La Réserve : Livraison du 25 novembre 2015
Le « travail épique », permanence de l’épopée dans la littérature moderne
Initialement paru dans : Formes modernes de l’épique ; nouvelles approches, Judith Labarthe (ed.), Actes du colloque de Tours (2002), Peter Lang, 2004 (épuisé)
Texte intégral
1L’hypothèse développée ici est que la littérature moderne hérite ce qui fait le cœur même de l’épopée, et que j’appelle le « travail épique ». En effet, la conclusion à quoi m’a menée un travail de recherche de douze années sur des textes épiques fondamentaux, c’est que l’épopée est un outil intellectuel de première importance, qui permet de problématiser une situation politique contemporaine par le biais du récit d’une crise ancienne. Je voudrais ébaucher ici l’hypothèse que la littérature moderne joue parfois elle aussi ce même rôle intellectuel.
2Comme les conclusions auxquelles je suis parvenue sur l’épopée s’éloignent des théories habituelles, il faudra commencer par définir, dans une première partie, ce que j’entends par « travail épique ». Je le ferai à travers l’exemple de l’Iliade. Dans une deuxième partie, La Guerre et la paix de Tolstoï servira d’exemple pour tâcher de montrer comment la littérature moderne connaît, elle aussi, ce fonctionnement essentiel de l’épopée.
I. L’épopée, outil intellectuel
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1 Iliade, Chanson de Roland, le diptyque Hōgen et Heiji monogatari, Nibelunge...
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2 Même si tous les chercheurs insistent sur le fait que cette dénomination re...
3Ce que m’a montré le travail sur des épopées canoniques1, c’est en effet que l’épopée est un moyen de penser en l’absence de concepts. L’épopée apparaît dans des périodes où le monde des auditeurs est plongé dans une crise politique si profonde qu’elle ne leur laisse aucun repère, aucune possibilité de comprendre ce qui est en train de se passer. Lorsque les outils intellectuels que nous connaissons sont absents ou inefficaces, l’épopée prend le relais et permet de penser une situation inouïe. Soit l’Iliade : quelle que soit la date précise retenue pour sa composition, les commentateurs sont d’accord sur le fait qu’elle apparaît dans le monde grec du Dark Age. Le texte tel que nous le connaissons est celui qui a été fixé au début du VIème siècle A.-C. après avoir été élaboré pendant ces décennies d’ « Age sombre »2. La puissance des royaumes mycéniens n’est plus qu’un lointain souvenir, le modèle politique qu’ils représentaient ne fonctionne plus. La transformation politique entamée depuis les VIII-VIIe siècles est majeure : ce qui se crée lentement dans ces temps difficiles, c’est la Cité, forme radicalement nouvelle de la vie politique. Mon hypothèse est que l’épopée accompagne ce mouvement, et même qu’elle y participe activement, en donnant aux auditeurs une représentation de la situation et en désignant les enjeux des problèmes politiques. L’épopée permet de mettre en scène les conceptions opposées, elle les fait jouer dans et à travers le récit ; elle donne ainsi aux auditeurs une « prise » sur la réalité qui les entoure. A cette époque, aucun des outils conceptuels auxquels nous sommes habitués n’existe : il n’y a pas de pensée juridique, ni philosophique, ni historique. L’épopée va tenir lieu de tout cela, en articulant en profondeur les différentes possibilités politiques qui s’offrent. Elle va donner à son public un savoir réel et profond. Certes, il ne s’agit pas d’un savoir clair et précis - bien plutôt une sorte de « repérage », une connaissance qui reste obscure et ne s’exprime jamais conceptuellement. Mais pour être obscure, cette connaissance n’en est pas moins profonde et efficace.
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3 On le trouvera développé dans mon livre Penser sans concepts. Fonction de l...
4On peut mettre en évidence dans chaque épopée un véritable travail d’élucidation de la situation politique : les grands enjeux de la période sont représentés, les postures politiques possibles sont incarnées dans des personnages dont les actions permettent de suivre jusqu’au bout toutes les implications des choix fondamentaux. C’est peut-être là qu’est la puissance particulière du genre : l’épopée accomplit un travail intellectuel d’élucidation aussi précis que la pensée conceptuelle, mais elle le fait à travers un récit apparemment simple, en déroulant ses histoires apparemment pour le pur plaisir de la narration. Toute une série de procédés structurels se chargent de permettre, en filigrane, l’articulation intellectuelle de ces récits. Là est, me semble-t-il, le rôle profond de tous les traits de l’épopée : utilisation du formulaire, métaphores et comparaisons, redoublement des situations en scènes parallèles ou antithétiques, multiplication des récits annexes. Pour illustrer mon propos, j’analyserai ici le chant I de l’Iliade. Il ne s’agit évidemment que d’illustration : la démonstration complète représente 250 pages de mon travail pour la seule Iliade3. Mais le chant I permet déjà de bien voir ce qui est en jeu dans le récit.
5L’élaboration intellectuelle, ici, passe essentiellement par le fameux parallèle entre le monde des dieux et le monde des hommes - où je crois qu’il faut voir un élément essentiel, un de ces moyens de structuration qui transforment le récit en machine à penser. Comme les autres éléments de structuration, le parallèle permet en effet de percevoir les rapports entre les faits, au-delà de leur contingence apparente. Dans le chant I, nous assistons à une série de ruptures, au spectacle d’une crise dans le monde des dieux comme dans le monde des hommes, ces deux crises étant placées dans un parallèle strict qui empêche de lire le récit comme simple anecdote, et permet de percevoir ce qui est réellement en jeu.
Ruptures, transgressions et crise dans le monde des hommes
6Le camp achéen sous Troie a vécu les neuf premières années du conflit dans une sorte de « routine de la guerre », sur laquelle le texte insiste régulièrement. Le quotidien des assaillants est fait d’escarmouches sous Troie et, plus encore, de razzias sur les villes avoisinantes. On en rapporte du butin et des prisonniers, qui sont une source essentielle d’accroissement de la richesse. Les prisonniers deviennent esclaves, ou sont rendus à leurs familles moyennant rançon - cette dernière solution semble même la plus appréciée.
7Or soudain Agamemnon détruit cette routine si bien installée, en refusant la rançon qu’on vient lui proposer pour une esclave ainsi conquise, Chryseis. Tous les détails sont importants ici, mais il en est un de fondamental : la manière, les « circonstances » de l’action d’Agamemnon. Elles vont transformer l’incident en une véritable crise.
8Chrysès, qui vient réclamer sa fille Chryseis, est un prêtre d’Apollon ; et il vient revêtu des ornements sacrés. Or non seulement Agamemnon refuse la transaction, mais il renvoie Chrysès avec des injures. On ne doit pas rudoyer un suppliant ; rudoyer un prêtre est non seulement interdit mais peu sage, surtout si le dieu qu’il sert est dieu de l’épidémie. La prière de Chrysès amène aussitôt Apollon à jeter sur le camp une peste terrible, qui décime l’armée achéenne. Tous sont bien conscients de la gravité de la situation : la peste est la crise même, le signe de la colère d’un dieu ; il faut trouver un moyen de l’apaiser.
9Ce moyen semble bien vite trouvé. Héra suggère à Achille de convoquer l’assemblée et d’interroger publiquement le devin Calchas. Ses conclusions sont formelles : l’épidémie est la conséquence de la transgression par Agamemnon des lois divines concernant les suppliants — et les prêtres. Pour apaiser le dieu, il faut rendre Chryseis, mais cette fois sans rançon, et offrir le plus grand des sacrifices, une hécatombe — cent bœufs.
10Le nœud du chant I, on le sait, c’est qu’Agamemnon accepte de sauver l’armée en rendant la captive, mais refuse de supporter les conséquences de son acte. Il refuse de rendre sa captive sans compensation : il exige que l’armée lui trouve une autre part de butin, puisqu’il se dépouille pour la sauver.
11Or, et c’est essentiel, le texte a bien pris soin d’établir clairement la responsabilité pleine et entière d’Agamemnon. S’il avait agi suivant la coutume qui a organisé le camp pendant neuf ans, il aurait accepté la rançon et n’aurait rien perdu au change. C’est à cause de lui que l’armée a pâti de l’épidémie, et qu’elle est maintenant obligée d’offrir un énorme sacrifice. C’est lui qui a chassé ignominieusement un suppliant, lui qui a transgressé les lois divines, sans que le texte mentionne aucune circonstance atténuante. Il faut bien voir qu’en refusant d’assumer sa responsabilité et de pâtir du départ de la captive, il se place en-dehors du fonctionnement normal de la société achéenne, et au-dessus, en annonçant qu’il prendra la captive d’un autre héros. C’est là en effet remettre en cause l’une des institutions fondamentales de toute société d’avant le droit écrit. Le partage du butin est, avec la vengeance, l’institution par excellence. Il est la pierre de touche de la justice et de l’habileté du chef : le butin doit être partagé à la satisfaction de chacun, c’est-à-dire refléter la valeur relative des guerriers. Il doit faire l’objet d’un consensus profond. Une fois accompli, il est intangible, parce que l’attribution des richesses est d’abord et avant tout le signe de la place de chacun dans la communauté. Le terme de geras, « part d’honneur », et le retour constant du vocabulaire de l’honneur (tous les dérivés de timè) en font foi dans l’Iliade. Il est impensable de reprendre à un guerrier ce que le chef lui a attribué en Assemblée. C’est pourtant ce qu’Agamemnon se prépare à faire. Là encore les détails sont importants. Ce qu’Agamemnon annonce, c’est qu’il prendra la part de butin d’un héros en vertu de sa propre décision — sans passer par un vote de l’assemblée. Non seulement il remet en cause le partage, mais il le fait autos, « de lui-même », sans en référer à personne, au nom de son bon plaisir.
12C’est là une transgression majeure des lois humaines, qui vient redoubler la transgression des lois divines que représentait de chasser le prêtre suppliant. Ce qu’Agamemnon cherche à faire ici, ce n’est rien de moins qu’instaurer une nouvelle forme de gouvernement, dans laquelle il ne serait pas seulement primus inter pares mais bien chef suprême, « autocrate » — gouvernant autos, selon son seul bon plaisir. Non pas le chef d’une coalition de héros-rois autonomes, mais le roi d’un peuple soumis, qu’il gouvernerait sans lois ni conseil.
13On pourrait traiter la chose à la légère — diminuer l’importance de la chose — s’il n’y avait pas le parallèle avec le monde des dieux. En effet, tout cela est « habillé » de termes psychologiques. Les reproches et les insultes que se lancent les antagonistes semblent indiquer un enjeu de type personnel — psychologique et anecdotique. Les traductions modernes, d’ailleurs, tirent le texte dans ce sens, en ne donnant jamais leur poids aux innombrables termes formés sur timè, « l’honneur », ou sur nemessao, qui dit l’action de faire régner la justice en empêchant la transgression des lois divines ou humaines. Mais le chant I nous transporte immédiatement après dans le monde des dieux, où nous allons voir reproduites les mêmes transgressions. Ce redoublement de la situation transforme le récit simple d’une opposition psychologique en réflexion sur le gouvernement royal. C’est le premier maillon d’un chaîne qui occupe toute l’Iliade, dans laquelle le récit fonctionne comme « modèle » — au sens mathématique — de la situation politique confuse dans laquelle se trouvent les auditeurs des derniers temps avant la Cité. Le récit permet de visualiser les différentes options qui se présentent à eux, de jauger de la validité respective des deux formes de royauté possibles : autocratique ou limitée, par des lois et des organes représentatifs du peuple.
Le monde des dieux, avenir des hommes
14L’altercation entre Agamemnon et Achille occupe les 420 premiers vers du chant. Toute la fin, à partir du vers 493, se situe dans un autre espace : nous sommes transportés dans la société des dieux. Entre les deux, 80 vers rapportent tous les détails de l’expédition à Chrysè, l’île d’Apollon, pour lui offrir le sacrifice requis — il faudra revenir sub fine sur ce long excursus.
15Que se passe-t-il dans le monde des dieux ? Fondamentalement, la même chose que chez les hommes. Nous assistons là aussi à une crise majeure qui oppose à Zeus, chef des dieux, le dieu le plus important après lui, Héra. Là encore, il s’agit non pas d’une querelle de personnes mais d’une discussion sur la nature du pouvoir. Ce n’est pas, malgré qu’en ait la tradition courante, une « scène de ménage » entre dieux, mais bien une mise en scène des enjeux politiques fondamentaux.
16A la fin de la scène qui les affronte, Agamemnon a décidé que ce serait à Achille qu’il prendrait sa captive pour se dédommager de la perte de Chryseis. Achille, on le sait, en appelle à sa mère la déesse Thétis, et l’envoie demander à Zeus réparation pour l’affront qui lui est fait. Il s’agit de rétablir son honneur bafoué, de l’honorer, lui personnellement, en faisant mourir les Achéens par milliers tant qu’il restera « retiré sous sa tente ». Thétis obtient de Zeus un décret souverain en ce sens.
17Ce décret est une rupture tout aussi fondamentale de l’ordre du monde. Il faut bien voir en effet que ce qu’Achille exige et obtient est hors de l’ordinaire, aux antipodes de la réparation institutionnelle classique. Celle-ci est rappelée, rendue présente, dans le texte : lorsqu’Achille fou de colère est prêt à tuer Agamemnon, Héra envoie Athéna pour retenir son bras ; celle-ci est chargée de lui demander de renoncer à tuer son adversaire, et de lui promettre réparation. Cette réparation est un dédommagement quantifiable : la déesse promet qu’Achille recevra un jour « trois fois autant » que ce qu’on lui prend aujourd’hui. C’est là le fonctionnement normal dans une société de droit non écrit. Toute offense ouvre droit à réparation, proportionnée à l’offense, et décidée par une instance extérieure aux antagonistes. On voit bien que ce qui se passe dans le chant I n’est ni institutionnel, ni proportionné, ni décidé par d’autres — sages ou dieux. Achille exige, de son propre mouvement, quelque chose d’inouï : pour l’honorer, lui seul, la mort de milliers d’hommes. C’est la négation même de l’institution, laquelle prévoit une réparation matérielle et limitée même quand il s’agit de mort d’homme. Même dans le cas bien pire où il y a eu meurtre, en effet, la victime n’est jamais autorisée à désigner son propre dédommagement, et le dédommagement est un ensemble de biens ou une somme d’argent : le « prix du sang », et en aucun cas la mort de plusieurs hommes.
18Face à cette revendication hors normes, on voit se dresser la déesse Héra. Elle connaît dans tous ses détails la démarche pourtant secrète de Thétis. Elle vient reprocher violemment à Zeus d’avoir accordé l’inacceptable : la vengeance personnelle, qui fixe ses propres termes, outranciers.
19Zeus revendique alors contre elle un pouvoir qui est celui-là même qu’Agamemnon cherche à instaurer. Héra parle au nom de l’Institution, elle rappelle à Zeus l’ordre du monde : on ne glorifie pas un homme au-dessus de tous autres au point de détruire la communauté. L’intéressant est que Zeus répond dans un discours qui est parallèle à celui d’Agamemnon. Il prétend imposer sa décision au nom de son « bon plaisir » (emoi philos - I, 564), en raison de sa force cent fois supérieure à celle des autres dieux. Il s’affirme au-dessus des dieux, comme Agamemnon se mettait au-dessus des autres « rois » en refusant de pâtir de la disparition de sa captive, en décidant qu’un autre en pâtirait à sa place.
20L’important est que pour Zeus, à la différence d’Agamemon, la chose est effective. Tout le tableau du monde des dieux est là pour le dire. Le parallèle-homologie que pose le chant I se double alors d’un parallèle-différence (la sunkrisis de la rhétorique grecque, comparatio des latins). Ce type de parallèle permet, en juxtaposant deux éléments qui ont beaucoup en commun, de dégager leurs différences et donc de les percevoir chacun de façon plus fine. Le monde des dieux et le monde des hommes reposent sur des bases politiques à la fois semblables et différentes. Chez les dieux, on ne trouvera ni Assemblée du peuple (sous Troie : l’armée), ni Conseil des chefs, ni reconnaissance de l’honneur dû à chacun. Dans ce début de l’Iliade, Zeus n’est en rien le roi des dieux que nous décrivent Détienne et Vernant. Il est même aux antipodes de dieu suprême qu’ils décrivent, qui règne dans la paix parce qu’il a su reconnaître à chacun des autres dieux sa place et son domaine de compétence, et harmoniser les divers domaines pour que leur superposition ne provoque pas de conflits. Le Zeus de l’Iliade gouverne autos, selon son bon plaisir, et au nom de sa seule force, sans avoir de compte à rendre à personne, sans chercher à ménager personne. Le contraste avec le monde des hommes est frappant. Lorsque Zeus paraît, les dieux se lèvent. Tous obéissent, remplis de crainte. Héphaestos, le puissant dieu forgeron, explique longuement à Héra, sa mère chérie, qu’elle doit se soumettre à Zeus, que lui en tout cas ne pourra la défendre. Il enchaîne sur un petit récit rappelant comment il est devenu boiteux : c’est qu’autrefois, dans des circonstances analogues, il a voulu prendre sa défense. Zeus l’a saisi par le pied et l’a lancé hors de l’Olympe. Il est tombé « tout un jour », et ne s’est jamais remis de sa chute. C’est une version parmi d’autres de l’événement : cette version particulière souligne ici qu’il est impossible de défier le pouvoir de Zeus, en effet « cent fois plus fort que les autres ».
21Dans ce parallèle, on le voit, la maturité politique n’est pas où on pourrait le croire : non pas du côté des dieux, mais bien du côté des hommes. Agamemnon cherche à opérer un coup de force, mais son action est justement limitée et équilibrée par toute une série de relais institutionnels. Le parallèle entre les deux discours d’apaisement d’Héphaestos et de Nestor est de ce point de vue très éclairant : Nestor parlant devant tous peut appeler Agamemnon à respecter Achille, et faire valoir qu’Achille a droit à une « part d’honneur » proportionnelle à sa valeur. Héphaestos, lui, ne parle qu’à sa mère, et n’a aucun moyen d’appeler Zeus à la respecter : il n’y a pas de « part d’honneur » reconnue à chacun, la seule issue possible au conflit est la soumission pure et simple, et Héphaestos appelle en effet sa mère à « plaire » à leur maître.
22Le parallèle, du coup, oblige à repenser la scène chez les hommes. Le monde des dieux, c’est l’avenir des hommes si Agamemnon réussit son quasi-coup d’Etat. Zeus a réussi autrefois ce qu’Agamemnon cherche à instaurer aujourd’hui : un gouvernement fondé sur le « bon plaisir », qui n’a de compte à rendre à personne et peut ne pas respecter les lois.
« Et les cœurs n’ont pas à se plaindre d’un repas où tous ont leur part » : l’horizon d’harmonie
23Entre les deux scènes, un assez long passage paraît à première vue peu pertinent. 80 vers stoppent l’action pour dire le rite du sacrifice à Apollon, un rite que l’on retrouvera à plusieurs reprises, mais qui est ici plus détaillé qu’ailleurs. Le texte prend son temps pour dire chacune des actions pourtant absolument prévisibles : pour dire la routine absolue.
24Si l’on se rend sensible aux effets de structure, il me semble que ce passage très statique apparaît pourtant comme essentiel. Il dit l’ordre, le fonctionnement normal, sans heurts. Il décrit la routine — mais la routine est heureuse. Entre deux scènes qui disent la crise radicale, qui risquent de conduire la communauté à la catastrophe, la longue description désigne l’horizon d’harmonie qui s’éloigne vertigineusement. On nous relate tout : le départ des guerriers, l’arrivée dans l’île, les gestes propitiatoires du sacrifice lui-même, mais aussi et peut-être surtout on nous dit à quel point chacun agit comme il se doit. Les anciens découpent les chairs, les jeunes font les brochettes, puis tous mangent de concert. Tous passent la journée à chanter ensemble en l’honneur d’Apollon. Enfin tous ensemble, côte à côte, ils dorment sur la grève. Le groupe qui rentre le lendemain est bien différent de l’armée de la veille, prête à se disloquer. C’est à nouveau une communauté.
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4 “dainunt’ oude ti thumos edeueto daitos eïsès” (I, 468). Dainumi, c’est “do...
25Dans cette lecture, on ne peut pas ne pas être frappé du retour lancinant des termes qui disent la juste place de chacun, la juste part reçue par tous. Dans la formule qui dit le banquet, par exemple (« et les cœurs n’ont pas à se plaindre d’un repas où tous ont leur part »), pas moins de trois termes pour dire la distribution harmonieuse, le respect de la justice géométrique4. C’est bien ce qui risque de disparaître dans le camp grec, et c’est cela même qui est absent du monde des dieux.
26En effet, le parallèle se poursuit sur ce plan aussi. A la fin du chant, on voit les dieux eux aussi au banquet. La phrase rituelle est présente, exactement dans les mêmes termes : « et les cœurs n’ont pas à se plaindre d’un repas où tous ont leur part ». Pourtant il s’agit de bien autre chose. La famille divine rassemblée pour boire l’ambroisie ne s’unit que dans le rire déclenché par la claudication d’Héphæstos, dans un festin qui n’est qu’une parodie de l’Assemblée et du Conseil, un lieu de rencontre vidé de tout sens politique. La société des dieux, c’est la communauté minimale de la tribu, sur qui pèse le regard toujours soupçonneux d’un Zeus autocrate.
27Le chant I est donc bien la première étape d’un travail intellectuel au sens propre, et même du travail intellectuel essentiel en cette fin d’Age Sombre. Encore une fois, quelle que soit la date précise du texte, nous disposons de l’état dans lequel il était récité au VIe siècle A. -C., c’est-à-dire au moment où les cités s’établissent. Elles le font sur une notion de la royauté tout à fait nouvelle. Il s’agit en effet d’une royauté dans laquelle le roi est responsable devant son peuple. C’est si vrai qu’un historien comme Pierre Carlier peut montrer que la royauté de Sparte est fondamentalement du même ordre que la démocratie athénienne. Bien des cités ne passeront jamais à la démocratie : celle-ci ne représente pas une avancée par rapport à leur gouvernement, parce que les rois dans le monde grec d’après le VIe siècle sont au plus haut point tenus par l’Institution, ne gouvernent jamais en-dehors des lois et encore moins selon leur « bon plaisir ».
28Pour articuler à fond les positions en présence — royauté autocratique ou royauté étroitement limitée par l’institution — il faudra bien sûr beaucoup plus que le chant I. Il me semble même qu’il faut l’ensemble complet de l’Iliade, tous les vers qui étaient récités régulièrement aux Panathénées, qu’ils aient été ensuite taxés d’interpolation ou pas. Il y faut le corps tout entier du texte, parce que les choses sont évidemment très complexes, et qu’il faut bien l’ensemble pour montrer jusqu’au bout toutes les implications de chacune des positions politiques présentées. Il y faudra tous les parallèles-homologies : entre dieux et hommes, mais aussi entre Héraclès et Achille, et entre la jeunesse de Nestor et la situation présente ; tous les parallèles-différences : entre Diomède, Pâris et Hector au chant VI, comme entre Achille et Hector, et Agamemnon et Zeus ; il y faudra aussi tout le mouvement qui transforme peu à peu les Troyens, des « brebis bêlantes » qu’ils sont au début (IV, 433), en adversaires à la mesure des Achéens. Alors seulement le texte pourra clarifier, et mettre en présence Hector et Achille dans un duel qui incarnera réellement l’ensemble des termes du débat. En ce sens, l’Iliade atteindra un premier sommet au chant XXIII, dans les jeux en l’honneur de Patrocle qui voient Achille s’élever à la figure du roi parfait. Le chant XXIV, lui, verra Zeus lui-même s’élever à cette même figure, dans l’achèvement du parallèle. Alors seulement il sera ce dieu régnant dans l’harmonie que nous décrivent Détienne et Vernant. C’est là sans doute la conquête la plus importante du texte. Cette transformation de la figure du dieu suprême est le couronnement de toute l’œuvre parce qu’elle établit le monde sur des bases radicalement nouvelles. A partir de là, Zeus est celui qui sait rendre à chacun l’honneur qui lui est dû, ce timè qu’il leur refusait absolument au début — et Héra ne retrouvera jamais plus la place primordiale que lui donne le début de l’Iliade.
29Seul le récit pouvait permettre une telle profondeur dans l’articulation, parce que, à la différence du raisonnement conceptuel, il travaille sur des objets et non sur des mots. Il ne cherche pas à définir rationnellement des termes comme « juste » ou « roi » — ce qui reste toujours tributaire des conceptions précédentes. Il met en scène des personnages qui poussent jusqu’au bout la logique de leur action, et permet ainsi à l’auditeur de se faire une notion concrète du roi, de percevoir où est la justice des comportements, en-dehors de tout a priori, de tout préjugé.
II. Permanence du travail épique
30Le trait fondamental de l’épopée est là, je crois, dans ce « travail épique » qui fait jouer des conceptions opposées dans toute leur épaisseur, qui permet aux auditeurs d’avoir une représentation des possibles qui s’offrent à eux. La permanence essentielle, également : la littérature moderne hérite de l’épopée cette dimension intellectuelle, cette capacité à problématiser le réel. L’épopée lui lègue le mouvement qui permet de donner au lecteur une prise sur le monde, une connaissance à la fois obscure et profonde de ce qui l’entoure. Il s’agit bien de connaissance obscure, et non pas d’illustration : l’héritier de l’épopée n’est pas le roman à thèse, mais bien toutes les formes littéraires qui placent face à face des conceptions du monde différentes, qui les développent et les suivent dans leurs logiques opposées — le roman moderne, mais aussi la tragédie classique et, je crois, la grande comédie. Pour montrer la permanence de cette capacité épique de la littérature, je prendrai l’exemple de La Guerre et la paix, de Tolstoï. Ce choix représente une sorte de facilité : le thème même de l’œuvre est peut-être bien de montrer la supériorité de la connaissance obscure sur la connaissance rationnelle. Du coup, il est facile de visualiser ce qu’est cette connaissance non conceptuelle, et de la montrer au travail dans l’œuvre ; en même temps, bien sûr, l’aspect quasi-métacritique finit par être gênant, nous y reviendrons. Mais cela permet en tout cas d’aller vite, puisque Tolstoï souligne lui-même les effets.
La Guerre et la Paix : le refus de l’intelligence
31Il me semble que la démonstration centrale de Tolstoï sur les « lois historiques » est avant tout une mise en accusation de l’intelligence, en tout cas sous sa forme de l’esprit rationnel. Tolstoï montre bien que cette intelligence, en tant qu’elle utilise la démonstration par les concepts, n’est qu’un raisonnement a priori, en tant que tel sujet aux préjugés.
32La chose est particulièrement claire dans les descriptions de bataille. Comme Stendhal dans la Chartreuse de Parme, Tolstoï choisit de montrer la bataille comme un lieu de désordre, une accumulation de petits faits et d’actions spontanées et réactives. Le but est d’abord bien sûr de déboulonner la statue de Napoléon, en montrant qu’il est matériellement impossible au chef militaire d’influer sur le cours des combats, que les batailles sont gagnées par les petits, les sans-grade. Mais au-delà c’est toute une conception de l’esprit humain et de ses capacités qui est en jeu.
33La bataille de Borodino est le point central de cette démonstration : Tolstoï y montre l’échec de l’ « esprit français » et le triomphe de l’âme russe. Il insiste longuement sur l’impossibilité physique de voir et de comprendre. Distance entre Napoléon et les combats réels, obstacles naturels qui empêchent la vue, fumées impénétrables, mouvements paniques des troupes : tout se ligue pour isoler le chef dans une extériorité qui le rend inutile. C’est l’échec non pas de Napoléon en tant que tel, mais de la conception « Ecole de Guerre » de la guerre. Celle qui prétend organiser à l’avance le carnage, qui décrit la bataille à venir de façon aussi claire et ordonnée que les batailles passées qu’on enseigne à l’école. Les Allemands qui prétendent diriger l’armée russe échouent lamentablement, parce qu’ils se fient aux lumières de leur raison, parce qu’ils croient qu’ils peuvent décréter a priori le cours des choses dans la mêlée.
34Face à eux, on trouve le Bagration des premières batailles, et surtout le soldat russe. Bagration est un bon chef, parce que justement il refuse les idées a priori. Il sait que son rôle est de présider à l’action de ses hommes, et son attitude essentielle consiste à donner à chacun l’impression que tout se passe comme il se doit, que c’était bien ainsi que la journée devait se dérouler. Du coup, il joue en effet un rôle de premier plan, en donnant à chacun confiance dans les forces russes et espoir dans leur progression. Mais le grand héros de Guerre et Paix, c’est bien sûr le soldat russe. Dans la bataille de Borodino, c’est lui qui est opposé à Napoléon, comme la grandeur face à la petitesse mesquine. Or la caractéristique essentielle du soldat russe, ici encore plus qu’ailleurs dans l’œuvre, c’est son absence radicale d’intelligence. C’est par là qu’il est glorifié, qu’il est posé comme représentant de la vérité, contre les stratèges allemands qui décident en chambre que « die erste Kolonne marchiert… ». Le soldat russe, tel qu’il apparaît en gloire sur la fameuse redoute de Borodino, c’est avant tout quelqu’un qui ne réfléchit pas, qui agit dans une routine complète, qui du coup n’a ni peur ni désespoir — et ne cède pas un pouce de terrain. La description de la redoute n’a à la limite rien de militaire. Tolstoï parle d’une animation « quasi-familiale », de gestes simples qui ne connaissent pas leur propre héroïsme. La cohésion parfaite de l’armée, ici, ne vient pas d’un amour abstrait de la patrie, mais d’une humble, simple et évidente nécessité de bien faire chaque geste. Et la description culmine dans l’image d’hommes habités par le « feu » sacré du soldat, tout en restant absolument calmes et comme indifférents à la bataille elle-même. Le trait essentiel de ces guerriers qui sont en train de renverser le cours de l’Histoire — qui vont infliger à Napoléon sa défaite essentielle — c’est peut-être la bonté. Une bonté fruste, mais qui les rapproche fondamentalement de Pierre, et leur fait sentir qu’il est des leurs, malgré tout, malgré son costume incongru de mondain et sa maladresse radicale qui les irrite au début.
35Tout cela n’empêche pas l’amour de la patrie, bien au contraire : c’en est la seule expression vraiment digne d’elle. L’amour de la terre russe n’a que faire des phrases et des raffinements ; elle demande l’oubli de soi et l’humble action pour la sauver, sans vision d’ensemble, en se remettant à chaque instant à la nécessité qui s’impose. Les soldats, comme Bagration, ont de la situation militaire une connaissance obscure, qu’ils seraient bien incapables d’expliciter. Tolstoï construit toute sa scène pour montrer qu’ainsi seulement ils sont réellement capables d’action, parce qu’aucune représentation a priori ne vient gêner leur perception de chaque instant, de chaque devoir. La connaissance rationnelle qui est le fait des Allemands au Conseil ne sert qu’à les empêcher de voir la réalité et d’y réagir. Elle n’est finalement que préjugé.
36Tolstoï complète sa démonstration en montrant comment Pierre se retrouve par hasard au cœur même des opérations — sans jamais comprendre qu’il s’y trouve, d’ailleurs. Pierre cherchait à passer les lignes, et pendant longtemps on le voit s’efforcer en vain de les traverser. Mais soudain, alors qu’il est perdu au milieu d’une colonne que gêne la présence d’un civil, un soldat irrité frappe son cheval. C’est le cheval, qui, faisant du coup un écart, trouvera d’instinct la voie pour s’échapper, et emmènera Pierre là où il voulait aller. Tolstoï va au-delà de l’aspect « Fabrice à Waterloo » : non seulement une bataille est incompréhensible, mais cela est bon. Ce n’est qu’en s’abandonnant, en agissant sans plan pré-déterminé, que l’on peut gagner les batailles et, de façon générale, agir.
Le parallèle-différence
37Tout Guerre et Paix est ainsi la mise en scène de deux attitudes contradictoires. La chose militaire est un objet privilégié pour la démonstration que veut faire Tolstoï, mais celle-ci va bien au-delà. Il ne s’agit pas seulement en effet de parvenir à dégager les « lois de l’Histoire » en prenant l’exemple de la guerre. Il s’agit de déboulonner aussi l’esprit même qui préside à la conception fausse de l’Histoire, c’est-à-dire l’esprit rationnel qui se repose sur les concepts et les démonstrations explicites. C’est, me semble-t-il, le rôle profond du parallèle majeur, celui qui oppose Pierre et André, et au-delà organise l’ensemble du système des personnages.
38Jusqu’à sa captivité et sa rencontre avec Platon Karataev, Pierre est celui qui pense rationnellement, qui projette, qui organise. Il est présenté finalement comme le « chef militaire » de l’existence. Il cherche à donner délibérément un sens à sa vie. Et tout ce qu’il projette, organise et prévoit manque lamentablement son but. Parmi tant d’autres, l’exemple de son action pour ses paysans est particulièrement clair. Pierre a toutes les bonnes idées pour améliorer la vie des serfs que son père lui a légués. Puisant dans les réflexions des philosophes, s’informant aux meilleures sources françaises et anglaises — comme Lévine au début d’Anna Karénine — il réforme et introduit force « améliorations ». Mais toutes ont pour résultat d’empirer la situation des paysans. Ainsi de cette église qu’il a voulue pour eux : l’intendant l’a fait construire en doublant des corvées déjà épuisantes, et les paysans maudissent leur bienfaiteur.
39André incarne l’option inverse. Tolstoï construit son personnage de façon que ce ne soit pas par ignorance qu’il refuse les améliorations préconisées par les Français ou les Anglais, mais par instinct. André est objectivement rétrograde. Dans le grand débat des années soixante sur l’abolition du servage, il est sans état d’âme contre la libération des paysans. Mais ses paysans, dit Tolstoï, sont heureux. Il veille paternellement sur eux, introduit peu à peu et sans emphase des améliorations qui en sont vraiment. C’est qu’il ne « réfléchit » pas. Il accomplit sans cesse ce qui lui semble juste en fonction de ce qu’il sait de la vie à la campagne. Pierre n’a finalement qu’une connaissance livresque de ses paysans ; il a vécu sa jeunesse d’enfant naturel à l’étranger, dans la dissipation et le désordre, sans imaginer qu’il aurait à assumer des responsabilités, sans avoir vécu sur ses terres. André peut agir, parce qu’il fait partie du même monde — russe — que ses paysans. Dans Anna Karénine, Lévine parviendra finalement à la même sagesse instinctive, « in-intelligente », à force de vivre au milieu de ses paysans et dans la justice que donne l’amour.
40Qu’il s’agit bien d’un système est visible dans le fait que tous les personnages se définissent en fonction de lui. Non seulement Bagration et bien sûr Koutouzov face à Napoléon et aux stratèges allemands, mais aussi Nicolas, Marie et Natacha face à Pierre et André. Il suffira de signaler la position de Nicolas à l’autre bout de l’éventail par rapport à Pierre : Nicolas, c’est une intelligence plus que médiocre ; mais c’est un vrai chef ; celui qui sait humblement sa place, qui est capable de renoncer à ses « idées » personnelles pour agir dans la routine, capable de se mettre entièrement au service des siens — Russie ou famille. Et Nicolas est immédiatement reconnu par tous en tant que tel. L’épisode où il libère la Princesse Marie retenue par des paysans en colère est exemplaire : le désordre s’apaise quand il paraît, il n’a pas besoin d’ « agir », encore moins de punir, pour ramener à l’humanité des paysans excédés.
41Or Guerre et Paix, bien sûr, c’est la découverte par Pierre de la vie juste. Libéré de lui-même par l’expérience de la captivité, Pierre se transforme en profondeur. Dans les termes que je pose ici, on peut dire qu’il accède à la connaissance réelle, cette « connaissance obscure », instinctive, qui ne se laisse pas tromper par les mirages de l’intelligence.
Un roman
42On voit bien les limites de la position de Tolstoï. Dans La Guerre et la Paix plus encore que dans Anna Karénine, il se pose en réalité fortement comme un rétrograde lui-même. Sa position dans le grand débat de la Russie — Slavophiles contre Occidentalistes— est plus que claire. Il lui semble qu’il est urgent que la Russie sorte de la singerie de l’Occident, non seulement parce qu’elle le singe mal, mais parce que l’Occident lui-même est un leurre, et que ses résultats ne sont que des faux-semblants. Tolstoï refuse toute validité à la connaissance rationnelle. Nous savons bien, nous, que celle-ci a sa place dans le monde, et que l’ « esprit français », le travail par concepts, n’est pas seulement arrogance.
43Cela ne doit pas empêcher de voir que Tolstoï n’a pas seulement décrit un pan entier de notre approche du réel. En grand romancier, il ne s’est pas contenté de décrire cette connaissance obscure, il l’a mise en œuvre. Sans doute ne sortons-nous pas de la lecture en ayant clairement conscience de ce qu’a construit Tolstoï — de cette correspondance quasi-parfaite et d’ailleurs un peu gênante entre le sujet même de l’œuvre et sa forme. Mais en tout cas nous avons suivi tout au long le travail profond qui s’est mis en place, et nous savons bien que ce sont des conceptions du monde que nous avons vu jouer devant nous. Nous avons été spectateurs de la transformation de Pierre et nous percevons ses enjeux, rendus pertinents par l’ensemble des relations entre personnages. Le roman dans ce cas retrouve la démarche même de l’épopée. Nous sommes invités à penser, et à penser dans le récit, à travers lui. Les traits formels permettent la mise en perspective : le texte fait jouer les possibles politiques et intellectuels à travers les parallèles-homologies (Bagration, Nicolas, André) et les parallèles-différences (Napoléon et l’Ecole de Guerre contre Bagration et Koutouzov, l’esprit français contre le soldat russe), dans la multiplication des récits annexes et des personnages secondaires qui s’organisent en système.
44Tolstoï a pris pour thème la conception intellectuelle qui lui paraît spécifiquement russe. Il semble finalement que nous en soyons moins loin qu’il ne le croit. Le succès de Tolstoï lui-même, d’ailleurs, dit bien que les Occidentaux étaient capables d’entrer dans cette vision du monde. Plus qu’une forme russe de la connaissance, il faut peut-être parler d’une forme littéraire : celle-là même que les épopées avaient développée, parce qu’il fallait penser la situation changeante. Tolstoï démontre que l’absence de concepts n’est pas l’absence de pensée. Mais nous le savions depuis Homère. Si nous n’en avons plus conscience, c’est sans doute que depuis la naissance de la pensée rationnelle nous avons perdu l’habitude de nous en remettre à cette connaissance obscure ; mais aussi et peut-être surtout parce que les problèmes politiques brûlants que posent l’Iliade ou l’Odyssée appartiennent à un autre âge, et que nous ne voyons plus dans ces textes que la chair qui donnait forme à la pensée.
Notes
1 Iliade, Chanson de Roland, le diptyque Hōgen et Heiji monogatari, Nibelungenlied.
2 Même si tous les chercheurs insistent sur le fait que cette dénomination renvoie à une absence de témoins archéologiques (désormais dépassée par les découvertes archéologiques récentes) et non au fait qu’il s’agisse d’âges obscurs, c’est une période de profond bouleversement, en retrait sur l’apogée de la civilisation mycénienne.
3 On le trouvera développé dans mon livre Penser sans concepts. Fonction de l’épopée guerrière, Paris, Champion, 2006.
4 “dainunt’ oude ti thumos edeueto daitos eïsès” (I, 468). Dainumi, c’est “donner, offrir un repas” (en particulier, de cérémonie), mais l’idée essentielle est que chacun “prend sa part” et le mot à l’origine signifie même l’acte essentiel de “faire les parts” pour ce repas - toujours le partage, où l’on prouve sa maîtrise en ne lésant personne. Ce que chacun reçoit, c’est eïsos (isos) le mot que l’on trouve si souvent dans le sens de “égal” et qui signifie aussi la “part égale”, avec toute l’idée de justesse, de proportion, d’harmonie finalement (c’est le terme pour dire le navire bien proportionné, les cavales "exactement de la même taille", le bouclier rond...). Le verbe edeueto est la négation de deuô, “ne pas réussir, manquer”, d’où, à la forme moyenne du verbe, “manquer de, être privé”, c’est-à-dire “ne pas avoir ce qui est prévu, normal”. Au total, on a là une formule absolument redondante : “on donne les parts, et personne ne manque dans son cœur de ce qui est sa part égale prévue (proportionnée)”. La redondance souligne l’importance de l’enjeu. Comme pour le butin, il s’agit de mettre chacun à sa place.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Florence Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution