La Réserve : Livraison du 25 novembre 2015
Article : NOUVELLE
Initialement paru dans : Dictionnaire Universel des Littératures, Béatrice Didier (dir.), PUF, 1993, vol. 2, p. 2595-2597 (épuisé)
Texte intégral
1La nouvelle, « insaisissable et partout présente » (Etiemble), pose de nombreux problèmes. Problème de la très grande diversité des textes de nouvelles, d’où l’on conclut que la nouvelle n’existe pas : « il n’y a que des nouvelles » (W. Pabst). Problème, lié au précédent, de définition : on passe un temps considérable à recenser toutes les définitions existantes, qu’il faut ensuite éliminer une à une parce qu’elles ne rendent pas compte de tous les textes. Problème, enfin, de terminologie : on cherche à distinguer entre les diverses sortes de récits courts -en français ; « nouvelle », « conte », « récit » ; short story, tale, novella, novellette. short novel, en anglais ; rasskaz, povest’ ; ocherk en russe ; Kurzgeschichte, Novelle en allemand. En fait, l’usage dément toutes les distinctions et La Fontaine*, James* ou Arland*, par exemple, emploient indifféremment un terme ou un autre. Le chinois depuis toujours, le japonais depuis la fin du XIXe s., de façon toute pragmatique, distinguent entre récit « court », « long » et même, en japonais, « moyen ». Il s’ensuit que l’on s’en tient en général à un simple éloge de la brièveté, laquelle impliquerait de facto concision, économie de moyens et perfection du texte ciselé. On peut à juste titre être sensible à la diversité des textes de nouvelles : il est vrai que les thèmes sont innombrables, allant des analyses psychologiques de Schnitzler* aux tall tales de O’Henry ; que le style peut aller du registre soutenu d’un James* à la familiarité d’un Salinger* ; que le narrateur peut articiper à l’action, ou en être le simple témoin, comme dans toutes les nouvelles enchâssées de Maupassant*, ou encore y rester extérieur. Cependant, sans chercher à parler en même temps de la nouvelle chinoise du IXe s. et de celle de Sherwood Anderson*, on peut, au-delà des divergences de surface, dégager les constantes de la nouvelle à son acmè dans le monde, à la fin du XIXe s. et au début du xxe s.
La structure
2Tout d’abord le texte court organise son matériau de façon spécifique. Les éléments narratifs essentiels sont mis face à face, affrontés, opposés les uns aux autres en couples, suivant des pôles qui organisent le récit. Un signe évident de cette tension est le renversement narratif qui intervient dans de nombreuses nouvelles : à la fin du texte, la situation est en effet souvent inverse de ce qu’elle était au début. Mais cette tendance est bien plus profonde. Non seulement la nouvelle nous mène le plus souvent d’un état, très fortement caractérisé, à son contraire, diamétralement opposé, mais le texte tout entier est structuré par la mise en place de couples. Ces couples qui opposent terme à terme des éléments thématiques, des personnages fortement contrastés, des mondes sociaux (Boule de Suif et les bourgeois), jouent le rôle du champ magnétique qui sépare les poussières informes, et donne une forme en séparant des contraires. Tout se passe comme si le texte court, pour être autonome, devait établir une structure interne particulièrement forte et fermée. La pointe n’est alors que le verrou qui vient renforcer la clôture permise par les jeux d’oppositions mis en place. Autrement dit, elle n’est pas indispensable au sentiment d’achèvement que ressent le lecteur ; son absence -fréquente -ne nuit pas à l’effet de « coup de poing ».
Le support
3La nouvelle moderne est née avec la grande presse, et les nouvelles étaient très généralement, au XIXe s. et au début du xxe s., écrites pour le journal. Ce fait a des conséquences énormes. Le plus souvent, le journal impose une longueur très précise au texte : Kipling* disposait très exactement de 1 colonne 1/4 dans la Civil and Military Gazette de Lahore, et Henry James, par exemple, n’a cessé de se plaindre des contraintes de longueur. Mais cette contrainte n’est pas absolue (les nouvelles se poursuivent souvent dans la livraison suivante du périodique). En revanche, le journal impose de façon absolue un lectorat précis. Le rôle de ce lectorat est bien connu pour les pulp magazines, revues où paraissent aux Etats-Unis d’Amérique le plus grand nombre de nouvelles. Intrigue claire (trop claire...), dénouement heureux, personnages et thèmes très semblables d’un texte à l’autre : on écrit le plus souvent la même nouvelle, celle que désirent des lecteurs aux goûts bien précis. Cependant, le cas n’est pas moins frappant quand on considère les rapports entre les nouvelles des « grands » auteurs et les journaux où elles ont paru. La règle est l’exotisme*. Le thème d’innombrables nouvelles est l’étranger (Mérimée*. Stendhal*, Gobineau *, Stevenson*...), et cet étranger est souvent lui-même reculé dans le passé (exotisme historique). Mais, au-delà, il faut noter l’absence constante d’identité entre le lectorat et les personnages mis en scène. James publiait ses nouvelles sur l’Europe en Amérique et celles sur l’Amérique en Europe et n’a pu obtenir qu’on insère ses textes sur l’Amérique dans l’édition new-yorkaise de ses œuvres. Maupassant, certes, écrit sur des Français, mais ses Français sont avant tout des Normands, fortement caractérisés comme tels, jusqu’à la caricature, alors que les textes paraissent dans des journaux élégants de la capitale. Pirandello* ou Verga* publient à Rome ou Milan leurs textes sur tes paysans siciliens ; Verga cessera même d’écrire des nouvelles lorsqu’il rentrera s’installer en Sicile. Les Japonais Mori Ogai au XIXe s., ou Tsuji Kunio aujourd’hui, écrivent sur l’Europe, pour un public qui ne la connaît pas vraiment. Ce que cet exotisme signifie, profondément, c’est la distance qui sépare le lecteur du sujet traité ; et ce qui est caractéristique de la nouvelle, c’est que cette distance n’est pas atténuée par le texte, mais au contraire cultivée.
Le point de vue
4La grande différence entre la nouvelle et les (grands...) romans, en effet, c’est qu’elle conçoit différemment le rapport du lecteur au spectacle qui lui est présenté. Dans un roman, aussi étrange que soit le sujet, l’auteur va tâcher de nous faire pénétrer à l’intérieur ; aussi bizarres que soient les héros, nous allons acquérir avec eux une familiarité qui nous les fera comprendre de l’intérieur. Le roman est essentiellement (bien qu’à des degrés divers, certes) polyphonique et accorde à chaque personnage une voix à part entière, lui fait exprimer une vérité que le texte admet comme possible. Rien de tout cela dans la nouvelle. Les Normands de Maupassant sont tellement frustes que le lecteur élégant du Gaulois ne peut se reconnaître en eux. Le narrateur peut, bien sûr, être proche de nous, comme l’enfant qui « raconte » La Steppe de Tchekhov, mais c’est pour mieux nous faire sentir la bizarrerie du spectacle présenté. Gens et paysages de la steppe n’auraient pas forcément étonné nos yeux d’adultes. L’enfant narrateur naïf est alors, comme les débuts in medias res très courants dans les nouvelles, un moyen de nous imposer avec force et vivacité une vision du monde. De là, le très grand nombre de nouvelles fantastiques : le fantastique·, contrairement au surnaturel, est une représentation de l’étrange aux frontières mêmes du monde normal ; la nouvelle, dans une présentation très concrète, très réaliste, va peu à peu rendre bizarre le spectacle habituel du monde ; elle va faire vaciller les certitudes. Si elle était particulièrement apte à ce rôle c’est précisément en raison du regard extérieur qu’elle donne au spectateur, regard qui ne crée pas de familiarité.
5Ces traits caractérisent au moins la nouvelle XIXe siècle. Un autre trait, lui, est absolument constant à travers toute l’histoire du genre, en Europe comme ailleurs : le parti-pris de réalisme. L’attention aux « circonstances » du récit, la volonté de partir de thèmes et de personnages qui ne soient pas nobles, c’est déjà ce qui, à son apparition en Europe, distingue la nouvelle des genres médiévaux dont elle prend la suite. Le Décaméron de Boccace, les Canterbury Tales de Chaucer, Les Cent nouvelles nouvelles, l’Heptaméron, puis les Novelas exemplares de Cervantès — comme tous les recueils qui les imitent et les pillent —, diffèrent des exempla du Moyen Age par la place faite aux realia dans une narration qui acquiert elle-même une véritable autonomie. Le réalisme est également un élément essentiel des xiashuo (petites histoires) en Chine au IX e s., comme du Haft Paikar (Les Sept Idoles) de Nizami en Perse à la fin du Xl e s., tout autant que des récits de Tourgueniev· ou de Lu Xun. De même, si le fantastique passe, nous l’avons vu, si volontiers par la nouvelle, c’est aussi qu’elle lui permet de s’appuyer sur ce réalisme et de créer ce cadre très concret que le texte va rendre, peu à peu ; étrange. C’est évidemment cette tendance constante vers le réalisme qui explique l’immense vogue qu’a connue la nouvelle dans tous les pays quand se sont répandus réalisme puis naturalisme. Avec Balzac*, Mérimée*, mais aussi Goethe*, Hoffmann*, Poe*, Hawthorne*, Pouchkine*, Gogol*, Dostoïevski*, Prus*, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre, et le naturalisme fera de cette convergence un mouvement véritablement mondial : des véristes italiens à Akutagawa. Même si c’est pour le dépasser, comme le feront par exemple Tchekhov* ou Valle-Inclan*, aucun auteur ne pourra ignorer le message naturaliste, et la forme privilégiée qu’est alors la nouvelle.
6La nouveauté du XIXe s., cependant, c’est au fond que le réalisme n’est plus l’apanage de la nouvelle, et les auteurs de nouvelles vont peu à peu, au XXe s., tâcher de refuser cette prédestination du genre. On parle souvent, en France, de la nouvelle d’aujourd’hui comme d’un genre qui se cherche ; sans doute est-ce que le genre a connu son apogée au moment où l’ensemble de la littérature l’a rejointe sur le terrain du réalisme. Dans les années 1920, les préoccupations seront différentes, et la nouvelle s’engagera sur d’autres terrains. Moins essentiellement narrative, cherchera à fixer ce qu’Arland* appellera plus tard des « instantanés », des états d’âme, bien plus qu’à raconter une histoire. On parlera même de lyrical short story, que l’on rapprochera non roman mais du poème en prose.
7Notons pour finir, cependant, que partout ailleurs qu’en France, elle jouit d’un très grand succès. Dans les pays en voie de développement ou les pays révolutionnaires, la nouvelle est souvent la forme cautionnée et commanditée par les autorités, celle que l’on inscrit, par le biais de concours par exemple, au programme de développement culturel, en Tunisie, Corée, ou au Pakistan. Les Anglo-saxons en sont toujours très gros consommateurs, que les nouvelles soient liées à un support spécifique (la magazine story américaine), ou que sa composition soit enseignée à l’université dans les cours de « Creative Writing ». Les Japonais, eux, la considèrent comme un genre leur est consubstantiel, un équivalent prosaïque du haiku, qui privilégie l’instantané, le fragmentaire, la recherche de la sensation, sur le discursif et le construit. Enfin, et pour s’en tenir à quelques exemples, l’Amérique latine, avec Borges*, Cortazar*, Banciotti*, Cardoso*, Cabrera Infante*..., en est un foyer très actif. En France même, ce ne sont guère que nos compatriotes que l’on boude, et Joyce Carol Oates*, Moravia*, Singer* ou Borges* y sont très lus : ces noms suffisent à rappeler, si besoin était, la vitalité du genre.
Bibliographie
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POUR UNE MISE À JOUR DE CETTE BIBLIOGRAPHIE
FL. GOYET, : The Classic Short Story, Cambridge (UK), Open Book Publishers, 2014 (téléchargeable gratuitement sur https://unglue.it/work/136328/)
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Florence Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution