voix d’un Bouhours, est opposé un autre modèle d’enchaînement des arguments, par glissements, digressions, reprises, atténuations, diversion et contrepoint, qui apparentent le discours des Maximes à la version mondaine du dialogue socratique, à savoir l’art de la conversation, lequel évite la réfutation frontale et lui préfère la variation argumentative et la négligence du lien apparent. C’est précisément ainsi que La Rochefoucauld présente l’art de la conversation dans la réflexion du même nom :
24 La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., Réflexions diverses, IV. De la ...
Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation, et de parler trop souvent d’une même chose ; on doit entrer indifféremment sur tous les sujets agréables qui se présentent, et ne faire jamais voir qu’on veut entraîner la conversation sur ce qu’on a envie de dire.24
36A la place du raisonnement en forme, une ruse de la raison, une ratio cachée qui ne relève pas moins d’une intention explicitée d’entraîner autrui et de poursuivre un but. Et c’est bien à un tel principe de variété (dont on retrouve les bénéfices rhétoriques dans la lutte contre l’ennui et pour l’éveil de l’attention) que fait référence l’Avis au lecteur de la cinquième édition pour justifier le désordre des maximes :
25 Ibid., Le Libraire au lecteur, p. 41.
(...) on n’a pas cru les devoir toujours mettre de site, de crainte d’ennuyer le lecteur (...).25
37Le désordre ainsi envisagé s’avérerait un ordo neglectus, un ordre volontairement mis à mal par des stratégies d’effacement et de diversion au seul niveau de l’éloquence (de la liaison). Il resterait adossé à une référence globalement régulière de la dispositio. Et selon ce schéma de pensée, on analysera tout ce qui, dans la genèse, travaille à défaire les suites, à réintroduire une variété dans la continuité.
38Mais les limites d’une telle conception sont évidentes : elle n’explique pas pourquoi subsistent malgré tout des suites et elle se heurte à l’absence de regroupement systématique et hiérarchisé, de « buts » définitionnels, qui transparaît dans l’Index. Si la rhétorique de l’inachèvement légitimait de façon convaincante l’état de la maxime, elle échoue à rendre compte de l’actualité des Maximes. Elle spécule à la fois sur l’existence d’une intention et d’un but, d’une cause formelle ou finale rendant globalement compte d’une disposition méthodique, et sur le travestissement accessoire (rhétorique) de la liaison dans l’élocution, alors qu’avec ou sans legato stylistique (comme l’appellerait Stendhal), les maximes n’enchaînent aucune progression argumentative ni ne suivent aucune stratégie rhétorique cohérente.
39Le principe d’organisation du recueil échappe à la conception logico-rhétorique de l’achèvement et au statut du livre comme œuvre de la réflexion et art de la persuasion qui en découle. Et c’est sans doute là la raison pour laquelle jamais les lecteurs du XVIIe siècle ne mettent les maximes en relation les unes avec les autres. Ils en font un usage totalement décousu, d’autant plus étonnant qu’il s’appuie sur une lecture pointilleuse : comme s’ils ne disposaient plus d’un modèle de compréhension, d’une clef, pour entrer dans un désordre qui excède infiniment la variété.
7. Les Maximes ou l’art du génie
-
26 Voir Gracian (Baltasar), La Pointe ou L’Art du génie (1648), éd. M. Gendre...
-
27 Ibid., p. 46-47. Pour une analyse (lumineuse) de ce manuel, voir ibid., In...
-
28 Pointes par correspondance et proportion, pointes de disproportion et de d...
40Il existe cependant une autre pensée de l’enchaînement des idées et de la composition, globalement étrangère au classicisme français, surtout dans la seconde moitié du siècle. C’est celle qui découle du « conceptisme » (ou art du concetto, du trait d’esprit) et plus précisément des chapitres consacrés par Gracian à la composition des pointes26. Rappelons les grandes articulations de son manuel consacré à l’art de l’ingenium, de la trouvaille spirituelle, du brillant dans les pensées, dont le champ d’application est à la jonction de la rhétorique et de la dialectique, puisqu’il prend pour objet les œuvres de l’entendement, mais en rapport avec leur beauté. La majeure partie de l’ouvrage est consacrée aux modalités d’invention d’un trait ingénieux, c’est-à-dire d’un « acte de l’entendement qui exprime la correspondance qui existe entre les objets », et le plus souvent « entre deux ou trois concepts antithétiques »27. Il est bien évident que la maxime peut parfaitement relever de ce type de description, et que la typologie des « rapprochements ingénieux » - autrement dit la topique - proposée dans La Pointe ou L’Art du génie pourrait - mieux que les formules mathématiques de Lanson et autres classements des formes de la maxime -, rendre compte de la diversité et de l’ingéniosité du recueil28.
-
29 Gracian, ibid., p. 39.
41Cette conception bouleverse au plus haut point les présupposés de la critique aristotélicienne : l’éloquence n’est plus subordonnée à la réflexion, mais première, véritable « fondement matériel de la subtilité »29 ; l’ouvrage de l’esprit n’est plus un produit, l’artefact combiné d’une réflexion et d’une parole, mais un acte, au sens aristocratique du terme, une action héroïque née de la rencontre d’un génie et d’une occasion. La maxime, selon cette grille de lecture, serait une trouvaille, une victoire - et telle confidence de La Rochefoucauld dans ses lettres cautionne cette interprétation :
30 La Rochefoucauld, lettre 14, dans op. cit., p. 555.
En voici une qui est venu en fermant ma lettre...30
42Dans un acte irrépressible, le génie se concilie avec le hasard dans un haut fait : il faut rouvrir la lettre, pour en garder la mémoire. La maxime aurait moins à voir avec l’art du jugement qu’avec la faculté de l’invention, commune aux hommes d’état, aux capitaines, aux orateurs et aux poètes. Gracian écrit en tête de son Manuel :
31 Gracian, La Pointe ou L’Art du génie, op. cit., p. 39.
J’ai destiné quelques-uns de mes travaux au jugement et, il y a peu de temps, l’Art de la prudence : je dédie celui-ci au génie...31
43On pourrait en dire autant de l’œuvre de La Rochefoucauld, avec d’un côté les Réflexions diverses, œuvres du jugement - et au demeurant si sensiblement démarquées de la forme et de la thématique de L’Homme de cour -, et de l’autre côté, les Maximes, dédiées au génie.
44Il nous est cependant apparu que les premiers lecteurs des maximes puis le paratexte écrit à leur intention par La Chapelle-Bessé et par La Rochefoucauld lui-même vont à l’encontre d’un tel schéma, puisqu’ils inscrivent la maxime dans une logique du jugement et dans une rhétorique de l’éloquence toutes deux infléchies par la mondanité.
45Mais la composition globale des Maximes, si stable à travers les éditions, dans sa recherche occasionnelle des suites et dans sa résistance à un ordre logique, pourrait bien relever de la description de l’ordre donnée par Gracian dans la dernière partie de son Manuel. Celui-ci commence par opposer le trait génial (et pointe verbale tout à la fois) à l’idée même d’une liaison, d’une structure qui soumettrait son principe d’engendrement. Comment concilier la liberté de l’acte et l’assujettissement à un plan (logique ou rhétorique), la conception héroïque du trait d’esprit et la conception méthodique du produit réfléchi ? Le « conceptisme » offre alors cette solution : penser la composition sur le mode de la pointe, comme pointe supplémentaire de liaison ou d’opposition, bref de modulation sur la correspondance entre les pointes. La pointe simple naît du rapprochement de deux objets extrêmes ; la pointe dite « composée » est alors une pointe au second degré : elle se donne comme objets à convoquer dans une union géniale les pointes simples. Et leur rapprochement s’opérera selon toutes les modalités déjà répertoriées pour le rapprochement des objets non verbaux. C’est ainsi qu’au niveau de chaque pointe simple,
32 Gracian, ibid., p. 328.
La pointe s’accroît de la composition (...) et telle qui, seule, ne dépasserait pas la médiocrité, en correspondance avec une autre, parvient à être une finesse ; et non seulement elle ne manque pas de variété, mais au contraire la redouble, soit par les nombreuses combinaisons des pointes partielles, soit par la multitude des modes et des genres d’union.32
46Deux traits majeurs dans l’écriture des Maximes sont ainsi analysables : d’une part la fonction de l’épigraphe et d’autre part le statut des suites. Gracian écrit :
33 Ibid., p. 339.
Une difficulté presque insurmontable réside dans les discours que l’on forme avec [plusieurs] pointes simples. (...) Il arrive parfois qu’une proposition, hypothèse ou thème contienne de nombreuses parties.33
47La liaison entre chaque maxime et l’épigraphe peut alors être pensée selon ce modèle, comme pointe « sur » la pointe initiale, comme génie de la variation. De façon plus décisive, l’existence des suites (qu’elles s’étendent sur plusieurs maximes ou se réduisent à deux maximes à la suite, voire à deux maximes interrompues par une maximes intermédiaire, comme c’est souvent le cas dans la cinquième édition) relève précisément de cet art de la pointe composée : la série n’est pas une micro-organisation argumentative, elle n’est pas l’amorce d’une rhétorique du jugement, elle vaut comme pointe générale composée, comme morceau de bravoure de l’esprit, qui a su continué sa trouvaille géniale sur un espace long, qui a su ajouter au brillant des traits le brillant de leur correspondance.
48La pointe au second degré - génie de l’esprit sur le rapprochement des pointes individuelles - est alors à même de penser l’ordre sans ordre du texte : une logique d’engendrement du texte prévaudrait, qui effectuerait le placement d’un trait au meilleur endroit possible pour produire une pointe de liaison avec les traits contextuels. Le conceptisme nourrirait ainsi un art de la reprise et de la rupture, qui est, au niveau de l’ingenium, un équivalent de l’harmonie et de la dissonance au niveau musical.
8. Les deux livres possibles des Maximes
49Le livre des Maximes s’avère d’ores et déjà achevé : depuis l’état le plus anciennement attesté, il est animé d’une rhétorique de l’esprit qui ne s’est peut-être pas encore affaiblie en esprit d’enjouement, il vole de sommet en sommet, de pointe en finesse, de haut fait en morceau de bravoure. Et sa lecture en continu suppose la mobilisation d’un ingenium équivalent, qui réponde à l’héroïsme de chaque trouvaille (quelle soit simple ou composée) par celui de leur reconnaissance. Un tel esprit de lecture s’est perdu dans le premier public des Maximes, à l’exception de ces cris d’admiration : « Que cela est vrai et bien dit », note Christine de Suède sur une maxime, tandis que Madame de Sablé retrouve la dynamique héroïque qui va crescendo : telle maxime
34 Madame de Sablé, lettre 11, dans op. cit., p. 551 ; et, pour la citation p...
« (...) passe toutes les autres en pénétration. Je ne sais pourtant si c’est parce qu’elle est la dernière, car à mesure que je les ai lues, je les ai toujours trouvées plus belles. »34
50Rares moments où le lectorat classique - dans sa tendance mondaine comme dans sa version cartésienne - retrouve le schéma de pensée du conceptisme : comment articuler cependant en toute rigueur un régime logico-rhétorique qui s’applique plutôt à la maxime en particulier, et un régime conceptiste qui s’applique plutôt pour le livre des Maximes ? Faut-il dissocier une maturité dans l’art de l’éloquence, qui s’accorderait à la rhétorique attique, et un archaïsme dans la dispositio, qui s’inspirerait d’un aristocratisme critique et spirituel étranger à l’usage français ? Il n’en est rien, car l’éloquence aussi peut tout aussi bien relever d’une conception maniériste, par la recherche des « images » extrêmes et autres « tours » retors (paradoxismes, concessions...), et l’ordre général a pu être rêvé - sinon réalisé - en termes de régularité argumentative.
51L’alternative fonctionne au niveau d’un préjugé global, d’une interprétation.
52Soit on place La Rochefoucauld sous le signe noir de la mélancolie (confer l’Autoportrait) et les Maximes dans le sillage des œuvres d’esprit - et il faut affirmer que la maxime et le livre des Maximes sont tous deux déjà achevés, que leur déploiement conceptuel et rhétorique signerait la lourdeur d’esprit et la lenteur du jugement propre au lecteur sans grandeur. Comme emblème de ce livre-là, songeons au florilège hippocratique que Cabanis rassemble dans son portrait conventionnel des mélancoliques, ces hommes noirs aux yeux enfoncés, amis de la solitude dont les ouvrages de l’esprit témoignent d’un génie de la reprise et de variation :
35 Cabanis (Georges), Rapports du physique et du moral de l’homme, dans Œuvre...
Leur physionomie est triste, leur visage pâle, leurs yeux enfoncés et pleins d’un feu sombre, leurs cheveux plats et noirs (...). Leurs idées sont l’ouvrage de la méditation ; elles en portent l’empreinte. Ils retournent un sujet de toutes les manières, et finissent par y trouver ou des faits, ou des rapports nouveaux : mais ils en trouvent souvent de chimériques ; c’est parmi eux que sont les plus grands visionnaires (...). Leur langage est plein de force et d’imagination ; c’est celui d’hommes persuadés : ils y portent souvent des expressions neuves et des formes originales.35
53La Bruyère et son unique pensée multipliée ne sont pas si loin. Et cet usage aristocratique de l’éloquence n’est au demeurant pas étranger à l’éloquence janséniste, dont un détracteur jésuite a pu dire :
36 Bonal (François), cité dans Mousnier (R.), Les XVIe et XVIIe Siècles, Hist...
Rien de vertueux s’il n’est héroïque ; rien de chrétien s’il n’est miraculeux. Ce qui n’est pas singulier est trop trivial. Chacune de leurs paroles est une hyperbole. Toutes leurs idées sont extrêmes. Ce sont des géants des sectes.36
54Soit on place La Rochefoucauld sous le signe du sanguin, mondain dans l’âme, et les Maximes dans le sillage du bel esprit - et il faut alors affirmer, en sens inverse, que la collection des maximes joue avec le lecteur de l’inachèvement, dans le cadre d’un projet globalement détourné d’un achèvement philosophique systématique. Écoutons encore Cabanis parler de ces hommes aux lèvres rouges et aux membres bien proportionnés, esprits volages et émotifs, aptes aux œuvres brèves et incapables de suite dans les idées :
37 Ibid., p. 145.
Ainsi donc, les anciens avaient vu que les hommes d’une taille et d’un embonpoint médiocre, avec des membres bien proportionnés, un visage riant et fleuri (...), des mouvements libres, lestes, déterminés, mais sans violence, jouissent, dans les opérations intérieures de leur esprit, de la même aisance, de la même liberté ; que leurs affections, aimables et riantes comme leur physionomie, en font des hommes de plaisir et d’un commerce agréable.37
38 Ibid., p. 337.
(...) les idées seront agréables et brillantes, les affections bienveillantes et douces. Mais les habitudes auront peu de fixité : il y aura quelque chose de léger et de mobile dans les affections de l’âme ; l’esprit manquera de profondeur et de force (...).38
55Paradoxe de la conception classique qui a pu présider à l’écriture comme à la lecture de l’ouvrage : elle promeut la maxime au centre de l’intérêt, mais elle fait l’impasse sur le livre des Maximes.
-
39 Voir La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, Portrait de M.R.D. fait par lui-même...
56De part et d’autre de ces deux tableaux humoraux, c’est tout l’Autoportrait de La Rochefoucauld que nous reconnaissons : La Rochefoucauld n’a pas ri quatre fois en trois ans, mais il trouve fort divertissantes les bagatelles bien dites et autres manières de badiner, ses yeux sont enfoncés, mais la taille est bien proportionnée, les cheveux sont noirs, mais les lèvres sont rouges, etc.39. Comme l’Autoportrait, parcouru par un dysfonctionnement à la fois humoral et rhétorique, la critique - ancienne et contemporaine - hésite face à l’œuvre instable de La Rochefoucauld : tantôt le statut lui échappe - n’étant plus une œuvre, mais un acte -, et tantôt la norme prégnante dément la présence d’une continuité textuelle.
57Car la question de l’achèvement et de ses modalités serait accessoire s’il n’y avait en cause l’existence même des Maximes comme livre. Comme l’écrit un lecteur anonyme,
40 Auteur anonyme, lettre 34, dans op. cit., p. 571.
(...) je ne suis qu’un maçon ou un charpentier en cette matière, mais vous m’avouerez aussi qu’il est composé de différents matériaux ; on y remarque de belles pierres (...) mais on ne saurait disconvenir qu’il ne s’y trouve aussi du moellon et beaucoup de plâtras, qui sont si mal joints ensemble qu’il est impossible qu’ils puissent faire corps et liaison, et par conséquent que l’ouvrage puisse subsister.40
58Au jeu de la lecture arrêtée, se perd l’effet de texte du texte. Du côté de nos classiques, cela s’appelle l’animation, du côté de l’Espagne, le brillant. Et des deux bords des Pyrénées, y concourent autant, sur le plan syntagmatique, l’art régulier de la progression ou celui, spirituel, de la correspondance, que, sur le plan paradigmatique, l’art des images (figures de mots et comparaisons qui viennent incarner dans le concret un sens abstrait). Comme l’écrit Bernard Lamy,
41 Lamy, op. cit., L. IV, ch. XII, p. 360.
Les tropes et les figures sont les fleurs du style. Les tropes font concevoir sensiblement les pensées les plus abstraites. Ils font une peinture agréable de ce que l’on voulait signifier. Les figures réveillent l’attention, elles échauffent, elles animent les lecteurs, ce qui lui (sic) est agréable ; le mouvement étant le principe de la vie et du plaisir ; la froideur au contraire mortifiant toutes choses. [L. IV, ch. XII]41
59Conceptisme et cartésianisme permettent l’achèvement dans la double notion d’enargeai et d’energeia, d’évidence et de vie, laquelle porte autant sur l’ordre que sur les images, sur la disposition que sur l’élocution.
60Or, de même que les lecteurs sont aveugles à l’enchaînement des maximes, de même, ils sont muets sur la force, la délicatesse (ou la faiblesse, l’indélicatesse, peu importe) des images. A la lecture courante et sensuelle s’opposerait une lecture arrêtée et anesthésiée - qui, sous couvert de conduire le lecteur récalcitrant à une critique positive, laisserait échapper le prix de l’œuvre pour la contraindre à un schéma abstrait, à une intellection artificielle.
9. Le poème perdu des images
61L’éloquence des Maximes passe cependant bel et bien par l’usage permanent d’une figuration, dont la fonction est de concourir à l’achèvement du brillant ou de l’animation. Seul Bouhours se préoccupe de la figuration des Maximes : il n’hésite pas à la dire excessive, même, la condamnant pour maniérisme. Et sans doute l’exemple le mieux choisi pour sa démonstration sur l’excès figural eût été Gracian, l’envers négatif de La Rochefoucauld, mais les glissements et les digressions du dialogue ne l’ont pas voulu. Car Bouhours récupère en quelque sorte la tradition du conceptisme pour la fondre (et la perdre) dans le moule logico-rhétorique et conduit donc en parallèle une critique de Gracian et un éloge de nos classiques qui n’est pas sans confusion. C’est ainsi qu’il est dit des maximes (de L’homme de Cour) :
42 Bouhours, op. cit., Quatrième Dialogue.
Cet ouvrage (...) est un recueil de maximes qui n’ont nulle liaison naturelle, qui ne vont point à un but, la plupart quintessenciées et chimériques, presque toutes si obscures qu’on n’y entend rien (...).42
62Mais c’est à l’occasion d’une maxime de La Rochefoucauld, que l’obscurité est ainsi analysée :
43 Ibid., Quatrième Dialogue.
(...) l’obscurité peut venir de ce qu’une pensée est tirée de loin : par exemple d’une métaphore, ou d’une comparaison, qui n’a d’elle-même nul rapport à l’objet de la pensée. (...) Comme la métaphore rend le discours clair, quand on l’emploie à propos, et qu’on s’en sert peu : elle l’obscurcit dès qu’elle est fréquente ; et fait des énigmes, si on en use continuellement. La raison est que tant d’images étrangères mêlées ensemble, produisent de la confusion dans l’esprit des lecteurs ou des auditeurs.43
63On retrouve là une grande interrogation classique sur le littéralisme, cette pathologie de la lecture qui oublie de traduire les figures et enfile dans leur sens littéral les images, cette mémoire des mots qui est aussi celle du rhétoricien quand il dénonce l’incohérence des métaphores dans un espace textuel bref. Quant elle s’évalue en termes d’excès, la figuration est bien sûr en prise avec le mélancolique et avec la rhétorique de l’ingenium, qui va chercher les extrêmes - au premier rang desquels les images les moins évidentes - pour faire jaillir l’esprit dans leur rapprochement.
64Que la figuration des Maximes soit excessive ou non, l’important est de poser l’impossibilité de ne pas la voir, de façon à enquêter sur l’étrangeté de la lecture classique des Maximes et sur le statut opéral qui en découle.
65Même dans une approche moins accidentelle que celle de Bouhours, il est aisé de mesurer, en termes de fréquence et de richesse lexicale, l’ampleur des registres imagés dans le texte définitif des Maximes. Tout d’abord, le recours à l’image apparaît à peu près dans 226 maximes sur 504. Il s’agit donc d’un fait de style majeur. Peuvent être identifiés huit registres lexicaux qui forment image. Ils ont été évalué en fonction de deux critères, la fréquence de leur occurrence et la diversification de leur vocabulaire. Ainsi, dans un ordre croissant de fréquence et de richesse, et toujours approximativement, on peut avancer ces ordres de valeur :
-
le lexique des sens apparaît dans 6 maximes et compte 5 termes ;
-
le lexique du chemin apparaît dans 22 maximes et compte 22 termes ;
-
le lexique de l’argent et du commerce apparaît dans 28 maximes et compte 26 termes ;
-
le lexique de la médecine et de la maladie apparaît dans 40 maximes, mais ne compte que 27 termes ;
-
le lexique de la lumière et de la vision apparaît dans 50 maximes, et compte 37 termes ;
-
le lexique de la composition, du déguisement et de la représentation apparaît 57 maximes et compte 52 termes ;
-
le lexique du rapport de force (du règne et de la violence) apparaît dans 67 maximes et compte 55 termes.
-
Enfin, un ultime ensemble d’images (le huitième, donc) ne tire pas tant la réflexion morale vers la peinture que vers la réécriture littéraire, dans la mesure où il s’agit d’images caractéristiques du maniérisme ou de la préciosité (images du mouvement et de la génération, de la mer et du feu). Composite, il apparaît dans 26 maximes.
66Les Maximes sont peut-être une variation morale raffinée, mais lues obliquement, dans le fil de ces images, elles donnent forme à un arrière-plan poétique du texte, à une coloration envahissante de l’éloquence.
-
44 Le lexique des sens a été écarté au cours de la genèse, jusqu’à disparaîtr...
67Le « décor mythique » des Réflexions ou Sentences et Maximes morales est certes anesthésié44, il n’en est pas pour autant déserté. Il s’organise principalement autour de la mascarade, de la guerre et de la circulation des regards. Univers aux potentialités poétiques s’il en est : La Rochefoucauld inscrit dans son texte une topique romanesque riche, dont il ne décline ni la thématique ni l’intrigue, à quelques épisodes près, les préparatifs du spectacle pour la topique de la mascarade, la défaite pour la topique de la guerre, la dérobade pour la topique du regard, la médication pour la topique de la maladie.
68Une matière poétique existe, disséminée dans le texte, et qui ouvre la réflexion morale et la performance verbale non sur une méditation raisonnée, mais sur une rêverie fictionnelle. Voilà qui n’est pas sans analogie avec un autre texte contemporain, les Lettres portugaises (1668), dont l’intérêt premier est d’être explicitement une analyse du cœur humain et un modèle pour la rhétorique des passions et dont le succès relève pourtant a contrario d’une réception poétique - qui s’est incarnée dans l’écriture de fictions complémentaires, à savoir les réponses de l’amant : achèvement romanesque d’une œuvre marquée elle aussi de façon multiple et complexe par l’inachèvement structurel.
69Ces deux textes contemporains (les Lettres portugaises sont de 1668) se caractérisent donc par la place qu’ils ménagent à une topique poétique, en marge d’un programme moral et rhétorique. La différence, bien sûr, est d’ordre figural : présentes littéralement dans les Lettres portugaises, ces semences pour l’imagination interviennent au niveau du figural dans les Maximes. Abondamment déployées par les lecteurs des Lettres, elles ne sont pas exploitées par ceux des Maximes, à deux réserves près.
701. L’on songe ici d’abord à la Princesse de Clèves, dont on ne dit pas qu’elle a subi l’influence des Maximes, mais qu’elle en est un achèvement romanesque possible, qu’elle achève le roman inachevé (esquissé, faudrait-il dire) des Maximes - au même titre que les Portraits à la fin des Réflexions diverses.
712. Comme le suggère Bouhours, une telle pratique des Maximes, écartant la lisibilité discursive au bénéfice d’une poétique erratique, est source de confusion. La règle de la traduction s’impose. Mais une autre répercussion des figures peut être attestée, du côté des lecteurs anonymes des copies manuscrites : qu’ils les approuvent ou les critiquent en effet, les lecteurs reprennent aux Maximes leurs images les plus récurrentes, de la violence à la mascarade, de la lumière à la maladie.
10. L’exténuation d’une symbolique
72Il est vrai qu’ils s’approprient ces images d’abord parce qu’elles ne sont pas identifiées comme spécifiques de l’éloquence des Maximes. Elles relèvent d’une topique morale aujourd’hui reconnue, du theatrum mundi à l’homo viator, de la réflexion sur les échanges aux doctrines physico-morales et médicales. Comme l’écrit une lectrice non anonyme (Madame de Schonberg),
45 Madame de Schonberg, lettre 30, dans op. cit., p. 566.
Il y a longtemps que j’ai pensé, et que j’ai dit que tout le monde était en mascarade et mieux déguisé que l’on ne l’est à celle du Louvre, car l’on n’y reconnaît personne. Enfin que tout soit à se disposer honnête, et non pas à l’être, cela est pourtant bien étrange.45
73Le partage des figures est ipso facto partage idéologique, reprise d’un corps doctrinal dont ces figures sont emblématiques. C’est ainsi le cas pour le cartésianisme, mis en relation par un lecteur anonyme avec les figures de la lumière et de la vision :
46 Auteur anonyme, lettre 31, dans ibid., p. 568.
« C’est une agréable description de ce qui se fait par les plus honnêtes gens quand ils n’ont point d’autre conduite que celle de la lumière naturelle et de la raison sans la grâce (...). »46
-
47 Voir, pour une interprétation augustinienne conciliante, J. Lafond, La Roc...
74Aux interprètes d’interpréter la concurrence ou la complémentarité entre absence de raison et absence de grâce au fondement des réflexions morales47.
75Les figures font sens. Elles ne creusent pas seulement le texte sur un arrière-plan poétique, elles l’étoilent sur un intertexte idéologique reconnaissable. Le rapport entre « tout ce qu’il y a de sage et de bon dans toutes les anciennes et nouvelles sectes de philosophes » n’est pas tant de l’ordre de l’abstraction et de l’abréviation - les quasi-citations sont loin d’abonder -, que de la symbolisation, par étagement figural de l’élocution. Achever les maximes, c’est en ce sens remarquer la récurrence d’images et qualifier argumentativement ces registres, c’est ancrer la pratique du texte dans une activité d’interprétation.
76La Rochefoucauld ne s’explique pas sur son usage des figures ; la seule mention des embellissements ou, chez ses lecteurs, d’un « beau tour » témoigne d’une conception cicéronienne de la figure comme ornement de l’éloquence - degré le plus pauvre de l’étagement sémantique, négation herméneutique. Une tension réapparaît ici, entre un usage herméneutique rémanent et un usage rhétorique, entre un conceptisme qui laisse l’initiative aux mots et en appelle à une subtilité lectoriale, et une logique du discours qui instrumentalise les signes et leurs effets, qui manipule en force ou en délicatesse le cœur du lecteur.
77Que ce soit ce second schéma qui finisse par prévaloir dans l’usage des figures va alors nous permettre une hypothèse sur le dysfonctionnement général des Maximes relativement à leur modèle opéral. Une série d’éléments converge en effet.
-
Le huitième registre d’« images », celui de la génération et de l’inconstance, de la mer et du feu, va être progressivement marginalisé et son amplification, originellement féconde, se retrouve restreinte, canalisée dans des maximes brèves. Nous avons déjà noté que ce registre établit plus une correspondance textuelle qu’une figuration matérielle, jouant moins sur l’imagination que sur la mémoire. Il témoigne, la chose est connue, d’une mémoire textuelle de mauvais goût, dirait Bouhours, d’un maniérisme d’écriture qui nourrit la subtilité et l’ingéniosité de l’esprit, et dont la MS 1 est l’emblème. La genèse des Maximes enregistre une résistance progressive à ce type de figure.
-
Par-delà le registre littéraire, c’est aussi l’amplification de l’image en général qui, dans le cadre de la maxime, tend à se restreindre. Dans les maximes postérieures à la première édition, les comparaisons s’abrègent, les métaphores ne sont plus guère filées, les jeux verbaux (songeons à l’image du commerce) n’animent plus sur une suite une pointe composée. L’amorce symbolique est ainsi fortement réduite.
-
La rupture est, à vrai dire, sensible entre les trois cents premières maximes (c’est approximativement, à quelques déplacements près, dont la maxime 504, le corpus de la première édition) et les deux cents « nouvelles », rédigées après le saut de la publication initiale, entre 1666 et 1678. En « grand auteur », comme le qualifie Madame de Sablé, La Rochefoucauld adhère au schéma opéral dominant et appauvrit alors la veine figurale, non seulement dans l’ampleur qu’il lui donne, mais encore dans la diversification des lexiques. La pauvreté du registre médical joue ici contre sa relative fréquence - c’est un des registres qui résiste le mieux à l’effritement.
78D’où une hypothèse sans originalité : les copies manuscrites assument un maniérisme que démentent d’abord le paratexte de la première édition, puis les excroissances du texte. C’est donc le texte même qui abandonne un régime opéral pour un autre, qui rééquilibre au cours des éditions l’art de la figure, et plus généralement le fonctionnement logico-rhétorique de l’énoncé dans le sens d’un usage analytique qui respecte les hiérarchies aristotéliciennes.
11. Ceci n’est plus un livre
79Car il faut rapprocher de la rhétoricisation des figures, la marginalisation de l’écriture « de suite ». Dans la mesure où celle-ci nous est apparu comme relevant en effet d’un conceptisme poussé, d’un principe d’ingéniosité longue, il est cohérent qu’elle tombe en désuétude au même titre que la subtilité figurale.
80Le texte s’assagit ou s’exténue, c’est selon : il perd son feuilletage herméneutique, et surtout le principe de ses correspondances. Réduit à une collection ou à un bréviaire, il s’enrichit en retour des réponses qu’il sollicite, de l’achèvement qu’il éveille : l’art du jugement dont il relève ne s’identifie pas de droit à la lourdeur caricaturale dont parle un Gracian, il intègre en revanche le texte dans un processus de conversation. L’héritage humaniste est revu et corrigé par les exigences de la mondanité, pour penser le fonctionnement des œuvres sur le modèle de la participation et leur statut sur celui de la partition. Le texte amorce des propositions, dont l’importance et le sens seront décidés dans l’animation de la lecture, dans l’orchestration d’une conversation. Tel est l’intérêt des Index, que de proposer des lieux à la conversation, des parcours et une topique à l’exercice mondain de la lecture.
81Dans son régime de fonctionnement mondain, le texte joue à la fois de l’inachèvement de chaque maxime et de la pause, du silence entre les maximes. Le principe d’unité du livre est abandonné - ignoré des lecteurs -, tandis que s’enflent les contre-propositions sur la maxime. Peut-être les Maximes ne sont-elles pas un texte un, peut-être le livre des Maximes n’existe pas, ou tout du moins se défait au cours de ses additions, tant il est difficile de concilier l’idée d’une totalisation et la rhétorique du silence qui parfait l’art de la conversation :
48 La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., Réflexions diverses, IV. De la ...
Il y a un silence éloquent : il sert quelquefois à approuver à condamner ; il y a un silence moqueur ; il y a un silence respectueux (...).48
82Dans les blancs de la pagination, la profondeur et l’ambiguïté font irruption en toute anarchie, laissées aux aléas de la lecture. C’est dans les failles de la dispositio que se mobilise l’esprit d’interprétation.
-
49 Madame de Sablé, lettre 42, dans op. cit., p. 581.
-
50 Voir Longin, Traité du sublime, trad. Boileau-Despréaux (1674).
83L’ouvrage des Maximes passe d’un statut à un autre, tantôt achevé miraculeusement dans un acte de l’esprit et tantôt à la fois à achever dans le détail d’une conversation et inachevable comme texte. D’un côté comme de l’autre règnent des conceptions étrangères à notre propre idéologie de la littérature. Soit que l’œuvre participe d’un héroïsme de l’acte et d’un élitisme auctorial (comme le dit Madame de Sablé : « Nous autres grands auteurs »49), soit qu’elle se modélise sur la rhétorique de la conversation, elle échappe à nos exigences de respect littéral et d’unification, d’autorité et d’achèvement. Quant à la voie intermédiaire du « sublime » qui est issue d’un parti du « goût » (auquel appartient déjà, avec Boileau et Bouhours un La Rochefoucauld50), elle n’est pas encore d’actualité dans les années 1660 : c’est elle qui, conciliatrice et positive, ramassera en quelque sorte les critiques du conceptisme portées à l’encontre de la conception logico-rhétorique, pour théoriser sur le texte, sinon une autorité et un achèvement, du moins un je ne sais quoi qui en fait le prix et qui nous donne « quelquefois des vues plus certaines et plus achevées que l’art ne saurait faire » (maxime 404). En retrait, les Maximes restent du côté d’une double crise, touchant l’inactualité du statut aristocratique et la vanité du déploiement logico-rhétorique.
12. Propositions pour un genre réfutatif
84Il est un dialogue de Platon livrant avec vigueur le combat de la dialectique morale contre la sophistique : il s’agit du Gorgias, bien sûr, genre réfutatif articulé en deux versants complémentaires, un premier qui critique la rhétorique comme art de la flatterie, des apparences et de la sophistique, un second qui, sous couvert de démontrer le bonheur du persécuté et le malheur du tyran, enracine la perversion de l’orateur dans une politique dévoyée dans la violence et l’écrasement. Le congé donné aux orateurs (doublé, dans la République, du bannissement de la poésie mimétique, pour immoralité et contrefaçon) se double donc d’une utopie morale marquée par le decorum et l’équilibre (confer aussi le Phèdre).
-
51 Pour un portrait de Sénèque marqué par l’artifice des mœurs (contrairement...
85Avançons ici une interprétation des Maximes : l’intertexte du Gorgias permet d’abord de rassembler les deux registres figuraux de loin dominants, celui de l’artifice et celui du rapport de force ; il élabore en outre une argumentation à la fois critique en matière d’ornementation et positive en matière de decorum, tant et si bien que la rhétorique peut être à la fois la pire et la meilleure des choses, une tromperie au service de la violence ou un art moral et politique de l’accommodation. Non seulement nous retrouvons là les deux versants de la réflexion morale propre à La Rochefoucauld, des Maximes aux Réflexions diverses, mais tel un nouveau Socrate qui aurait remplacé Gorgias par Sénèque51, La Rochefoucauld rejoue, jusque dans la poursuite éditoriale du livre des Maximes, la victoire de la dialectique contre la seconde sophistique, de la rhétorique de l’honnête homme contre l’ingéniosité du mot d’esprit.
86Le texte des Maximes porte inscrites en lui les tensions d’une crise quant à son statut. Il réfute plusieurs modèles de fonctionnement, tant au cours de sa genèse qu’au fil des sentences. Il ne se modélise pas sur l’une ou l’autre des conceptions répertoriées pour penser le livre et son indécision en fait un texte à l’identité incertaine, une œuvre inachevable, un livre de sable, arena sine calce, qui se défait et se recompose au fil de la lecture, de page lumineuse en plage de silence. – Et le même texte ne réapparaît jamais.
Notes
1 Borges (Jorge Luis), Le Livre de Sable, Gallimard (Folio) 1990, p. 140.
2 Voir La Rochefoucauld, Lettre au Père Thomas Esprit, dans Maximes, éd. Jean Lafond, Gallimard (Folio), 1995, p. 262 ; et le dossier des Lettres relatives aux maximes, établi par Jacques Truchet dans son édition de La Rochefoucauld, Maximes, Garnier Frères, 1967 (lettres numérotées de 1 à 49, p. 541-595), auteur anonyme, lettre 34, p. 571. Pour une mention de cette thématique, mais en liaison avec la question de l’augustinisme, voir J. Lafond, La Rochefoucauld, Augustinisme et littérature, Klincksieck, 1986, p. 121 et sq.
3 La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., Documents concernant la première édition, Avis au Lecteur, p. 260-261.
4 Auteur anonyme, lettre 35, dans op. cit., p. 573.
5 La Chapelle-Bessé, Discours sur les Réflexions ou Sentence et Maximes morales, dans La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., p. 267.
6 Voir Bouhours (le P. Dominique), La Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit. Dialogues, 2ème éd., Vve de S. Mabre-Cramoisy, 1688.
7 Voir La Rochefoucauld, éd. J. Truchet, op. cit., Annexes, Remarques de la Reine Christine de Suède sur la troisième édition des Maximes, p. 599-621.
8 Madame de Sablé, lettre 48, dans ibid., p. 591.
9 Madame de Schonberg, lettre 30, dans ibid., p. 565.
10 Madame de Sablé, note 18, dans ibid., p. 567.
11 Voir La Rochefoucauld, Lettre au Père Thomas Esprit, éd. J. Lafond, op. cit., p. 270 : « (...) un ramas de diverses pensées à qui on n’a point encore donné d’ordre, ni de commencement ni de fin. »
12 Voir Gracian (Baltasar), L’Homme de Cour, trad. Amelot de la Houssaie (1684), Ed. Ivréa, 1993.
13 La Rochefoucauld, lettre 13, dans op. cit., p. 553.
14 Madame de Sablé, lettre 11, dans ibid., p. 551.
15 Lamy (le P. Bernard), La Rhétorique ou L’Art de parler, 5ème éd. (1715), éd. Ch. Noille-Clauzade, Honoré Champion, 1998, L. IV, ch. XIX, p. 377.
16 Voir Lamy, ibid., L. IV, ch. XII, Styles propres à certaines matières. Qualités communes à tous ces styles, p. 358-361 : les « qualités communes » sont la douceur, la force, l’agrément, l’austérité. Voir aussi Bouhours, op. cit., Second Dialogue : « Mais qu’entendez-vous (...) par une pensée forte ? J’entends (...) une pensée pleine d’un grand sens, exprimée en peu de paroles, et d’une manière vive qui fasse un prompt et puissant effet (...) ». ; ou encore, ibid. : « Ces sortes de pensées (...) entraînent comme par force notre jugement, remuent nos passions, et nous laissent l’aiguillon dans l’âme. »
17 Voir Arnauld (Antoine) et Nicole (Pierre), La Logique ou L’Art de penser (1662), 5ème éd. (1683), intro. L. Marin, Champs Flammarion, 1970, troisième partie, ch. XX, p. 329.
18 Voir Bouhours, op. cit., Second Dialogue : « Disons par analogie qu’une pensée où il y a de la délicatesse a cela de propre, qu’elle est renfermée en peu de paroles, et que le sens qu’elle contient n’est pas si visible ni si marqué : (...) elle le laisse seulement entrevoir, pour nous donner le plaisir de le découvrir tout à coup quand nous avons de l’esprit. (...) Ce petit mystère est comme l’âme de la délicatesse des pensées. »
19 La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., p. 261.
20 Ibid., p. 261.
21 L’Index de la première édition était déjà marqué par cette nonchalance croissante au fur et à mesure du défilement alphabétique.
22 Passons sous silence la question des tenants et des aboutissants du « système » (à savoir la mention d’une doctrine augustinienne du péché et de la grâce). Elle ne vaut que dans l’hypothèse où il pourrait y avoir un ordre argumentatif méthodique, faisant progresser de maxime en maxime sa démonstration. Notons cependant que cette mention a elle aussi été retirée. Quant à savoir s’il faut lui attribuer une fonction argumentative (y voir un « fondement » idéologique, pour reprendre le terme de La Rochefoucauld conservé jusqu’à la cinquième édition) ou une fonction éthique (lever par sa présence l’hypothèse d’un auteur immoral, et par sa suppression, l’hypothèque d’un auteur prédicateur), cela excède les cadres de cet exposé.
23 Voir Lamy, op. cit., L. I, ch. XIV, p. 164 : « Ce sont ces petites particules qui font cette liaison, qui font un corps de toutes les parties du discours, et en unissent les membres. Elles font la beauté et la délicatesse du langage : elles rendent le discours coulant et suivi : sans elles il est semblable à un corps disloqué, coupé et mis en pièces, du sable sans chaux, Arena sine calce, comme l’empereur Claude le disait du style de Sénèque. » Ou encore, sur les pointes non préparées dans le flux d’un discours (sur la rhétorique des citations), voir ibid., L. IV, ch. XIX, p. 376 : « Ces pensées détachées sont comme des pièces cousues et rapportées, qui étant d’une couleur différente du reste de l’étoffe, font une bizarrerie ridicule ; ce qu’il faut éviter avec grand soin (...). »
24 La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., Réflexions diverses, IV. De la conversation, p. 170.
25 Ibid., Le Libraire au lecteur, p. 41.
26 Voir Gracian (Baltasar), La Pointe ou L’Art du génie (1648), éd. M. Gendreau-Massaloux et P. Laurens, L’Age d’homme, 1983.
27 Ibid., p. 46-47. Pour une analyse (lumineuse) de ce manuel, voir ibid., Introduction M. Gendreau-Massaloux et P. Laurens, p. 17-34.
28 Pointes par correspondance et proportion, pointes de disproportion et de dissonance, pointes par observation énigmatique, par mise en relief d’une difficulté, par contrariété, par similitude, par dissimilitude, par égalité ingénieuse, par comparaison conditionnelle, feinte et étayée, par disparité, par transpositions ingénieuses, par exagération, par renchérissement conditionnels, feints ou étayés, par paradoxe, par dérision, par énigme.... : inutile de réciter plus avant à la lettre la table des matières (voir Gracian, ibid., p. 401-403). On peut tout aussi bien se référer, pour une classification plus systématique, à un successeur de Gracian comme Tesauro, Il Canocchiale aristotelico, o sia delle argutezze heroiche (1654), ou à cette grille topique, féconde par sa généralité (même si elle concerne originellement l’epigramma duplex), que l’on trouve dans la Poétique de J.C. Scaliger : le processus s’y effectue par déduction d’« une conclusion à partir de prémisses, et cela par le plus, le moins, l’égal, le différent, le contraire » (cité par Michèle Gendreau-Massaloux et Pierre Laurens dans Gracian, La Pointe ou L’Art du génie, op. cit., Introduction, P. 25).
29 Gracian, ibid., p. 39.
30 La Rochefoucauld, lettre 14, dans op. cit., p. 555.
31 Gracian, La Pointe ou L’Art du génie, op. cit., p. 39.
32 Gracian, ibid., p. 328.
33 Ibid., p. 339.
34 Madame de Sablé, lettre 11, dans op. cit., p. 551 ; et, pour la citation précédente, Remarques de la Reine Christine de Suède, dans ibid., p. 620.
35 Cabanis (Georges), Rapports du physique et du moral de l’homme, dans Œuvres philosophiques, éd. C. Lehec et J. Cazeneuve, t. I, P.U.F., 1956, p. 147-148.
36 Bonal (François), cité dans Mousnier (R.), Les XVIe et XVIIe Siècles, Histoire générale des civilisations, P.U.F., 1967, p. 208.
37 Ibid., p. 145.
38 Ibid., p. 337.
39 Voir La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, Portrait de M.R.D. fait par lui-même, p. 221-226.
40 Auteur anonyme, lettre 34, dans op. cit., p. 571.
41 Lamy, op. cit., L. IV, ch. XII, p. 360.
42 Bouhours, op. cit., Quatrième Dialogue.
43 Ibid., Quatrième Dialogue.
44 Le lexique des sens a été écarté au cours de la genèse, jusqu’à disparaître : voilà qui tranche avec l’univers en couleurs de l’Autoportrait et l’univers de la gourmandise propre à la correspondance. Cette censure pourrait bien être générique, comme si avec les Maximes, La Rochefoucauld entrait dans un genre dont la noblesse ou le sérieux sont assimilés à une ascèse. Plus fondamentalement, c’est la lecture arrêtée qui est anesthésiée : La Chapelle-Bessé parle ainsi d’une esquisse à laquelle il manquerait encore les couleurs. Voir Documents concernant la première édition, dans La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., p. 267.
45 Madame de Schonberg, lettre 30, dans op. cit., p. 566.
46 Auteur anonyme, lettre 31, dans ibid., p. 568.
47 Voir, pour une interprétation augustinienne conciliante, J. Lafond, La Rochefoucauld, Augustinisme et littérature, op. cit., p. 165.
48 La Rochefoucauld, éd. J. Lafond, op. cit., Réflexions diverses, IV. De la conversation, p. 170.
49 Madame de Sablé, lettre 42, dans op. cit., p. 581.
50 Voir Longin, Traité du sublime, trad. Boileau-Despréaux (1674).
51 Pour un portrait de Sénèque marqué par l’artifice des mœurs (contrairement à Socrate) et l’éloquence sophistique, voir, pour le premier point, outre le frontispice de la première édition, ce propos attribué à La Rochefoucauld par Méré dans une de ses lettres (lettre 49, dans op. cit., p. 593) : « »(...) la véritable vertu se confie en elle-même ; elle se montre sans artifice et d’un air simple et naturel, comme celle de Socrate (...) et je crois que dans la morale Sénèque était un hypocrite (...)« ; et voir, pour le second point, ce jugement d’un lecteur inconnu, parvenu, comme tous les autres, à La Rochefoucauld par l’intermédiaire de Madame de Sablé (ibid., lettre 31, p. 568) et portant sur l’auteur des Maximes : »(...) c’est un anti-Sénèque, qui abat l’orgueil du faux sage que ce superbe philosophe élève à l’égal de Jupiter (...)."
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Christine Noille
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution