La Réserve : Livraison du 1er décembre 2015

Christine Noille

Sur Phèdre. Essai

Initialement paru dans : Clefs : Lectures analytiques / Lectures thématiques, Atlande Éditions, 2011, p. 47-81, 171-189, 228-229 & 242-246 (manuel). Version revue et augmentée.

Texte intégral

 
Cinquante ans après Barthes,
et peut-être, d’après Barthes.
 
 
 

« Cette impuissance à dire vrai sur Racine » (R. Barthes)

1Faisons-nous une image possible du spectacle que Racine donne au public en janvier 1677 :

« L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux
Parmi les flots d’écume un Monstre furieux. » [v. 1515-1516]

2Ce monstre furieux, nommons-le Phèdre :

« Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le Ciel avec horreur voit ce monstre sauvage,
La terre s’en émeut, l’air en est infecté,
Le flot, qui l’apporta, recule épouvanté. » [v. 1521-1524]

3Le spectateur recule épouvanté – car peut-on « envisager Phèdre sans frémir » comme le dit la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte, parue anonymement en mars de la même année [voir l’édition G. Forestier des Œuvres Complètes de Racine, t. I, dans la collection La Pléiade, Gallimard, 1999, abrégé en O.C., p. 877-944] ? Les effets recherchés – les effets exhibés, faudrait-il dire, tant ils saturent littéralement l’espace de la parole – sont ceux de l’épouvante, de l’horreur, des tremblements. On connaît bien les ressources disponibles pour produire un tel monstrueux : le pathos véhément, les mugissements, le sauvage. Un style d’éloquence se dessine là, mais aussi bien une vision : l’imaginaire du corps lié à la représentation du déchaînement n’est-il pas dans toutes les mémoires, avec ces cohortes de bacchantes, Médée, Didon, Calypso, vêtements et cheveux défaits, yeux convulsés, voix aiguës de l’imprécation, doigts se tordant au bout de bras levés…

4Phèdre donne dans le pathos, dans la fureur, dans l’horrible, c’est entendu : mais une fois que l’on a dit cela – et on le dit depuis la création de la pièce : « un caractère forcené » « trop d’amour, trop de fureur » (c’est encore la Dissertation anonyme)… - une fois que l’on a dit cela, que fait-on ? A-t-on tout dit (vient-on trop tard ?) ou peut-on aller un peu plus loin ? Car s’il est évident qu’on ne peut bâtir un spectacle uniquement à coup de tirades sublimes, il n’est peut-être pas inutile de se demander quelle esthétique de la liaison et de la composition, quelle architecture est ici inventée qui soit à même de transformer ce qui est de l’ordre du cri et du jaillissement en gestion du temps, en drame de la monstruosité. Pour tenter d’y répondre, reprenons en suivant l’ekphrase du monstre, elle nous livrera peut-être à nouveau un signe.

« Sa croupe se recourbe en replis tortueux. » [v. 1520]

5Que nous est-il indiqué ici fugitivement ? Que l’organisme monstrueux ignore la ligne droite et le volume ordonné : torsions, replis, recourbements, autant de perversions de la simplicité qui sont également susceptibles de s’appliquer à l’esthétique phédrienne de l’intrigue – à l’organisation de cette histoire horrible qui n’est pas une histoire simple et dont une image vive pourra être, si nous avons bien lu, le labyrinthe que porte la bête dans sa structure, le labyrinthe aux replis tortueux.

6Mais le labyrinthe, c’est aussi le lieu du Minotaure, dont le monstre marin est l’avatar neptunien :

« Indomptable Taureau, Dragon impétueux […] » [v. 1519]

7Il est monstre, né du mélange des espèces animales, de leur transgression - dont il exhibe les signes irréfutables, cornes bovines, écailles reptiliennes :

« Son front large est armé de cornes menaçantes.
Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes. » [v. 1517-1518]

8Le monstrueux est dans l’alliage des ordres incompatibles, dans la confusion de ce qui était et aurait dû rester séparé. Il est la manifestation la plus pure d’un régime transgressif généralisé qui, de la figure à la fiction, fait de la métalepse au sens où Genette la définit (Métalepse, Seuil, 2004) la norme de la textualité et de la sexualité phédriennes.

9Phèdre donne ainsi à voir – à lire, à entendre – un tragique renouvelé, dont il est aisé de mettre en place trois caractéristiques majeures.

  • C’est une tragédie de l’horreur (en lieu et place du tragique tendre et doucereux dont la Préface de Bérénice pouvait chanter la « tristesse majestueuse »).

  • C’est une tragédie multiple, une variation instable faite de l’intrication et de la torsion d’une pluralité d’histoires tragiques et de la commémoration d’une pluralité de modèles tragiques.

  • C’est enfin une tragédie des signes, des signes pris littéralement, des figures faites fiction. Qu’ai-je dit ? Le texte n’en finit pas de rendre possible la lettre des mots et des figures, enserrant dans la monstrueuse fictionalité ainsi ouverte, les acteurs de la parole tragique.

10Comme l’œuvre racinienne que Barthes analyse dans un essai célébrissime, le mythe phédrien

« se prête à plusieurs langages : psychanalytique, existentiel, tragique, psychologique… Aucun n’est innocent. Mais reconnaître cette impuissance à dire vrai sur Racine, c’est précisément reconnaître le statut spécial de la littérature. » [R. Barthes, Sur Racine, Seuil, 1963, dans O.C. II, Seuil, 2002, p. 193 sq.]

11Racine expérimente donc sur Phèdre un monde de possibles – dans un système d’écriture qui tient à la fois de la rhétorique (celle des figures, celle des effets) et de la poétique (celle des personnages, celle des structures). C’est une expérience (de langages, de fictions) volontairement close : on peut aujourd’hui avancer – il peut être économique et élégant d’avancer – que Racine s’est enfermé dans l’univers phédrien comme Barthes s’est enfermé dans l’univers racinien : avec comme seule règle objective de publier (en Préface) son système de lecture – la poétique alliée à la rhétorique – « étant entendu qu’il n’en existe pas de neutre » [R. Barthes, ibid., p. 194, nous soulignons].

1. Rhétorique du genre tragique : audaces et limites

1.1. L’émergence d’un nouveau tragique

12De quoi est née Phèdre ? De quel désir d’écrivain, de quelle nécessité ? Aborder la pièce par ce biais, celui de l’improbable et de l’aléatoire – se demander pourquoi ce sujet, et pas un autre -, c’est questionner tout autant la stratégie auctoriale et les leçons des contextes, que la génétique théâtrale à l’œuvre dans la composition d’une pièce.

13Du côté des contextes, la pièce a souvent été décrite par rapport à la rupture qui lui succède et à l’abandon par Racine de la carrière théâtrale. Œuvre ultime, pièce de l’achèvement, tragédie racinienne par excellence, les critiques n’ont pas manqué d’imagination pour faire de ce texte à la fois le sommet et la somme de l’art racinien, semblant suivre en cela l’éloge que donne en guise de défense Racine lui-même dans sa Préface de mars 1677) :

« Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. » [Phèdre, Préface]

14Il n’est pas difficile de pointer la naïveté et l’impensé romantique de cet imaginaire du travail artistique, placé sous le signe épiphanique de l’apothéose. Mais à l’œuvre, en prise avec les décisions à la fois techniques (poétiques, rhétoriques, métriques…) et sociales (gestion des acteurs, concurrence des auteurs, goût du public…), la composition de Phèdre gagne à être mesurée autrement, et par exemple, si l’on veut avec efficacité rendre compte des realia du texte, en termes d’écartement (par rapport à l’offre de spectacles disponible) et en termes d’expérimentation (d’une facture renouvelée qui puisse répondre à la recherche de distinction).

15Positionnement en rupture tout d’abord : le corpus théâtral de Racine est somme toute assez mince pour qu’on puisse en donner une classification grossière en fonction des sujets retenus et des corpus d’où ils sont tirés. Jusqu’à Mithridate (décembre 1672), Racine se fixe avec une relative constance sur des sujets historiques – qu’il retravaille dans le sens de la galanterie et de la douceur. A partir d’Iphigénie (août 1674), il puise dans la matière tragique des poètes antiques et revendique haut et fort une référence jusqu’alors ignorée, le modèle euripidien. Rupture s’il en est, que ne laissait pas présager le succès – sans ombre, sans polémique – de Mithridate, la pièce préférée du Roi, dit-on. Que s’est-il passé entre ces deux dates ? Un couronnement tout d’abord, celui de Racine élu à l’Académie Française en 1673, et dont la faveur royale ne cesse de croître. Un souci ensuite, l’émergence d’un nouveau genre de spectacle immédiatement promu par la Cour et la Ville, la tragédie lyrique, autrement dit la métamorphose de la tragédie en opéra, avec Lully et Quinault.

16La tragédie lyrique scelle l’alliance du spectaculaire (sous le triple aspect de la musique, de la danse et de l’ornementation mythologique) et du tragique tendre, où Quinault excelle depuis longtemps (Boileau n’écrivait-il pas déjà à son sujet en 1666 : « Et jusqu’à Je vous hais tout s’y dit tendrement… », Satire III, v. 188). Pour qui se veut l’auteur par excellence de la poésie tragique, il fallait alors faire comme la tragédie lyrique – puisque l’engouement du public pour un tragique extraordinaire est sans appel – et dégager en même temps un espace de visibilité contre elle. A partir d’Iphigénie, Racine réinvente en quelque sorte le genre tragique non lyrique dans un mouvement paradoxal d’imitation (il accueille à son tour les sujets mythologiques) et de distinction (de surenchère) : il ose, contre le tragique tendre et orné de l’opéra, un tragique « extrêmement tragique », un tragique spectaculaire dont l’emblème sera un nom d’auteur, « Euripide ».

« Euripide était extrêmement tragique […], c’est-à-dire qu’il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie. » [Iphigénie, Préface, 1675]

17Le spectaculaire dans la poésie tragique ne naîtra pas des techniques extra-poétiques (musique, machines, merveilleux…) mais puisera au cœur du poétique, dans le sublime, c’est-à-dire dans l’art (oratoire) de susciter les deux émotions spécifiques de la tragédie selon Aristote dans sa Poétique, ch. VI, « la pitié et la frayeur ». La tragédie « extrêmement tragique », pour reprendre les termes de Racine, sera une tragédie où les passions seront portées à un paroxysme spectaculaire, tragédie du partage de la souffrance (de la « com-passion », littéralement) et tragédie de la terreur. Qui n’aura reconnu au passage l’histoire même de Phèdre, histoire d’une douleur aussi terrifiante qu’irrépressible ?

18Phèdre est ainsi à ressaisir dans ce mouvement de séparation qu’inaugure Iphigénie, elle est même en ce sens l’exacerbation de la nouvelle manière racinienne. C’est dire si nous sommes ici éloignés des positions que Racine défend en 1671 dans la Préface de Bérénice et dont certains voudraient faire la norme de tout le théâtre racinien :

« Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » [Bérénice, Préface]

19Émotion tragique « imaginaire » que cette tristesse majestueuse (comme la qualifie G. Forestier dans son Introduction, O.C., p. XXVII ), émotion inventée pour excuser le dénouement de Bérénice plus que pour fonder une nouvelle esthétique de la tragédie. Disons, pour faire bonne mesure, que là où Bérénice expérimentait la limite galante du tragique, le rabattant sur « l’histoire douloureuse » de « l’amour la plus tendre, et la plus malheureuse » [Bérénice, v. 1514-1516], Phèdre en expérimente en quelque sorte la limite insupportable :

« […] la pureté de nos mœurs, et la délicatesse de notre Nation, ne peuvent envisager Phèdre sans frémir […] ; on voit même, qu’à mesure que les termes d’inceste et d’incestueux frappent nos oreilles, leur idée glace nos cœurs. J’ai vu les Dames les moins délicates, n’entendre ces mots, dont la Pièce est farcie, qu’avec le dégoût que donnent les termes les plus libres […]. » [Dissertation, O.C., p. 880-881]

20Autrement dit, le crescendo dans l’horrible semble ici passer une limite – celle de la bienséance sociale et celle de la convenance scénique – en représentant, en donnant à voir et à imaginer, en rendant vivant et sensible l’inceste.

1.2. Un sujet « extrêmement rude »

21Car il y a violence et violence. Certes, toutes s’inscrivent dans le canevas très général que dresse Aristote pour l’histoire tragique :

« […] le surgissement de violences au cœur des alliances - comme un meurtre ou un autre acte de ce genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, par le fils contre le père, par la mère contre le fils ou le fils contre la mère - voilà ce qu’il faut rechercher. » [Poétique, ch. XIV, trad. Lallot – Dupont Roc, Seuil, 1980]

22La violence au cœur des alliances prend originairement la forme du crime d’État en famille – si l’on ose ainsi résumer la matière sophocléenne. Le siècle de Corneille complique la donne par l’insertion d’un épisode amoureux qui permet de faire surgir la menace de mort du sein de l’amour et de coudre ainsi la matière dramatique sur un suspens sentimental – tantôt celui des amants ennemis, tantôt celui de l’amour persécuté. Et en ce sens, la violence dans Phèdre peut être lue comme une variation sur ces deux schémas, la menace surgissant du fait même des liens d’alliance et l’amour prenant la forme d’une agression.

23Mais Phèdre va bien au-delà de l’horreur surgie des violences meurtrières perpétrées entre parents et entre amants. Pour aller vite, disons que Racine amplifie l’horrible en osant l’immoralité. Reprenons d’un peu plus loin : le point décisif à comprendre, c’est que Phèdre n’est pas cette pièce morale qu’essaie de vendre Racine à ses détracteurs – et le dernier paragraphe de la Préface est en ce sens hautement révélateur : paragraphe tout autant d’excusatio et de disculpation après coup. Tout au contraire, Phèdre est « extrêmement tragique » parce qu’elle donne à craindre bien autre chose que la mort, parce qu’elle donne à l’horrible une nouvelle ressource, et précisément, nous y revoilà, la ressource de l’immoralité.

24Prenons ici le risque et le temps d’une interprétation, d’une construction idéologique sur la signification d’un thème.

25Le contenu immoral est toujours une donnée difficile à identifier – éminemment relative, dépendant des normes et des croyances du lectorat et/ou du public. Mais l’immoralité de Phèdre engage encore plus qu’une morale : elle touche à quelque chose qui est de l’ordre du sacré, du tabou mystique et de sa transgression, du dégoût et de la révulsion religieuse. Autant dire, pour nous, un mystère – s’il est vrai que nous sommes tentés d’admettre sans trop de scrupules que Phèdre, jeune femme mariée au héros Thésée, puisse désirer le fils qu’il a eu d’une ancienne liaison et qui est devenu un jeune homme. Il s’agit certes d’une redescription un brin provocante du mythe mais Racine lui-même nous y autorise, qui déploie à plusieurs reprises un schéma très proche, le schéma de l’amoureux désobéissant à la loi et entrant en concurrence avec un parent : dans Mithridate, les deux fils du roi n’aiment-ils pas Monime, la jeune princesse « accordée à Mithridate et déjà déclarée Reine » [Mithridate, Acteurs] ? Et Roxane, « la favorite du sultan Amurat », ne désire-t-elle pas avec fureur Bajazet, le « frère du sultan » [Bajazet, Acteurs] ? Or, un double mur est dressé entre ces deux cas et la situation de Phèdre : premier mur, le mariage – autrement dit l’alliance consacrée ; deuxième mur, le sang – autrement dit, l’image obsédante de la filiation d’Hippolyte à Thésée.

26Quelques explications s’imposent : tout d’abord, très clairement, Phèdre est présentée comme la « femme de Thésée » [Phèdre, Acteurs] et l’alliance qui les unit a été consacrée (conception chrétienne du mariage). Mais cela ne suffit pas pour fonder ce que la pièce nomme l’inceste, comme le montre l’épisode d’Œnone à la mort de Thésée. En bonne chrétienne, Œnone sait que le mariage est défait avec la mort et que le remariage est autorisé dans le veuvage :

« Vivez, vous n’avez plus de reproche à vous faire.
Votre flamme devient une flamme ordinaire.
Thésée en expirant vient de rompre les nœuds
Qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux. » [v. 349-352]

27Mais c’est ainsi réduire la faute de Phèdre à l’adultère, ce qu’elle n’est qu’en partie. D’où le scandale de cette formulation pour l’auteur anonyme de la Dissertation :

« Votre flamme devient une flamme ordinaire. Juste ciel ! Peut-on avoir écrit ces vers ? une femme qui a conçu de l’amour pour son beau-fils, n’a donc plus de reproches à se faire ; parce qu’on dit que son mari vient de mourir […], cette passion est-elle moins un inceste après la mort de son mari ? peut-on dire qu’elle n’a pas été femme de Thésée ? et Hippolyte devient-il le fils de quelqu’un d’autre ? […] En vérité cela fait horreur. » [Dissertation, O.C., p. 887]

28Car tout est là : Phèdre ne se contente pas d’enfreindre l’alliance sacrée du mariage en désirant un autre qui n’a rien à voir avec l’époux ; elle désire dans un même mouvement le même, en l’occurrence l’image et le sang de son époux dans cet autre qui n’est plus tout à fait autre ; autrement dit, elle désire Hippolyte en tant qu’il est fils, elle désire en Hippolyte le fils de Thésée - « détestable » confusion du père dans le fils, que la Nourrice dans la Phèdre de Sénèque mettait ainsi à nu :

« Et tu irais confondre dans la même couche le père avec le fils ? Concevoir en ton ventre impie quelque être hybride ? » [Sénèque, Phèdre, v. 99 sq., trad. D. Sonnier – B. Donné, G.-F., 2009, p. 160]

29On voit dès lors toute l’horreur dont un tel sujet est porteur : ce n’est pas l’horreur devant la mort – car la mort est dans la nature des choses ; mais c’est l’horreur devant la dénature, devant la transgression d’un interdit qui touche à la fois à la morale, à la religion et à la définition même de l’humain, de ce qui fait l’identité d’un être. L’immoralité est ainsi « extrêmisée » en inhumanité – dont on sait bien, par ailleurs, que la tragédie raffole. Le double de Phèdre, en ce sens, ce n’est aucune des figures de l’amour contrarié, c’est Médée, c’est Pasiphaé. La violence élue comme sujet tragique s’effectue contre la nature : tragique « extrêmement tragique », et que les personnages eux-mêmes n’en finissent pas de dénoncer.

30Car le lexique de l’horreur est un leitmotiv de toute la pièce, de Phèdre à Œnone, de Thésée à Hyppolite [voir v. 237, 262, 265-266, 307-308, 718-719, 748, 857, 953-954, 1047-1048, 1064, 1151-1152, etc.], et jusqu’à Minos :

« Minos juge aux Enfers tous les pâles humains.
Ah ! combien frémira son Ombre épouvantée,
Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée […]. » [v. 1280-1201]

31La compassion ici ne saurait prendre la forme de la pitié, de la douleur de voir l’autre dans le malheur. Si elle est déploration, elle est fondamentalement partage de la souffrance, accablement par le même mal, communauté dans l’épouvante. Racine fait de Phèdre une tragédie de l’immoralité, des sentiments dénaturés, de l’horreur.

32Et pour en revenir à notre point de départ : pourquoi ?

33Les raisons contextuelles et herméneutiques que nous avons envisagées – la stratégie de différenciation et d’« extrémisation» de la poésie tragique au regard de la tragédie lyrique – s’arrêtent au seuil du texte, motivant l’avant de l’écriture, bien plus que son avancée. Or, le choix d’un sujet, fût-il lié à une redéfinition herméneutique du tragique telle que celle que nous venons d’esquisser, n’apprend rien de la configuration dramatique et n’impose aucune structure à l’histoire. Lorsque Racine écrit quelques années auparavant :

« Ma tragédie n’est pas moins la disgrâce d’Agrippine que la mort de Britannicus » [Britannicus, Seconde Préface, 1675],

34il nous apprend ce qu’il entend par « sujet » et où il entend le localiser : alors que pour Aristote et l’auteur critique de la Dissertation anonyme, le sujet est ce qui fait le nœud de l’histoire (le surgissement de la violence, l’irruption de la dénature), il s’agit, dans la remarque de Racine rappelée ci-dessus, d’événements qui sont représentés dans le dénouement – et tout le reste de la pièce peut alors être lu comme « acheminements vraisemblables » vers la catastrophe finale, comme les appelait Corneille dans son Examen de Rodogune en 1660. Mutatis mutandis, une question se pose quant au traitement de l’inceste dans Phèdre et à la gestion de l’horreur qu’il génère : Racine aurait pu les cantonner au dénouement et ménager dans l’intrigue une montée vers ce péril contre-nature. Or, rien de tel : c’est dès l’apparition de Phèdre à la scène 3 de l’acte I que sont mis en place à la fois le motif de l’incestueux, le pathos conjoint de l’horreur et l’issue dans la mort. La pièce ne progresse pas vers l’horreur, elle s’y installe et se contente de la redoubler :

« Mes crimes désormais ont comblé la mesure.
Je respire à la fois l’inceste et l’imposture. » [v. 1269-1270]

35Alors, reposons la question : pourquoi avoir installé toute la tragédie dans une écriture de l’horreur, dans une dramaturgie de l’épouvantable ? Pourquoi avoir pris le risque de l’immoralité, dans son sens le plus absolu ?

1.3. Petite technique de l’inceste à usage des dramaturges

36On peut tout aussi bien envisager le problème à l’envers et faire de l’immoralité non pas le choix conséquent d’une réinterprétation du tragique, mais le point de départ, la donne structurante d’un dispositif dramatique original.

37La question n’est alors plus de savoir en quoi il y a immoralité, mais de quoi l’immoralité est la forme, avec quoi l’immoralité permet de composer. Le pari ici est donc d’oublier en quoi il y a faute, d’oblitérer et de balayer toute interrogation (judiciaire, morale, psychanalytique, religieuse…) sur le sens de la faute, pour partir des mots de la faute et voir ainsi ce que le dire fait au texte, ce qu’il fait du texte : comme si Barthes avait raison, comme si « l’enjeu tragique [était] ici beaucoup moins le sens de la parole que son apparition, beaucoup moins l’amour de Phèdre que son aveu » [R. Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 148].

38L’horreur est – d’un point de vue strictement amoral et cynique – une ressource intéressante, qui s’évalue en termes de gain et de coût. Sa mise en place tout d’abord est strictement performative et en cela particulièrement économe : il suffit de désigner l’horrible, de le déclarer, pour le mettre en place. Sub specie aeternitatis, la culpabilité est peut-être en amont, dans l’intentionnel (dans l’herméneutique), enfouie dans le silence et le secret d’un cœur, mais sous le regard du spectateur, le protocole discursif d’exhibition, de nomination et de stigmatisation est à lui seul porteur et garant de l’espace tragique : faute à la limite vide de substance, au contenu incertain, mais puissamment fondée par les structures oratoires de la professio (de l’aveu au sens rhétorique strict de déclaration publique, de profession de foi), de la narratio (du récit, de la relation des circonstances) et de l’oratio lamentatoria (de la déploration).

39L’enjeu tragique est bien dans sa publication : et son actualité (son effectivité) au fil de la pièce revêt plusieurs modalités complémentaires. L’inceste est initialement signifié par une figure obscure, donnée à interpréter (le symptôme pathologique de la mélancolie) ; il est ensuite narrativisé par une série de récits non concordants (le récit à Œnone en I,3 ; les deux récits à Hippolyte en II,5 , le récit omis d’Œnone à Thésée à l’orée de l’acte IV ; le récit de Phèdre à Thésée en V,7) ; il est brièvement visualisé dans la lutte des corps et le rapt de l’épée en II,5 ; il est enfin et surtout de part en part nommé par un lexique honteux dont la charge d’obscénité semble (pour l’auteur anonyme) absolue : on ne peut « entendre ces mots, dont la Pièce est farcie, qu’avec le dégoût que donnent les termes les plus libres […] » [Dissertation, O.C., p. 880-881]. Par le langage, l’intention incestueuse se transforme en acte porteur d’horreur, elle devient une réalité partagée, dans la doxa, dans l’univers de croyances et d’opinions, dans le monde de la fiction racinienne.

40La performativité oratoire suffit à porter, publier et générer l’inceste et l’horreur de l’inceste : mise en place économique, donc – et ce, pour des effets maximaux. En sens inverse en effet, la parole de l’horrible est source de bénéfices considérables : elle entretient une machinerie oratoire grandiose et fournit une partition d’anthologie à sa principale actrice.

41Faut-il rappeler tout d’abord à quel le spectacle de la parole captive les contemporains ? La scène tragique est alors un des lieux où s’exhibe cette fascination pour la splendeur du logos. Auteur, le poète tragique est d’abord orateur, orchestrant la « polyphonie oratoire » qu’est le poème tragique (selon la formule de Marc Fumaroli dans Héros et Orateurs, Droz, 1990), en distribuant les morceaux de bravoure à ses « acteurs », nom qui est habituellement donné dans l’en-tête des pièces aux personnages en tant qu’ils sont d’abord investis d’une actio, d’une partition oratoire. L’art de l’auteur réside alors dans la composition des scènes, c’est-à-dire dans la distribution des tirades en accord avec la situation morale de celui qui parle et de celui qui écoute. Comme le reconnaît ingénument Racine :

« Mais de quoi se plaignent-ils, si toutes mes scènes sont bien remplies […] ? » [Alexandre le Grand, Première Préface, 1666]

42C’est bien dans ce cadre-là qu’il convient alors de ressaisir ce que la violence et l’immoralité du sentiment amoureux sont susceptibles d’apporter en termes de beautés oratoires. A l’évidence, ils fournissent tout d’abord matière à des scènes fortes, d’esthétique sénéquéenne, autrement dit marquées par une rhétorique des passions violentes et un sens aigu du spectaculaire (du monstrueux) comme on les trouve dans les pièces de Sénèque, Médée, Œdipe, Phèdre ou Les Phéniciennes. C’est ainsi que la Phèdre de Racine garde de son modèle latin les deux scènes d’anthologie qu’a imaginées Sénèque, la confrontation de Phèdre avec Hippolyte – où la parole se fait à la fois captation et agression, manipulation et (auto)-mutilation –, et le retour grandiose de Phèdre sur la scène en point d’orgue de la tragédie, là où, pour reprendre le mot de la Dissertation, Phèdre paraît « aussi belle empoisonnée, que charmante empoisonneuse » [O.C., p. 900]. Nous dirons que Racine prend plaisir à donner à voir « le crime en son char de triomphe »- comme le nommait Corneille sur un sujet également sénéquéen, Médée, en 1639 - et que la représentation directe de l’inceste et de la mort dans la pièce relève plus du démonstratif que du judiciaire, plus du spectaculaire que de la preuve à charge.

43Ce que met également en pleine lumière la référence au modèle sénéquéen – dont l’inclination déclamatoire a été maintes fois soulignée -, c’est à quel point l’horreur sous la forme extrême de l’incestueux permet au texte racinien de jouer sur toute la gamme des passions, de la honte à l’indignation, de la terreur à la compassion, de l’envie à la fureur, mettant au centre de la polyphonie le rôle incomparable de Phèdre – avec plus de cinq cents vers et une présence centrale dans les cinq actes. On connaît l’anecdote rapportée par les frères Parfaict au XVIIIe siècle [Histoire du théâtre français, 1734-1749, t. XIV, p. 517] : la Champmeslé aurait demandé à Racine « un rôle où toutes les passions qui peuvent agiter le cœur féminin fussent exprimées ». Et lorsqu’en 1691, l’actrice vieillie remettra ses rôles à disposition de la troupe, elle s’en réservera cependant trois : Hermione, Monime et Phèdre. Même engouement pour le rôle, deux siècles plus tard, avec la grande Sarah Bernhardt : c’est que l’interprétation offre ici une gamme de possibilités unique, tant dans la virtuosité des tempos que dans la variation des figures corporelles et des signes gestuels – à l’égal d’une Médée sur la scène concurrente de l’opéra.

44Car le personnage de Phèdre est plus qu’un caractère ou qu’une partition (verbale) : il est à lui seul un panel de personnages et un répertoire de registres oratoires ; il est à la fois dans la démonstration et dans la monstruosité – morceau de bravoure tout autant qu’archétype où s’engouffre l’imaginaire.

« Hé bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur. » [v. 672]

45On a pu dire que la Phèdre racinienne empruntait à des personae contradictoires, à l’innocence déshonorée incarnée par la Phèdre d’Euripide et à la tentatrice coupable incarnée par la Phèdre de Sénèque, à la désespérance absolue d’une Ariane et à la fureur amoureuse d’une Didon. Ajoutons que ses prises de parole sont l’occasion, pour Racine, de déployer un florilège des plus beaux traits de la lyrique amoureuse, de Sappho à Virgile, et de donner corps à cette rhétorique du sublime, du ravissement, que Boileau, à la suite de Longin, assimile à un art de l’ingéniosité dans les pensées, à l’adresse avec laquelle la passion est comme démultipliée en une inflation d’« accidents » :

« Quand Sappho veut exprimer les fureurs de l’amour, elle ramasse de tous côtés les accidents qui suivent et qui accompagnent en effet cette passion […]. Voyez de combien de mouvements contraires elle est agitée. Elle gèle, elle brûle, elle est folle, elle est sage ; ou elle est entièrement hors d’elle-même, ou elle va mourir. En un mot on dirait qu’elle n’est pas éprise d’une simple passion, mais que son âme est le rendez-vous de toutes les passions. » [Boileau trad., Traité du Sublime, 1671, ch. VIII, nous soulignons]

46Phèdre est littéralement un rendez-vous : de toutes les passions, de tous les registres de la passion, de tous les caractères en proie à la passion. On comprend que Racine en fasse la réussite de sa pièce :

« Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. » [Phèdre, Préface]

47Et on comprend que dans un même mouvement ce soit précisément contre les excès du personnage que se focalisent ses détracteurs :

« Phèdre est un caractère forcené, M. Racine lui donne trop d’amour, trop de fureur, et trop d’effronterie. » [Dissertation, O.C., p. 883]

48Car si l’horrible, sous la forme de la verbalisation de l’immoralité, permet une économie de moyens quant à sa mise en place et une débauche de bénéfices liés à la performance oratoire, sa gestion n’en est pas moins délicate et impose un certain nombre de coûts – pour filer la métaphore.

1.4. Complications techniques de l’inceste : dégâts collatéraux

49L’immoralité emporte la réussite (rhétorique et dramaturgique) mais fait prendre un certain nombre de risques, dont Racine a en quelque sorte par avance pris la mesure, en 1675 au moment de son tournant euripidien, lorsqu’il rédige la Préface de sa première pièce, La Thébaïde :

« En un mot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides et toutes les autres horreurs qui composent l’histoire d’Œdipe et de sa malheureuse famille. » [La Thébaïde, Préface, 1675, nous soulignons]

50Et surtout, lorsqu’il revient sur sa version d’Iphigénie :

« Quelle apparence que j’eusse souillé la scène par le meurtre horrible d’une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu’il fallait représenter Iphigénie ? Et quelle apparence encore de dénouer ma tragédie par le secours d’une déesse et d’une machine, et par une métamorphose, qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d’Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous. » [Iphigénie, Préface, 1675, nous soulignons]

51D’une certaine façon y sont indiqués les points durs du mythe de Phèdre : introduire la galanterie dans les « horreurs » des légendes antiques, dénouer l’histoire par un deus ex machina, souiller la scène par le meurtre d’une personne vertueuse. Tous ces points durs ont à voir avec la gestion de l’horrible en rapport avec la réception : comment concilier le terribile et le galant – horizon d’attente du spectaculaire tragique pour un public conquis au plaisir des larmes ? Comment concilier l’irrationalité et le vraisemblable (autrement dit, l’acceptabilité de la fiction) ? Comment concilier l’indignation (en faveur de l’innocent) ou la répulsion (à l’encontre du méchant) avec le plaisir de la représentation ? Car Aristote l’avait bien dit :

« Il est donc évident, tout d’abord, qu’on ne doit pas voir des justes passer du bonheur au malheur - cela n’éveille pas la frayeur ni la pitié, mais la répulsion. » [Poétique, op. cit., ch. XIII]

52Qu’en est-il alors dans Phèdre ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que la gestion de l’horreur passe par des interventions lourdes au niveau de l’intrigue :

  • par le ménagement d’une place pour la douceur – qui nécessite sans doute le plus grand espace de texte en termes de scènes et d’acteurs, avec l’invention d’un personnage épisodique, Aricie, et la disposition, à l’intérieur de chaque acte, d’une action galante et politique en marge de l’action mythique (les amours d’Hippolyte et d’une princesse ennemie) ;

  • par la récriture en palimpseste du dénouement, de façon à superposer à la causalité irrationnelle (l’intervention du divin et du monstrueux) une causalité vraisemblable (l’effroi des cheveux et leur emportement) ; et plus généralement, par le calcul d’une seconde causalité, purement humaine (la force des passions), à l’origine de la faute : sont à ce titre relégués au rang de figures les différents avatars de la fatalité (la haine des Dieux, la filiation maudite avec le Soleil…), réduits à être matière à argument pour la probation d’une exemplarité dans la faute. Ils ne sont plus déclencheurs de fautes, mais exhausteurs de culpabilité.

  • La gestion de l’horreur passe enfin et surtout par toute une série de décisions techniques qui visent à ne pas hypothéquer le plaisir de la tragédie par des réactions d’indignation et de répulsion. Du côté de l’indignation possible du public face au sort d’Hippolyte tout d’abord, l’intrigue opère un gauchissement du canevas tragique de l’innocence opprimée, en injectant une part de culpabilité dans les actions et les intentions d’Hippolyte de façon à rendre tolérable l’énormité de la sanction [voir Phèdre, Préface, 3ème §]. En conséquence, d’un côté, Hippolyte sera celui qui peut affirmer, en accord avec ses modèles antiques et avec le schéma des amants persécutés tel qu’on le retrouve popularisé par exemple par le mythe de Pyrame et Thisbé [Voir Ovide, Métamorphoses, IV, v. 55-166 ; pour une adaptation théâtrale, voir Théophile de Viau, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, 1621] :

« Mais l’innocence enfin n’a rien à redouter. » (v. 996)

« Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. » (v. 1112)

53De l’autre, il est celui qui s’épuise à excuser, c’est-à-dire à justifier et somme toute, eu égard à la motivation technique initiale, à exhiber sa désobéissance (en particulier face à Théramène en I, 1 ou face à Thésée en IV, 2). Sa faute relève d’un régime d’amplificatio auquel répond très strictement, du côté de Phèdre, un régime d’attenuatio.

  • En effet, dernier procédé remarquable, la gestion de l’horreur passe par l’hybridation du canevas sénéquéen de la tentatrice perverse – de façon à contrebalancer, dans le spectateur, la répulsion par une dose de compassion en mêlant à la figure de la coupable celle de la victime :

« Elle est engagée par sa destinée, et par la colère des Dieux, dans une passion illégitime dont elle a horreur toute la première. » [Phèdre, Préface]

54Mais ce qui est présenté ici comme une mixité éthique (« ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente », dixit la Préface) est à l’épreuve du texte loin d’être un trait permanent du personnage ; c’est à tout prendre un motif scénique, présent uniquement dans certains endroits, dans l’avant-pièce tout d’abord (et par conséquent, dans les récits d’exposition de la scène 3 de l’acte I) :

« Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir, que de la déclarer à personne. » [Phèdre, Préface]

55Puis dans la suite de la même scène avec Œnone :

« Et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion, qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des Dieux, qu’un mouvement de sa volonté. » [Phèdre, Préface]

56Où l’on voit que l’intérêt de cette scène n’est donc pas uniquement dramatique (exposer la situation initiale) mais également éthique (peindre un caractère) et plus encore dramaturgique (prévenir le rejet des spectateurs en associant la première apparition du personnage aux ressources de la pitié). Si la stratégie d’atténuation initiale porte sur cette scène, Racine développe en parallèle une stratégie d’atténuation finale qui vise à limiter la surenchère dans l’horreur au moment où les crimes de Phèdre « ont comblé la mesure » (v. 1269), en déportant sur Œnone la responsabilité de l’« l’imposture » (v. 1270) :

« J’ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu’elle n’est dans les tragédies des Anciens, où elle se résout d’elle-même à accuser Hippolyte. » [Phèdre, Préface]

57On aura reconnu ici et la motivation des scènes III, 3 et IV, 6 entre Œnone et Phèdre, et la représentation du mensonge lui-même dans la confrontation entre Œnone et Thésée en IV, 1 ; on aura reconnu également l’argumentaire central de la « confession » de Phèdre à la dernière scène (v. 1626 sq. : « La détestable Œnone a conduit tout le reste, etc. »).

58Bilan de cette écriture de la précaution autour de Phèdre : Racine ne mise pas sur une euphémisation de l’intention incestueuse, lui qui « farcit » sa pièce des mots les plus « choquants » et les plus « dégoûtants », pour reprendre le lexique de la Dissertation anonyme (à savoir « les termes d’inceste et d’incestueux », O.C., p. 881), ni sur un adoucissement du passage à l’acte - la rencontre avec Hippolyte étant au contraire clairement dans la filiation sénéquéenne de la tentation, puis de la fureur et de l’horreur. Bref, Racine opte pour une solution de contournement et d’encadrement, en usant avant et après la scène de confrontation entre Phèdre et Hippolyte, des ressources de la compassion et de l’excusatio – et en s’autorisant ainsi, comme un punctum de la pièce, la débauche d’audace et d’horreur mêlées, dans la représentation de l’inceste en II, 5 – auquel il convient d’associer l’autre punctum dans l’horreur, plus traditionnel, à savoir l’épilogue spectaculaire avec le récit de la mort d’Hippolyte et la mise en scène de l’agonie de Phèdre.

1.5. Un mauvais sujet ?

59Comme on le voit, l’horreur sous la forme extrême de l’immoralité liée à l’inceste entraîne une série de problèmes techniques liés à la réception et donc à l’efficacité de la pièce :

  • elle impose la renégociation de toute la causalité des faits tissant l’intrigue, de façon à superposer aux causes divines (la colère de Vénus, la foi de Neptune, la filiation maudite du Soleil..) des motivations vraisemblables ;

  • elle implique des modifications multiples et non coordonnées autour de tout ce qui touche à Hippolyte – dont la fonction semble ainsi être bien plus structurelle qu’herméneutique : dans le dispositif tragique tel que le calcule Racine, si Phèdre est la constante où sont accumulées toutes les potentialités rhétoriques et dramaturgiques du mythe, Hippolyte quant à lui est fondamentalement disponible ; il est la variable d’ajustement du mythe à l’horizon d’attente de la tragédie ;

  • face au vide et à l’ouverture aux possibles qu’est, du point de vue technique, le matériau nommé Hippolyte, Phèdre sera donc un trop-plein : en elle se télescopent les différents modèles herméneutiques qui prennent en charge le tabou de l’inceste comme se croisent dans son discours les paroles de la lamentation et de la vitupération, de la déploration et de la provocation, et comme se surimposent dans l’imaginaire de son personnage les masques des grandes figures tragiques, despotiques et victimes, démentielles et sacrificielles. Sa vocation au palimpseste autorise alors une gestion temporelle de l’horreur : son personnage sera déployé en séquences successives, jouant ici de l’atténuation et là du crescendo dans une technique généralisée du contrepoint.

60Redoublements, étoilements, diffractions… : de toutes parts, la structure est ainsi retravaillée par et pour l’horreur de l’inceste. On dira ici que la réussite globalement rhétorique de la nouvelle manière racinienne, d’un tragique « extrêmement tragique », s’accompagne d’une complication extrême de la poétique.

61Sous cet angle, qui est celui de la composition, le choix de l’inceste est sans doute – sans aucun doute – un sujet coûteux, qui oblige à des acrobaties de construction – ou, à défaut, à des torsions du mythe. En vérité, l’affaiblissement, l’adoucissement, l’atténuation sont peut-être impertinents. Ils détruisent plus qu’ils n’autorisent l’incandescence de l’immoralité. Car de deux choses, l’une : soit l’immoralité est l’immoralité, et rien ne peut la contrebalancer ; soit l’intrigue essaie de composer avec l’immoralité et la défait – la dilue, la disperse. Autrement dit, pour la Dissertation anonyme, quand le sujet est mauvais, il faut le taire :

« J’avoue que ce sujet est extrêmement rude et qu’il ne peut être adouci […]. Ainsi je conclus […] que M. Racine ne pouvant rendre Phèdre vertueuse au milieu de ses crimes, ne la devait point exposer à nos yeux. » [Dissertation, O.C., p. 880-881]

62Phèdre est donc un scandale, que la poétique ne pourrait juguler, que la rhétorique ne pourrait exploiter : pourquoi ? Pourquoi les efforts d’arrangement ne canaliseraient-ils pas la répulsion et l’indignation ? Pourquoi l’intrication d’épisodes et de scènes à visée lénifiante ne permettrait-elle pas une gestion technique de l’immoralité ? Parce qu’en un sens – qui est bien celui de l’auteur anonyme de la Dissertation – la question de l’inceste est irréductible à toute gestion technique ; et plus encore, parce qu’elle va jusqu’à inhiber – interdire – chez le lecteur toute appréhension formaliste (rhétorique, poétique) du sujet : car

« […] [l’homme] est entièrement perverti depuis le péché, les mauvais exemples lui plaisent plus que les bons, parce qu’ils sont plus conformes à son humeur ; quand on lui représente sur le Théâtre le vice avec ses laideurs et la vertu avec ses beautés, il a bien plus d’inclination pour celui-là que pour celle-ci. » [Senault, Le Monarque ou les Devoirs du souverain, 1662]

63Cela revient à dire qu’il existe une intentio lectoris plus importante que l’intention de l’auteur, un désir de sens pervers, une volonté d’immoralité irrépressible.

1.6. « L’intention de la tragédie » : Phèdre et les maximes

64Pour construire sa défense - réfuter l’argument d’immoralité – et en finir avec le soupçon herméneutique, Racine procédera à la fin de sa Préface en deux temps, d’abord en exhibant une interprétation moralisante de ses intentions, puis en refermant en quelque sorte l’intention de signification, le désir d’un sens implicite, sur l’explicite, sur le sens littéral de son texte.

65Premier temps, une relecture moralisatrice de quelques lieux textuels, dont nous nous permettrons d’expliciter en italiques la dimension pour le moins casuiste [Phèdre, Préface] :

« Les moindres fautes y sont sévèrement punies » (Voilà qui est vérifié… pour le pauvre Hippolyte ; car pour le autres fautes punies, on ne saurait les qualifier de mineures…)

« la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même » (Assurément, la pensée de l’inceste est regardée à l’acte I avec horreur, mais la pièce n’hésite pas à poursuivre en nous donnant à regarder non plus la pensée du crime, mais le crime même, en II, 5…)

« les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses » (Cela est vrai, encore une fois, pour le seul Hippolyte, dont l’égarement du cœur du côté ennemi suffit à nourrir l’idée d’une faute véritable…)

« les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause » (Pour montrer le désordre, mais peut-être aussi pour montrer la beauté de ce désordre…)

« et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité » (Il y est peint également avec des couleurs qui en font aimer la peinture…)

66Osons qualifier ce premier argumentaire : faible, déplacé, de mauvaise foi, il joue principalement la carte d’Hippolyte pour tenter de valider la pureté des intentions de l’auteur tout autant et sans doute plus que l’interprétation morale de la pièce dans sa globalité : n’est-ce pas là, comme il est naïvement avoué, « le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer » [Phèdre, Préface, nous soulignons] ? Prenant cependant au pied de la lettre cette profession de bonnes intentions, une tradition critique a corroboré l’idée d’une conversion janséniste de Racine qu’inaugureraient Phèdre et ses thématiques de l’aliénation dans les passions et du poids de la faute. Des critiques récents ont fait un sort à cette légende [cf. G. Forestier dans sa Notice, O.C., p. 1621-1626 ou B. Donné dans son édition de Phèdre, G.-F. Dossier, 2000, « Une tragédie janséniste ? », p. 43-44]. Nous dirons que dans l’argumentaire passablement sophistique qui inaugure le dernier paragraphe de la Préface, le résultat en est que l’auteur est peut-être sauf, mais pas sa pièce.

67L’argumentaire repart alors sur de nouvelles bases, en établissant sur l’exemple symbolique des « premiers poètes tragiques » non pas non pas simplement une version morale de la catharsis, mais une véritable forgerie conceptuelle, la notion d’« intention de la tragédie » :

« Leur théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. […] Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes […] qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu’à les divertir, et s’ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie. » [Phèdre, Préface, nous soulignons]

68Très clairement, à la célébrissime définition de la catharsis des effets tragiques que l’on trouve dans la Poétique chapitre VI (« en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une purgation [catharsis] de ce genre d’émotions », op. cit.), l’argumentaire substitue le binôme horatien placere/docere, lequel est extrait de la triade rhétorique bien connue : placere ou conciliaredoceremovere (en français : plaire à l’auditoire ou se concilier ses faveurs, l’instruire, l’émouvoir). L’argumentaire de Racine met (prudemment) hors champ ce qui concerne le movere, concède comme insuffisante la visée du placere et focalise (habilement) le genre tragique sur le docere.

69Si l’immoralité pose en effet l’enjeu du sens second (de l’interprétation, des valeurs), il est habile de replier les questions de sens sur le niveau du docere, c’est-à-dire sur l’établissement du seul sens littéral, sur les vérités que le texte explicite. Corneille déjà faisait reposer sur les maximes (raisonnements elliptiques reposant sur le seul énoncé d’une vérité générale) toute l’utilité de la tragédie en tant qu’elle livre un enseignement – et Racine ne va pas au-delà qui plaide pour des ouvrages « pleins d’utiles instructions ». Autrement dit, l’intention de la tragédie ne sera pas tendue vers un au-delà, un réseau de sens seconds, elle sera une contention du sens dans la lettre du texte, dans l’énoncé de maximes.

70Y a-t-il des maximes dans Phèdre ? Telle est au fond la question, du moins la seule que Racine soulève pour étouffer les autres. Car s’il était prouvé que d’ « utiles instructions » (délivrées sous forme de maximes) parsèment le texte, alors l’intention contenue dans le littéral serait morale, libérant la textualité du tourment herméneutique (du désir d’interprétation allégorique) et la rendant aux jeux de la structure et des effets.

71Les anciens avaient l’habitude de recueillir les sententiae relevées dans leurs lectures. Faisons comme eux, notons dans Phèdre toutes les formules impersonnelles à visée persuasive : on peut répertorier sept maximes d’un vers [v. 115, 859, 864, 996, 1134, 1371, 1391], deux maximes sous forme interrogative dans les vers 1037-1040, enfin deux ensembles un peu plus développés, cinq maximes enfilées dans une tirade d’Hippolyte :

« Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes. / Quiconque a pu franchir les bornes légitimes, / Peut violer enfin les droits les plus sacrés. / Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés. / Et jamais on n’a vu la timide innocence / Passer subitement à l’extrême licence. / Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux / Un perfide assassin, un lâche incestueux. » [v. 1093-1100]

72Ce à quoi l’on peut adjoindre un autre « ornement » à fonctionnement généralisant, le portrait-type des flatteurs qui,

« […] par de lâches adresses
Des Princes malheureux nourrissent les faiblesses,
Les poussent au penchant où leur cœur est enclin,
Et leur osent du vice aplanir le chemin :
Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux Rois la colère céleste. » [v. 1321-1326]

73Voilà, c’est à peu près tout. C’est peu. Très peu. Certes nous ne sommes plus à la Renaissance et à ses tragédies cousues de sentences. Certes nous ne sommes plus dans l’univers cornélien et ses duos (ses duels) à coup de maximes. Mais le moins que l’on puisse dire est que l’insertion d’« utiles instructions » est plus que discrète. Plus décisif encore, si l’on se place au niveau du contenu des instructions morales portées par ces énoncés généralisants, que reste-t-il dans la mémoire de l’écolier ? Rien de suivi, sinon un enseignement sur la carrière du crime et – curieusement endossée par Phèdre – une leçon sur la flatterie.

74Une limite est ici atteinte : toute lecture est d’abord une décision – une envie – un choix systématique. Comment disait Roland Barthes dans Sur Racine ? ah oui : étant entendu qu’il n’en existe pas de neutre [op. cit., p. 194]. La question de l’immoralité force à avouer un système de lecture : elle peut être un nœud herméneutique – un lieu de déploiement et d’engouffrement des stratégies interprétatives (confer la Dissertation anonyme) – comme elle peut être un nœud rhétorique et poétique – un lieu de structuration, de composition du texte (confer Racine). Et de droit, l’herméneutique (la compréhension des valeurs) est irréductible au docere, au sens littéral.

75Ce qui veut dire que l’inceste est un lieu fondamentalement résistant (perturbant) : il est un interdit en tant qu’il est pris en charge par la morale et la religion ; mais il est également une ressource – et quelle ressource ! – en tant qu’il s’intègre dans un dispositif rhétorique visant à susciter un tragique « extrêmement tragique » ; et en tant que le scénario qu’il suscite a sans aucun doute, pour reprendre un jugement de Corneille, « besoin de plus d’esprit pour [l’] imaginer, et de plus d’art pour [le] conduire » [Cinna, Examen, 1660]. Ce qui reste à prouver.

2. Poétique du genre tragique : intrigue plurielle et textes possibles

2.1. De quoi le titre est-il le nom ?

76Voici un scénario contrefactuel : un auteur prendrait comme sujet la passion incestueuse de Phèdre pour Hippolyte ; quel titre pourrait-il lui donner ? On répondra que tout dépend du traitement, de ce sur quoi la textualité met l’accent, et autres choses du même type : or, rien de plus faux. Il existe un texte dont aucune virgule n’a été changée (ou à peu près !) et qui s’est appelé successivement Phèdre et Hippolyte (1677) puis Phèdre (1687). La critique considère habituellement que ce texte a été rédigé par un auteur nommé Jean Racine. Si l’on voulait être tout à fait exact, il faudrait dire que Racine éditeur de son texte quelques semaines après les premières représentations a conservé le titre du spectacle ; et que Racine ré-éditeur de son texte l’a rebaptisé. Quant à savoir où s’est décidé le titre du spectacle (Phèdre et Hippolyte), à quel moment de la genèse (sur suggestion du sujet par un proche, lors d’une relecture des Phèdre antiques, pendant la rédaction, au moment des répétitions…), l’affaire est indécidable : la seule chose de tangible, ce sont les choix éditoriaux d’un relecteur également nommé Jean Racine.

77Ce scénario nous servira alors de fable, sur les enjeux et les pouvoirs de la lecture au sein de la création, bien évidemment.

78Car de quoi un titre de pièce est-il le marqueur ? A défaut de Racine, peu disert sur son art, c’est vers Corneille que nous pouvons nous tourner, Corneille qui écrivait à propos de sa pièce Rodogune, Princesse des Parthes :

« On s’étonnera peut-être de ce que j’ai donné à cette tragédie le nom de Rodogune, plutôt que celui de Cléopâtre sur qui tombe toute l’action tragique. […] Je confesse ingénument que ce poème devait plutôt porter le nom de Cléopâtre, que de Rodogune ; mais ce qui m’a fait en user ainsi a été la peur que j’ai eue qu’à ce nom le peuple ne se laissât préoccuper des idées de cette fameuse et dernière reine d’Égypte, et ne confondît cette reine de Syrie avec elle, s’il l’entendait prononcer. [Corneille, Rodogune, Préface, 1647]

79Le titre marque d’abord –pour l’auteur lecteur, commentateur et éditeur de son œuvre – le sujet, ce sur quoi « tombe l’action tragique ». C’est peu de dire alors qu’énonçant, dans la tragédie, son « sujet », le titre est stratégique, et qu’entre les deux lectures de Racine, il y a plus qu’une inflexion d’accent : Racine lecteur de sa fable en a changé l’action principale.

80Mais ce n’est pas tout : comme le suggère Corneille, le titre marque également un intertexte, un horizon de lectures et d’attentes – d’où l’exception qu’est sous cet angle Rodogune, puisque la pièce porte le nom du personnage épisodique et oblitère le nom du personnage principal, la reine de Syrie Cléopâtre, précisément en raison de la possible confusion avec une autre saga historique, celle de la reine d’Égypte. De quel intertexte alors Phèdre est-elle ou n’est-elle pas le titre ? Ou plus précisément, de quelles lectures son titre garde-t-il la mémoire et suscite-t-il l’attente ? Quand on répertorie les titres que le mythe a reçus à travers son histoire, un effet très fort se dessine : la rupture du titre de 1687 avec le corpus. En effet, reprenons la liste :

  • Hippolyte voilé (Euripide, fragments)

  • Hippolyte couronné (Euripide, - 428 av. J.-C.)

  • Pièces antiques perdues – dont on n’a conservé précisément que le titre : Hippolyte (Sophocle) ; Hippolyte (Lycophron)

  • Phèdre (Sénèque, 1er s. ap. J.-C.)

  • Hippolyte (Garnier, 2ème moitié du 16e s.)

  • Au XVIIe s. : Hippolyte, tragédie (Guérin de la Pinelière, 1634) ; Hippolyte ou le Garçon insensible (Gabriel Gilbert, 1647), Hippolyte (M. Bidar, 1675)

81En intitulant sa pièce Phèdre et Hippolyte, Racine faisait le choix de ne pas focaliser le sujet et l’intertexte sur le seul Hippolyte et d’afficher dans le titre à part égale la mémoire de sa lecture de Sénèque. Avec le nouveau titre de Phèdre, non seulement Racine relit le mythe (et son texte) dans le sens de la tragédie de Phèdre, mais il exhibe une rupture avec les lectures et la mémoire des pièces récentes et une fidélité (lectoriale) au seul Sénèque.

82Enfin, une autre caractéristique pourrait bien être en jeu : en basculant d’un titre marquant la dualité à un titre focalisé sur un seul personnage, Racine se contente-t-il de relire différemment l’action principale ou ne fait-il pas le choix de redécrire sa pièce comme une tragédie de caractère, plutôt que d’en rester à une tragédie d’action (étant entendu que la lettre du texte autoriserait les deux descriptions) ? Une réponse vient naturellement à l’esprit, qui serait de dire que le rôle de Phèdre est, nous l’avons vu, un atout majeur dans la confection d’un nouveau tragique, spectaculaire : mais ce n’est pas parce qu’une figure est dominante dans l’orchestration d’une tragédie, qu’on doit obligatoirement parler de tragédie de caractère.

83Sujet, action, caractères : ce sont là en vérité des termes techniques extrêmement précis dans la poétique, c’est-à-dire dans la technique de composition et de disposition de l’intrigue fictionnelle, en particulier au théâtre. Et c’est bien cette langue technique que possède et que parle Racine, quand il dit par exemple au tout début de sa Préface :

« Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d’Euripide. Quoique j’aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la conduite de l’action, je n’ai pas laissé d’enrichir ma pièce de tout ce qui m’a paru le plus éclatant dans la sienne. Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j’ai peut-être mis de plus raisonnable sur le théâtre. » [Phèdre, Préface]

84Racine lecteur retient d’Euripide le sujet et un caractère, mais non l’action : qu’est-ce à dire ?

2.2. Grammaire élémentaire de poétique française

85Un contresens serait de considérer la poétique comme un ensemble de règles, de recettes que les auteurs auraient appliquées avec plus ou moins de respect, de bonheur. A lire les préfaces de Racine comme celles de Corneille, une autre évidence s’impose, qui est celle de la perpétuelle contestation, de la constante redéfinition de ce qui fait l’intrigue et de ce qu’est un genre. Nul accord sur l’unité de l’action, du lieu ou du temps, sur la place de l’amour ou sur le dénouement : à chaque fois, un auteur reprend et recombine les éléments élémentaires qu’il possède pour tirer une nouvelle pièce de « rien ». Chaque pièce est un laboratoire poétique en acte, une expérimentation novatrice qui valide une nouvelle déclinaison possible de l’art. Un petit nombre de notions en constituent en quelque sorte la grammaire minimale. Voici comme les hiérarchise un des principaux commentateurs de Racine, Saint-Évremond :

« J’ai soutenu que pour faire une belle comédie [i.e. tout poème dramatique dont une troupe peut donner la comédie], il fallait choisir un beau sujet, le bien disposer, le bien suivre, et le mener naturellement à sa fin ; qu’il fallait faire entrer les caractères dans les sujets, et non pas former la constitution des sujets d’après celle des caractères ; que nos actions devaient précéder nos qualités et nos humeurs […]. » [Saint-Évremond, Lettre à Messieurs de *** (1677), Œuvres en prose, S.T.F.M., 1966, t. IV, p. 429]

86Au commencement il y a le choix d’un sujet ; puis vient l’enchaînement des actions qui le déploient ; et enfin le ménagement des caractères qui endossent les actions. Telle est ce que nous pouvons nommer une poétique cornélienne de la tragédie comme art de l’intrigue. Car, ne l’oublions pas, l’intrigue, c’est tout ce que le poète fabriquant d’histoires entrer dans l’intrication, dans le tissage de sa pièce.

87Une tragédie naît tout d’abord d’un « sujet », d’une idée, d’une matrice trouvée à la lecture des tragiques antiques ou des historiens latins. Car avant d’écrire, il faut savoir lire, c’est-à-dire savoir repérer un sujet convenable, susceptible de se déployer en une intrigue, et en une intrigue tragique. Ce ne sont donc pas toutes les pièces tragiques antiques qui sont susceptibles de fournir un « bon » sujet, de donner une tragédie efficace. Les attendus concernant les effets de la tragédie sont doubles : ils concernent d’un côté la tragédie comme art du suspense, et de l’autre la tragédie comme art de la grandeur tragique.

88Ce dernier point est le mieux balisé par la tradition aristotélicienne : pour susciter la terreur et la pitié (et permettre la catharsis de ce genre d’émotions !), le sujet portera sur des violences surgies au sein des alliances dans les grandes familles régnantes. C’est donc sur le sujet que « tombe » le tragique, ou encore l’action tragique, l’action qui, parmi tous les actes représentés dans la pièce, est porteuse de larmes et d’effroi. Racine s’en souvient qui reconnaît explicitement selon ce critère deux de ses sujets, celui de Britannicus (« la mort de Britannicus » ainsi que « la disgrâce d’Agrippine », Britannicus, Seconde Préface, 1675) et celui de Mithridate (« sa mort, qui est l’action de ma tragédie », Mithridate, Préface, 1673). Si l’on se reporte à Phèdre, il est tout à fait possible, comme le fait l’auteur de la Dissertation , d’identifier dans l’inceste le sujet de la pièce ; mais il est également possible, en lisant entre les lignes de la Préface, d’y voir identifié un autre sujet, double comme dans Britannicus, « la mort de ce jeune Prince » (à savoir Hippolyte) et le « malheur » (au sens objectif d’événement malheureux) où tombe Phèdre suite au retour de Thésée, si l’on déplie à l’envers la remarque suivante :

« Et le bruit de la mort de Thésée fondé sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d’amour, qui devient une des principales causes de son malheur. » [Phèdre, Préface, nous soulignons]

89Le sujet ainsi déterminé est alors également localisé : il correspond au dénouement, où il intervient comme conséquence de toute une chaîne de causalités et comme inauguration d’une série d’événements formant le dénouement tragique.

90La localisation finale d’un tel sujet n’est pas anecdotique. Elle correspond précisément à la seconde contrainte que nous avons identifiée dans le choix d’un bon sujet de tragédie : susciter le suspense, tenir en haleine jusqu’à la fin. Car le poème tragique n’est pas qu’un exercice d’éloquence dans le genre déploratif comme elle a pu l’être à la Renaissance : elle est devenue une « machine infernale », pour reprendre la formule de Cocteau, un art savant de ménager l’intérêt et de calculer les épisodes, un exercice de haute voltige dans la gestion de l’attente et de la surprise. Il revient à Georges Forestier d’avoir théorisé un modèle de structuration à l’œuvre dans la tragédie qui réponde à ce souci d’efficacité dramaturgique, à partir d’un travail d’expérimentation initialement en prise sur la dramaturgie cornélienne (dans son Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre, Klincksieck, 1996), puis étendu au corpus racinien (dans son Introduction, O.C., p. XI-LVII). Dans ce modèle, et en accord avec les suggestions des anciens poéticiens, le sujet fonde l’intrigue : mais il n’en est pas le point de départ. Il la fonde logiquement, en lui offrant ce qui constituera son dénouement. Autrement dit, la structuration de l’intrigue s’effectue selon une logique de construction à rebours, où l’attente du spectateur – la tragédie (le malheur) qui va fondre sur le personnage qui a donné son titre au spectacle – est en quelque sorte ainsi maintenue et prorogée jusqu’au dernier acte. Où l’intérêt du spectacle n’est pas tant de savoir comment tout cela va finir, puisqu’au demeurant même dans le cas où le sujet n’est pas connu de tous, le titre et le genre suffisent à annoncer la couleur, à signifier (généralement) la mort de celui sur qui tombe le titre ; mais de savoir comment on va y arriver, et, si peu que le sujet ait été traité, si peu qu’il s’inscrive dans une mémoire lectoriale, par quelles voies, communes ou singulières.

91Mettre le sujet tragique à la fin, c’est ainsi se forcer à imaginer logiquement la suite des événements qui aurait pu y conduire, c’est remonter du dénouement au nœud, à la crise, par un engendrement logique des articulations fondamentales constituant l’action dramatique. Lire une tragédie, c’est d’abord, pour l’auteur, restituer un enchaînement causal, c’est dérouler l’argumentum de la pièce selon le principe de la cause finale. Ainsi de Racine lecteur d’Ajax :

« L’Ajax de Sophocle […] n’est autre chose qu’Ajax qui se tue de regret pour n’avoir pas obtenu les armes d’Achille. » [Bérénice, Préface, 1671)]

92Et une addition de 1676 précise :

« […] Ajax qui se tue de regret, à cause de la fureur où il était tombé après le refus qu’on lui avait fait des armes d’Achille. » [Bérénice, Préface, 1676]

93La lecture remonte de la mort à la fureur et à l’affront. Ainsi formalisée, l’intrigue est réduite à deux temps forts qui se répondent – le nœud, l’événement qui noue la crise et rompt un équilibre antérieur : en l’occurrence, l’affront associé à sa conséquence passionnelle, la fureur (et l’on se souvient que la tragédie de Sophocle commence précisément sur la fureur d’Ajax) ; et le dénouement, l’événement catastrophique qui met un terme (tragique) à la crise, qui la « résout » en ce sens qu’il l’achève : le suicide. Cette ligne claire de la trame a, dans la poétique, un nom : c’est l’action principale. Et tout l’art du poète sera alors tantôt d’inventer un nœud qui réponde au sujet tragique placé au dénouement (dans le cas où le sujet a trouvé à la lecture des historiens) ; et tantôt de répartir dans le nœud et dans le dénouement les éléments intangibles d’un canevas mythique (dans le cas d’un sujet connu de tous) et de convertir en quelque sorte les fondamentaux chronologiques d’une histoire répertoriée en une structure logique.

2.3. Phèdre, etc. : la fabrique des histoires

94Avec le mythe de Phèdre, nous sommes bien évidemment dans ce dernier cas. En superposant toutes les versions du mythe, on peut répertorier chronologiquement un petit nombre d’invariants, d’éléments partout présents :

  • la « passion illégitime » de Phèdre pour Hippolyte (comme il est dit dans la Préface)

  • la déclaration à Hippolyte (directe ou indirecte, selon les versions)

  • le retour de Thésée

  • l’accusation fallacieuse de Phèdre

  • la malédiction de Thésée

  • la mort d’Hippolyte

  • la révélation à Thésée de son injustice (le plus souvent par Phèdre)

  • le suicide de Phèdre

95L’apprenti poéticien (que nous sommes tous peu ou prou) a l’embarras du choix : qu’allons-nous mettre dans le dénouement ? De quoi allons-nous considérer qu’il est un achèvement ? De quelle histoire nouée ? Qu’allons-nous tenir pour embrayeur d’une crise ? Et de quel équilibre initial allons-nous établir que la crise est la rupture ?

96Partons donc de la fin. Si le dénouement est la mort d’Hippolyte, disons qu’elle vient achever l’histoire d’Hippolyte. Si c’est la mort de Phèdre, disons qu’elle achève l’histoire de Phèdre. Si c’est l’imprudence et le malheur de Thésée, disons qu’elle achève l’histoire de Thésée. (Nous notons en passant que les trois fins sont en quelque sorte juxtaposées dans les deux dernières scènes et que partant, si l’on se fie au diagnostic du dénouement, trois histoires concurrentes sont donc possibles, ce qui pourrait donner six titres : PhèdreHippolyteThéséePhèdre et HippolytePhèdre et ThéséeHippolyte et Thésée.) Nous dirons que, rapporté aux invariants du mythe, le dénouement est complexe et à ce titre laisse indécidable la hiérarchie des composants susceptibles de le motiver. Il semble ainsi que dans les cas de sujet mixte (en l’occurrence double voire triple), le modèle de la composition régressive soit à compliquer. En tenant compte de la force logique de l’enchaînement entre le nœud et le dénouement, le punctum d’une telle tragédie – du moins son point d’équilibre – serait peut-être d’abord dans la décision du nœud – laissant au poète fabriquant d’enchaînements vraisemblables la tâche d’inventer par remontée la situation initiale et de ménager une causalité progressive pour tout ce qui se situe entre le nœud et la catastrophe lançant le dénouement imposé, autrement dit pour tout ce qui concerne la matière épisodique des péripéties (nous y reviendrons un peu plus bas).

97Partons donc du nœud. Si l’élément de rupture était la passion immorale de Phèdre, la situation initiale pourrait être l’union de Phèdre avec Thésée. Si l’élément de rupture était le retour de Thésée, la situation initiale pourrait être les désordres domestiques et politiques liés à son absence. Mais si l’élément de rupture est le passage à l’acte qu’est la déclaration de Phèdre à Hippolyte, la situation initiale sera le secret dont elle souffre et sa décision de mourir. Où l’on en déduit que le nœud portant donc sur ce dernier cas, il était indispensable à l’autre bout de la pièce que sa mort soit valorisée dans le dénouement complexe et vienne le clore. Il est ainsi tout à fait possible d’établir une lisibilité (une hiérarchie) dans les invariants en valorisant la scène de la déclaration et la scène de la « confession générale » (ainsi que la nomme très justement la Dissertation anonyme, O.C., p. 900) comme nœud et dénouement d’un beau sujet, l’amour incestueux de Phèdre pour Hippolyte.

98Deux points d’équilibre peuvent donc être promus dans une lecture poéticienne, en II, 5 et en V, 7, ancrant divers processus de causalité régressive et de causalité progressive pour enchaîner d’autres invariants du mythe.

99Pour qu’il y ait passage à l’acte en II, 5 tout d’abord, il faut qu’il y ait en amont un travail sur l’intentionnalité : Racine déploie toutes les étapes, de la passion secrète à la passion avouée, de la passion latente à la passion déclarée, en motivant l’aveu public et la déclaration. La motivation vraisemblable de l’exposition (de l’aveu public) passe par l’introduction d’un personnage « protatique » (dont la fonction est de permettre la « protase », l’exposition de la situation, dans la langue de Corneille) et la motivation de son désir de récit par des liens privés qui l’unissent à Phèdre : ce sera là l’emploi initial d’Œnone. Rappelons juste que cet aveu public finit sur la résolution de mourir (v. 312-316), pour mieux comprendre ensuite la fierté de Racine quant à sa trouvaille pour faire repartir l’intrigue vers son nœud :

« Et le bruit de la mort de Thésée […] donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d’amour […]. » [Phèdre, Préface]

100D’une certaine façon en effet, à la fin de la scène I, 3, la situation est bloquée en ce que nous venons d’assister à la narration d’une histoire entière, achevée : l’histoire d’un amour malheureux, de sa naissance à la lutte à son encontre pour l’étouffer, à la défaite de la volonté et au naufrage conclusif. Très littéralement, l’intrigue en est au point mort : le poète n’a inventé aucune causalité qui relie le présent d’une souffrance à la décision d’un passage à l’acte – il a même décidé de clore toute continuation possible du travail d’Œnone qui irait (comme chez Sénèque) dans le sens d’un secours apporté à Phèdre (v. 315 sq. : « Que tes vains secours cessent etc. »). Pour ouvrir la dynamique du récit, il lui faut ce que la langue de la poétique nomme une circonstance, un élément extérieur nouveau et accessoire, c’est-à-dire concernant le lieu, le temps ou la personne, un élément amenant à reconsidérer toute la situation, autrement dit entraînant une péripétie. Ce sera donc la mort de Thésée, dont l’affabulation constitue en quelque sorte l’élément déclencheur d’une évolution dans l’intention de Phèdre, du renoncement à l’espérance.

101Si l’on reprend la même recherche des causes à partir du dénouement (scène V, 7), pour qu’il y ait un rétablissement final de la vérité dans la tirade qui sert à Phèdre de « confession générale », il faut de même qu’en amont il y ait eu falsification initiale ; pour qu’il y ait punition par la mort, il faut qu’il y ait eu acte criminel. Le mythe offre des invariants – l’accusation fallacieuse de Phèdre, la malédiction de Thésée, la mort d’Hippolyte – qui s’enchaînent très aisément de façon logique. Le poète n’a pas besoin d’inventer quoi que ce soit d’autre.

102Reste à établir une série causale convaincante qui permette de passer de la déclaration d’amour à l’accusation fallacieuse de viol incestueux. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que d’Euripide à Sénèque et à Racine, l’affaire est n’est pas simple.

103Que la déclaration à Hippolyte et le retour de Thésée soient en effet suivis de la dénonciation de Phèdre est de l’ordre du donné ; qu’ils en soient la cause est à prouver (ou plutôt à construire). Comment motiver l’accusation ? Comment rompre avec la logique de la conquête amoureuse initiée par la déclaration ? Nous voyons au début de l’acte III (scènes 2 et 3) se télescoper deux logiques, la poursuite de la logique de conquête et la remontée de la logique de l’accusation : le résultat en est une scène de retournement (III, 3). Poussons la lecture : nous dirons que Racine rompt l’histoire de la conquête amoureuse en terrain difficile (incestueux) pour amorcer une nouvelle histoire, l’histoire d’un témoignage à charge, d’une persécution (politique et amoureuse), d’une violence. Et dans ce cadre, le retour de Thésée joue, au même titre que l’annonce de sa mort, le rôle de circonstance extérieure enclenchant la nouvelle intrigue, en l’occurrence amenant à faire évoluer les intentions, à faire prendre de nouvelles décisions. Autrement dit, Racine actionne par deux fois le même motif structurel (la circonstance liée à Thésée) pour transformer en péripéties inattendues (surprenantes, en rupture) deux actes présents dans les invariants, la déclaration et l’accusation fallacieuse.

104Mais de l’annonce du retour à la décision d’accusation, la conséquence n’est pas immédiate : le secret (ne rien dire) comme l’aveu sincère (tout avouer) étaient également envisageables – et d’une certaine façon plus vraisemblables (c’est une manie bien connue des anciens poéticiens, et parfois des nouveaux, que de passer leur temps à refaire des épisodes en mieux, en plus « vraisemblable » : par exemple le dénouement du Cid…). Donc, quitte à déconstruire la machinerie de l’intrigue, n’hésitons pas à dire que de toutes les solutions possibles au retour du roi et néanmoins volage mari, accuser Hippolyte était à tout prendre la décision la plus invraisemblable. Mais c’est un invariant, une donnée du mythe, un « effet […] que me présentait l’histoire, et que les lois du poème ne me permettaient pas de changer », comme le rappelle ailleurs Corneille [Rodogune, Préface, 1647]. Il restait donc une seule solution : rendre possible l’invraisemblable, dans une scène ô combien périlleuse et délicate, la II, 3, dont l’art de l’argumentation est à apprécier à deux niveaux, au niveau interne du changement des intentions, au niveau externe de la fabrique de l’intrigue. Il reviendra encore une fois au personnage d’Œnone d’assurer la gestion de ce raccordement – Œnone qui, après avoir été un personnage permettant l’exposition, devient ici un personnage permettant à l’intrigue d’évoluer, ce que la poétique nomme très heureusement un personnage d’intrigant(e) (littéralement, une faiseuse d’intrigues).

105Ainsi redéroulée, l’histoire de Phèdre est bien celle de Phèdre : ou plutôt Phèdre fait en une pièce l’expérience de trois histoires différentes, une histoire de souffrance amoureuse presque close en I, 3 ; une histoire de conquête amoureuse suspendue en II, 3 ; une histoire de violence amoureuse dénouée en V, 7. Il n’en reste pas moins que Racine n’a eu de cesse de résoudre un certain nombre de problèmes d’ordre poétique, concernant la motivation des actions, et qu’à ce titre il semble bien que sa pièce soit avant tout une tragédie d’action, et non pas, simplement, une tragédie de caractères.

2.4. Tragédie d’action ou tragédie de caractère ?

106Reprenons la différence qu’établit Saint-Évremond entre tragédie d’action et tragédie de caractère :

« J’ai soutenu que pour faire une belle comédie, il fallait […] faire entrer les caractères dans les sujets, et non pas former la constitution des sujets d’après celle des caractères ; que nos actions devaient précéder nos qualités et nos humeurs […]. » [Saint-Évremond, op. cit., p. 429]

107Autrement dit, pour paraphraser d’un point de vue technique (et non pas philosophique !) la dernière proposition, dans la tragédie d’action, non seulement la fabrique des actions précède celle des caractères (et tout ce qui les constitue selon la Poétique d’Aristote, chap. VI : dispositions et intentions), mais la mise en place des actions subordonne celle des caractères ou mieux encore, l’invention a posteriori des caractères permet de motiver l’invention première des actions. Dans la tragédie de caractère, c’est le contraire : les actions motivent l’exposition des caractères, de leurs inclinaisons et de leurs passions du personnage soient suscitées pour motiver l’enchaînement des actions.

108Or, à partir de ces prémisses éminemment métaphysiques (qui est vraiment avant ? la poule ou l’œuf ? le caractère ou l’action ?), un dogme se met en place dès l’époque de Racine, et jusqu’à nos contemporains : Racine déserte la tragédie d’action pour la tragédie de caractère. D’un côté, sur le mode fulminant et partisan, nous avons Saint-Évremond (qui écrit, redisons-le, juste après Phèdre, en 1677) :

« J’avoue qu’il y a eu des temps où il fallait choisir de beaux sujets et les bien traiter ; il ne faut plus aujourd’hui que des caractères. » [Saint-Évremond, op. cit., p. 429]

« Racine est préféré à Corneille et les caractères l’emportent sur les sujets. » [Ibid., p . 431]

109De l’autre côté, sur un mode pédagogique et historique, nous avons Georges Forestier :

Avec Phèdre, la tragédie française semblait avoir achevé de façon éclatante sa lente mutation de tragédie d’intrigue en tragédie de caractère. [Notice, O.C., p. 1615]

110Il est peu vraisemblable que de telles autorités aient tort, aussi garderons-nous bien de le suggérer. Et ce d’autant plus sincèrement qu’il est effectivement possible de plaider autant, à la relecture de la pièce, pour des actions motivant la surexposition du caractère phédrien que pour l’affabulation de circonstances venant modifier, nous venons de le voir, les intentions et justifier les actes.

111Que nous a appris en effet le parcours que nous avons fait dans la structuration logique de la pièce sinon qu’elle peut rendre compte des aménagements et des calculs de l’intrigue – et qu’en prise avec l’œuvre, la lecture s’est forgé un poète moins inventeur d’histoire que de causalité, moins affabulateur que raisonneur. En témoigne – autorité lectoriale s’il en est ! (mais en est-il ?) – Racine lui-même qui, relisant sa pièce pour la publier, lui donne un titre tourné vers l’histoire d’une relation (Phèdre et Hippolyte) et lui ajoute une préface qui n’a de cesse de défendre sa négociation de l’intrigue.

112Pourtant, très clairement, l’autre lecture est également possible, qui juge que la pièce est mal intriquée (ou que celle de Pradon « est mieux intriguée », Dissertation, O.C., p. 900) et qui ne voit dans les actions que des occasions (des circonstances) pour faire une belle scène et montrer Phèdre dans diverses poses – Phèdre ou la mélancolie amoureuse, Phèdre ou la fureur d’aimer, Phèdre « charmante empoisonneuse », Phèdre « belle empoisonnée »… Nous dirons simplement que le texte de la pièce autorise les deux lectures et qu’il n’y a pas à les départager (et encore moins à les opposer). On osera cependant ajouter que le relativisme n’est pas toujours la panacée, et qu’en matière de lecture (comme ailleurs), il peut être bon de s’engager – pour ce qui fait la valeur d’un savoir, en particulier, fût-ce un savoir littéraire. Il n’y a rien de révolutionnaire au demeurant à plaider pour des règles aussi simples concernant la constitution du savoir que, par exemple, sa capacité à rendre compte d’un maximum d’objets avec un minimum d’hypothèses. Or l’hypothèse rhétorique d’une tragédie où le caractère de Phèdre motive et impose un certain nombre de situations dramatiques comme autant de faire-valoir est d’abord loin d’être solidement étayée ; elle laisse en outre de côté des pans entiers de l’édifice dramatique.

113En effet, quand on regarde dans le détail les analyses en faveur d’une tragédie de caractère, on est frappé du sens où l’entendent les critiques actuels : une tragédie où l’action n’est plus « le résultat d’affrontements » mais « des conflits qui se déroul[ent] à l’intérieur de la conscience » [G. Forestier, O.C., p. 1615]. Or, que les actes formant la trame de l’action découlent des intentions contradictoires des personnages ou du changement d’intention et de passion d’un personnage, il n’en reste pas moins qu’en termes de poétique, on puisse maintenir le modèle de la tragédie d’action. Pour basculer dans l’hypothèse inverse d’une tragédie de caractère, il faudrait démontrer la superfluité de telle ou telle action d’un point de vue dramatique et pouvoir justifier sa présence en raison de la motivation qu’elle apporte à l’exhibition rhétorique de telle ou telle disposition éthique. C’est d’ailleurs où s’engage la Dissertation anonyme, en démontrant l’inutilité dramatique d’un certain nombre de scènes – et leur usage à des fins purement spectaculaires. Tombent sous le coup d’une telle analyse :

  • la « languissante conversation de Phèdre, et d’Œnone » à l’exposition (I, 3), si « belle » pourtant chez Euripide, mais que l’imitation racinienne a trop développée pour de (mauvaises) raisons de rhétorique :

« […] j’estimerai autant cette traduction, qu’une chose inventée, si elle n’était point ennuyeuse, et si on en avait retranché. […] Ces vers sentent plus le Phébus de collège que l’Apollon de Cour. » [Dissertation, O.C., p. 885]

  • le monologue de Phèdre (IV, 5) en ce qu’il « donne le temps à Phèdre de pousser des regrets pleins de rage et d’éloquence » [Dissertation, O.C., p. 896] ;

  • l’échange qui suit en IV, 6 entre Phèdre et Œnone en ce qu’il déserte la fonction dramatique qu’on était en droit d’attendre (apporter « des consolations solides, des conseils salutaires ») et qu’il ne vise qu’à « une vaine amplification du pouvoir de l’amour » [Dissertation, O.C., p. 897] ;

  • et surtout le tableau final, qu’un récit eût pu avantageusement remplacer, mais qui permet une ultime exhibition de l’actrice principale sous une facette également avantageuse (d’un autre point de vue, s’entend) :

Je crois que si M. Racine n’avait eu une forte envie de faire paraître Phèdre aussi belle empoisonnée, que charmante empoisonneuse, il aurait supprimé cette scène ; car enfin elle est inutile, mal inventée, et désagréable ; et M. Pradon a mieux fait ne faire qu’un récit de la mort de cette criminelle, joint à celui d’Hippolyte. [Dissertation, O.C., p. 900]

114Au total donc, trois lieux de la pièce sont ainsi concernés à des degrés divers par le soupçon de rhétoricité, des longueurs dans l’exposition, l’appendice de l’Acte IV et les modalités de la dernière scène – ce qui est loin de représenter tout le rôle de Phèdre. Autrement dit, portée par un mouvement d’argumentation qui devrait l’entraîner vers une disqualification systématique de l’invention et de la disposition, la Dissertation ne va pas très loin sur cette pente, preuve a contrario que Phèdre n’est pas si mal manigancée que cela et que le texte de la tragédie autorise tout autant (sinon plus) de la lire comme une tragédie d’action que comme une tragédie de caractère.

115Nous avions avancé deux critères pour évaluer l’une et l’autre hypothèse : la cohérence de leur justification et leur capacité à rendre compte du texte. Du côté de la tragédie de caractères, il semble bien que les arguments strictement techniques en sa faveur soient assez limités ; ajoutons que faire de Phèdre une tragédie motivée par l’exposition d’un seul caractère laisse de côté un certain nombre de scènes, de personnages et d’histoires, en particulier tout ce qui tourne autour de l’histoire d’Hippolyte – et peut-être, aussi, autour de l’histoire de Thésée : autant dire tout ce qui concerne la matière épisodique de la pièce. Car la logique de l’action principale n’épuise pas, loin s’en faut, l’art de l’intrigue : l’ingéniosité à y insérer des épisodes y est tout aussi déterminante.

2.5. Comment faire d’une intrigue plusieurs textes possibles ?

116Dans le mythe de Phèdre, le dénouement est assez complexe pour autoriser plusieurs histoires concurrentes. En déterminant le nœud autour de la déclaration de Phèdre à Hippolyte, le dispositif racinien a fait de l’histoire de Phèdre un axe dramatique fort, compliqué par un certain nombre de déplacements et potentiellement porteur de trois histoires successives. Il a ce faisant intégré l’ensemble des invariants du mythe en un canevas logique que l’on peut restituer ainsi :

  • Exposition : la maladie d’amour de Phèdre

  • Incident n° 1 : la mort de Thésée

  • Nœud : la déclaration d’amour à Hippolyte

  • Incident n° 2 : le retour de Thésée

  • Péripétie : L’accusation fallacieuse de Phèdre

  • Catastrophe lançant le dénouement : le jugement de Thésée (sa malédiction sur Hippolyte)

  • 1er dénouement : la tragédie d’Hippolyte

  • 2ème dénouement : le malheur de Thésée

  • 3ème dénouement : la tragédie de Phèdre

117Mais il est clair que la trame ainsi dessinée laisse de côté un certain nombre d’éléments et impose une hiérarchie dans l’organisation de la pièce : Phèdre a certes une histoire complète, mais dans laquelle Hippolyte est agi et Thésée est de l’ordre du circonstant. Il paraît alors judicieux de renverser le point de vue pour faire ressortir une trame où Hippolyte devienne acteur de sa propre histoire, une trame où Thésée se voit de même devenir premier acteur.

118Commençons pour ce faire par délimiter spatialement tout ce qui, n’entrant pas dans l’action principale, constitue la matière épisodique, en ce sens où l’épisode est à la fois un chapitre (une section de l’intrigue), un incident (une complication ayant une conséquence sur le fil principal) et une action qui retarde la pièce et l’amène cependant vers son dénouement. Ou comme l’écrit Corneille en 1660 :

Ces épisodes sont de deux sortes, et peuvent être composés des actions particulières des principaux acteurs, dont toutefois l’action principale pourrait se passer, ou des intérêts des seconds amants qu’on introduit, et qu’on appelle communément des personnages épisodiques. Les uns et les autres doivent avoir leur fondement dans le premier acte, et être attachés à l’action principale. » [Corneille, Discours du poème dramatique, 1660]

119Il est assez aisé à partir de là de dresser un répertoire des scènes dont il n’a pas été fait mention dans le canevas logique de l’action principale pour voir en quoi et jusqu’où ils peuvent donner lieu à une matière épisodique. Un premier fil dramatique peut être aisément identifié, concernant les amours d’Hippolyte et d’Aricie : l’exposition en est démultipliée (I, 1, II, 1) et culmine dans la déclaration réciproque en II, 2 ; l’obstacle (le nœud) en est rapporté dans les récits (mais non représenté sur scène), à savoir l’interdiction par celui qui est à la fois le roi et le père, de s’unir à Aricie ; l’affrontement avec Thésée en formerait la péripétie centrale tandis que la décision des deux amants de s’enfuir et de s’unir lancerait la catastrophe finale, avec le départ précipité d’Hippolyte, l’inutile intercession d’Aricie et les retrouvailles tragiques des deux amants dans la mort. Ainsi redessinée, l’histoire d’Hippolyte et Aricie reprend un canevas bien répertorié, celui des amants tragiques, innocents et persécutés, à la façon de Pyrame et Thisbé.

120C’est bien entendu volontairement que nous avons passé ici sous silence ce qui tient lieu de complication secondaire dans cette histoire, à savoir l’obstacle constitué par l’irruption d’un amour politiquement contrariant et moralement illégitime, celui de Phèdre. Nous dirons que dans une perspective hiérarchique qui s’appuie sur le second titre de la pièce (celui de 1687 : Phèdre), les amours d’Hippolyte et Aricie constituent à la fois un long intermède dans l’action principale, un double harmonieux permettant des effets de parallèle avec l’action principale (deux aveux à l’acte I, deux déclarations à l’acte II, deux dérobades à l’acte III) et un développement ayant une incidence sur l’action principale à la fin de l’acte IV (en bloquant l’intention de Phèdre de tout avouer à Thésée) ; mais que, si l’on renverse la hiérarchie et si l’on se focalise sur l’autre moitié de la pièce, c’est alors l’histoire de Phèdre qui devient un intermède dans les amours tragiques d’Hippolyte et qui a pour conséquence le renforcement de la condamnation d’Hippolyte.

121Une autre recomposition de l’intrigue est encore possible, autour du pouvoir royal et de la crise qu’il traverse, crise de succession (avec l’hypothèse de la mort du roi et la rivalité des successeurs), crise d’autorité (avec l’attentat à la loi que commettent Hippolyte d’un côté et Phèdre de l’autre par leurs amours), enfin crise de légitimité (avec l’imprudence et l’injustice que constitue le jugement d’Hippolyte). Disons que plusieurs tragédies politiques sont inscrites dans les marges de la pièce et forment une structure erratique, en pointillés, dans laquelle les histoires d’amour interviennent à titre d’épisodes.

122Au bout du compte, il apparaît que la hiérarchie entre action principale et action(s) épisodique(s) est loin d’être claire, comme le confirme d’une certaine façon le titre initial, indiquant autant une action duelle (l’action tragique d’Hippolyte juxtaposée à l’action tragique de Phèdre) qu’une action unique, qui serait formée par la relation entre Phèdre et Hippolyte. C’est ici le principe même de la cohérence, fondée sur une structuration hiérarchique, qui est en cause. Dans une lecture qui assume sa part de responsabilité (de créativité), la pluralité et la malléabilité du texte racinien imposent une expérience de la désorientation et le pari subséquent de la dé-hiérarchisation.

123Qu’il y ait toujours plusieurs histoires possibles en une seule fiction est ainsi la grande leçon (de composition) que la lecture apporte au texte [voir Partie II, L’œuvre et le lecteur]. Disons simplement - après Barthes et quelques autres - que du point de vue du lecteur, le Sur Phèdre de Jean Racine est une variation énigmatique sur l’emboîtement des structures.

3. L’œuvre et le lecteur

3.1. Racine lector in fabula

124D’une histoire, tout lecteur – et tout auteur en tant qu’il est lecteur d’une œuvre, la sienne comme celle d’autrui – peuvent et savent en faire plusieurs : encore faut-il qu’ils le veuillent. Que cette pratique du texte soit éminemment déstabilisante autant que déstructurante, nous venons de le voir : mais il n’est pas sûr qu’une telle lecture n’aille pas dans le sens même de l’ingéniosité poétique. Un des grands enjeux de la composition dramatique n’est-il pas à la fois de jouer sur l’attente de canevas, de permettre leur repérage et en même temps de s’en écarter ? Dans l’écriture racinienne, toute variation sur un modèle d’intrigue passe par l’insertion en palimpseste d’autres modèles et s’accompagne ainsi forcément d’une pluralisation. Racine écrit dans sa pièce ses lectures, la mémoire d’autres histoires ; autant que l’auteur d’une Phèdre, il est sur Phèdre comme un lector in fabula, il lit dans sa fable les Phèdre qui le hantent.

125Car s’installer dans un mythe – celui d’Hippolyte, de Phèdre, de Thésée, peu importe – c’est faire travailler l’histoire, la dynamiser, la rendre habitable – l’adapter sans cesse à d’autres modèles et à d’autres attentes. A ce titre, la Phèdre de Pradon n’est pas une alternative étrangère à « notre » Phèdre, celle que nous lisons dans le texte de Racine ; elle est un programme inscrit quelque part dans Phèdre, elle permet – comme toutes les autres versions, antérieures ou à venir, connues de Racine ou ignorées – de possibiliser Phèdre, de l’étoiler sur une variété maximale d’histoires possibles – et de localiser les embranchements, les lieux de la variation (et donc de la décision du texte).

126Livrons-nous à une expérience profondément ludique (mais pas gratuite) et additionnons toutes les alternatives attestées dans l’écriture du mythe.

1271) Du côté des liens entre Phèdre et Thésée, nous avons une Phèdre mariée à Thésée, une Phèdre veuve de Thésée (ou du moins se croyant telle), mais également une Phèdre simplement fiancée à Thésée (cf. Pradon) ; une Phèdre aimant ou ayant aimé Thésée ; une Phèdre détestant Thésée (cf. la version la plus improbable du mythe sans doute, celle de Gabriel Gilbert dans son Hippolyte, ou le Garçon insensible de 1647).

1282) Du côté d’Hippolyte, nous trouvons un Hippolyte dont l’amour pour une maîtresse ne constitue pas d’infraction à la loi (cf. Pradon) ou en constitue une (cf. Racine et Tristan l’Hermite) ; un Hippolyte étranger à l’amour (cf. Euripide) et même réfractaire à l’amour, insensible (cf. Sénèque) ; un Hippolyte jadis promis à Phèdre (par exemple dans L’Ariane ravie d’Alexandre Hardy au début du XVIIe siècle) ; et même un Hippolyte incestueux, amoureux de la fiancée de son père (cf. Gabriel Gilbert).

1293) Du côté de la déclaration d’amour de Phèdre à Hippolyte, nous avons des déclarations indirectes (par l’entremise de la Nourrice : cf. Euripide) ou directes (à partir de l’exemple sénéquéen).

1304) Sur l’issue de la scène de déclaration amoureuse, l’épée a pu être portée contre Phèdre par Hippolyte (cf. Sénèque) ou a pu être dérobée par Phèdre (cf. Racine).

1315) La révélation fallacieuse de liens entre Hippolyte et Phèdre a pu être faite par une lettre accusatrice de Phèdre (cf. Euripide), par Phèdre en personne (cf. Sénèque) ou par l’entremise d’Œnone (cf. Racine).

1326) Selon les versions, Phèdre a pu mourir hors de scène ou sur scène ; avant le retour de Thésée (cf. Euripide) ou après ; par la corde (cf. Euripide), par l’épée (cf. Sénèque) ou par le poison (cf. Racine).

133L’intertexte phédrien est ainsi dense, et les relecteurs du texte n’en finissent pas de mobiliser à chaque bifurcation du texte les possibles concurrents et de juger en conséquence les variantes actualisées dans la Phèdre racinienne– ou pour les critiquer (confer la Dissertation anonyme), ou pour les justifier (confer la Préface de Racine). Mais le texte actuel mobilise également la mémoire d’autres intertextes mythiques.

134C’est d’abord la riche matière de Thésée « volage adorateur », aux multiples histoires d’amour, qui est convoquée au détour des récits et dont la mémoire est ravivée par ses récentes adaptations dans les tragédies lyriques (Thésée, 1676 ; Alceste ou le triomphe d’Alcide, 1675). Mais c’est plus généralement la commémoration de toute la geste du Minotaure, dont le texte ravive la mémoire du versant féminin, les amours monstrueuses de Pasiphaé tout d’abord :

« O haine de Vénus ! O fatale colère !
Dans quels égarements l’amour jeta ma mère ! » [v. 249-250)

135Et surtout l’histoire tragique et pitoyable d’Ariane, citée par trois fois, de son union exemplaire avec Thésée contre le monstre (dans la célébrissime tirade de la scène II, 5) à son abandon ultérieur sur une île déserte, rappelée par deux fois dès l’exposition dans le texte racinien, brièvement dans la déploration de Phèdre :

« Ariane, ma sœur ! de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ? » [v. 251-252]

136mais bien plus longuement dans la commémoration douloureuse qu’Hippolyte effectue de la geste de son père :

« Mais quand tu récitais des faits moins glorieux,
Sa foi partout offerte, et reçue en cent lieux, […]
Ariane aux rochers contant ses injustices,
Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ; […]
Heureux ! si j’avais pu ravir à la Mémoire
Cette indigne moitié d’une si belle histoire. » [v. 83 sq.]

137Le texte vibre ici de tous les échos liés à la matière d’Ariane : les deux sœurs, Ariane et Phèdre, trompant leur père Minos pour aider l’adversaire Thésée à vaincre le Minotaure ; Ariane se donnant à Thésée et Phèdre promise au jeune et farouche chasseur fils de Thésée, Hippolyte ; Thésée inconstant abandonnant Ariane pour Phèdre ; Ariane se donnant la mort et sauvée par une intervention divine, celle de Bacchus, qui en fait son épouse [cf. l’Ariadne ravie du grand dramaturge pré-cornélien Alexandre Hardy ; et la récente Ariadne de Thomas Corneille en 1672]. Avec la matière d’Ariane, le texte de Phèdre convoque dans l’histoire d’inceste une histoire contradictoire qui à la fois le modélise et le défait – renforçant d’un côté les potentialités tragiques liées à la pitié et purgeant de l’autre sa charge incestueuse par la mémoire des fiançailles anciennes entre Phèdre et Hippolyte et le rappel de l’inconstance de Thésée.

138L’outillage que nous avons mis en place dans la recension des variantes est en quelque sorte une machine à produire des textes, et plus encore une machine à rentabiliser le texte que l’on se donne comme texte de référence, la Phèdre de Racine, en l’ouvrant sur toutes ses potentialités, sur tout ce qu’elle autorise dans le travail de recomposition et de remémoration qu’est fondamentalement l’activité de lecture. Il est possible de lire dans Phèdre une tragédie de la transgression morale, comme il est possible d’y lire une tragédie de l’innocence persécutée, une tragédie de la faute paternelle, et quelques autres encore, qui restent à écrire - des tragédies plus « nouvelle vague » par exemple, comme la tragédie d’un couple traversant des vicissitudes, la tragédie d’une femme délaissée dans une famille recomposée, ou d’un homme défait au mitan de sa vie. Si tous les scénarii ne sont pas également déployés, tous sont amorcés, en tant qu’ils sont ancrés sur des énoncés plus ou moins insistants, plus ou moins fugitifs, qui servent en quelque sorte de relais et d’embrayeurs. Mais leur implicitation relative, pour la plupart d’entre eux, est elle aussi porteuse d’effets marginaux, concentrés sur les éléments « flottants » du modèle partiellement activé, sur les éléments non déterminés.

139C’est ainsi que le texte possède un certain nombre de points « résistants », suspendus, qui posent question et dont la réponse n’est pas dans l’intrigue présente mais dans l’absence d’une intrigue autre : le silence d’Hippolyte, l’âge de Phèdre, l’impuissance de Thésée participent de ces dysfonctionnements textuels, de ces lieux où les histoires se superposent sans se recouper, en laissant du jeu à la lecture, et l’initiative de leur interprétation au lecteur.

3.2. Dysfonctionnement n° 1 : Quel âge a Phèdre ?

140Quel âge a donc Phèdre ? Le texte ne formule jamais la question, et pourtant la Dissertation anonyme de 1677 donne une réponse au détour d’une pique – la réponse la plus communément partagée, sans doute parce qu’elle est en partie programmée, encodée par un versant de l’intrigue :

« M. Racine se préparait à donner à ce chasseur du temps jadis, et à cette vieille forcenée toutes les beautés qui les pouvaient rendre dignes […]. » [Dissertation, O.C., p. 878, nous soulignons]

141L’éditeur actuel des Œuvres Complètes de Racine ne s’y est pas trompé, qui ne lit pas « cette vieille forcenée » dans le sens de « cette forcenée des vieux temps » (expression qui serait en parallèle avec « ce chasseur du temps jadis »…), mais « cette vieille femme, forcenée » - et qui à partir de là s’insurge :

« Il va de soi que rien dans les pièces antiques, ni dans la Phèdre de Racine, ne permet de donner un âge à Phèdre. Elle est mère de jeunes enfants (chez Euripide et chez Racine), et aucun indice textuel ne permet de la définir comme une femme qui aimerait celui qui pourrait être son fils. » [G. Forestier, Notice, O.C., p. 1661, nous soulignons]

142Taxer les énoncés textuels d’« indices » est déjà hautement révélateur d’un certaine pratique lectoriale, d’une activité d’interprétation qui essaie d’ancrer sur le littéral les sens seconds. Où nous voyons le moderne commentateur tenter de rectifier son prédécesseur avec l’arme du texte.

143Mais qu’en est-il justement de ce que le texte autorise ou de ce qu’il n’autorise pas quant à l’âge de Phèdre ? Du côté de la vieillesse de Phèdre, ce qui est en jeu ici n’est pas son âge effectif mais la différence d’âge qui la sépare d’Hippolyte : pourrait-elle être sa mère ? L’élément textuel qui valide cette interprétation est extrêmement prégnant (contrairement à ce que semble vouloir croire G. Forestier) puisqu’il s’agit de la structure même de l’histoire d’inceste, dans la mesure où l’alliance consacrée entre Phèdre et Thésée fait basculer Phèdre dans l’ordre de la parentalité et invite alors la lecture à renforcer la donne de l’inceste en redoublant la transgression familiale d’une transgression générationnelle et en rendant ainsi plus immédiatement visible l’anormalité, la dénature, la monstruosité. La jeunesse de Phèdre en revanche reste un en-dehors du texte en ce qu’est laissée implicitée une partie de l’histoire ancienne d’Ariadne, celle des deux sœurs dont la plus jeune, Phèdre, était promise à Hippolyte. Autrement dit, le motif de la concordance des âges a été gommé avec celui de la concordance des cœurs et de la possibilité d’un Éros sororal entre Phèdre et Hippolyte.

144Nous dirons que l’histoire d’Ariane est à la fois marquée dans le texte (embrayée) et suspendue (repliée sur quelques éléments, le fil du labyrinthe, l’abandon) : sa conjonction avec l’histoire d’un amour incestueux est au prix de cette ellipse, dont il reste donc un dysfonctionnement, le flottement autour de l’âge de Phèdre.

3.3. Dysfonctionnement n° 2 : Pourquoi Hippolyte se tait-il ?

145Mutatis mutandis, on pourrait tenir à peu près le même raisonnement sur le silence d’Hippolyte, face à la déclaration de Phèdre bien sûr, mais surtout (car d’une certaine façon plus intolérable) en ce qui concerne son absence de culpabilité – que Racine a tellement de mal à justifier qu’il préfère lui octroyer une faute, et que même la compréhensive Aricie a du mal à rendre gérable, confer ses interventions dans les premières scènes de l’acte V . En repérant ce motif, la lecture l’interprète dans le sens d’une faiblesse voire d’une féminité symbolique ; comme l’énonçait Roland Barthes,

« La division du monde racinien en forts et en faibles, en tyrans et en captifs, est en quelque sorte extensive au partage des sexes ; c’est leur situation dans le rapport de force qui verse les uns dans la virilité et les autres dans la féminité. » [Sur Racine, op. cit., p. 68]

146La faiblesse ici ne naît pas d’une subordination ou d’une aliénation au pouvoir, mais bien d’une suspension de la parole. Le discours d’Hippolyte est littéralement envahi par les points de suspension. La suspension est l’état rhétorique du caractère d’Hippolyte. C’est, au plus haut point, la dérobade face à l’attendu d’une défense :

« Je devrais faire ici parler la vérité, / Seigneur. Mais je supprime un secret qui vous touche. » [v. 1087-1088]

« Vous me parlez toujours d’inceste et d’adultère ! / Je me tais. » [v. 1149-1150]

« Votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre. […] / Je l’affligerais trop, si j’osais achever. » [v. 1146 sq.]

147C’est aussi la démission du discours par honte d’une surinterprétation face à Phèdre dans la grande scène de l’acte II :

« J’avoue en rougissant, / Que j’accusais à tort un discours innocent. / Ma honte ne peut plus soutenir votre vue, / Et je vais … » [v. 667-670]

148Plus encore, c’est le silence absolu après la déclaration directe que Phèdre lui fait de son amour. Et c’est enfin la confusion entre la fuite du discours et la fuite physique hors de la scène de la tragédie :

« Théramène, Fuyons. […] / Phèdre … Mais non, grands Dieux ! Qu’en un profond oubli / Cet horrible secret demeure enseveli ! » [v. 716 sq.]

149Hippolyte ou la fuite du discours : n’est-ce pas ainsi qu’il se présente dans la seule circonstance inverse où il endosse une parole de confidence ?

« Puisque j’ai commencé de rompre le silence, / Madame, il faut poursuivre. Il faut vous informer / D’un secret que mon cœur ne peut plus renfermer. » [v. 526-528]

150Car ce ne sont pas tous les registres oratoires qui lui sont intolérables, mais l’interdit qu’il entretient ne porte spécifiquement que sur un type de discours, le registre de l’aveu, dans le double sens de déclaration publique d’intention et de confession, c’est-à-dire en tant qu’il passe par la narration d’une intimité du Moi, qu’elle soit celle des sentiments ou celle d’une honte :

« D’un cœur qui s’offre à vous quel farouche entretien ! / […] Songez que je vous parle une langue étrangère, / Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés […]. » [v. 555 sq.]

151On sent bien tout ce que Marivaux saura obtenir sur un matériau semblable – l’éducation du cœur passant par l’éducation à la langue du cœur ; mais il eût fallu pour cela que l’intrigue déploie in extenso la trame sentimentale des jeunes amants et lui donne sa chance.

152Or l’entrelacement des canevas dans Phèdre compose une trame qui enregistre un certain nombre de relais – et c’est précisément dans le motif du silence que s’effectuent la conjonction difficile de deux histoires et le repliement de l’une de façon à permettre son raccord avec l’autre. Ce qui, dans l’intrigue des amants contrariés, relevait d’une innocence des cœurs et d’une initiation au code amoureux va en effet pouvoir être réinvesti dans l’histoire de la Reine despotique et intrigante comme signe de l’interdit moral et figure de la complicité dans le savoir qui noue le fils à la femme de son père. On retrouve ici ces jeux de plis et de recourbements, de relais et de déplacements qui semblent bien être une caractéristique majeure de l’organisation des textes (des textes lisibles) dans le texte (dans le texte écrit).

3.4. Dysfonctionnement n° 3 : Thésée est-il Thésée ?

153Une semblable analyse peut être menée concernant l’improbable et inattendue impuissance de Thésée – impuissance à rétablir l’ordre, à rendre la justice, à être père, à combattre le monstre :

« Vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains.
Mais tout n’est pas détruit. » [v. 1443-1445]

154Thésée est en désertion de son épopée, comme il est en défaut de son rôle : si l’on se souvient en effet qu’il est recommandé de faire paraître les rois « sur le théâtre en trois façons : comme roi, comme homme et comme juge » [Corneille, Clitandre, Préface], on est en droit de dire que Thésée défaille en roi, en homme et en juge. Quand Barthes écrit :

« On ne peut jamais tuer le Père. L’absence du Père constitue le désordre ; le retour du Père institue la faute » [Sur Racine, op. cit., p. 89],

155il décrit un fonctionnement symbolique récurrent dans le théâtre racinien, mais qui est démenti par la lettre de Phèdre. La figure du Père y échappe à son archétype, puisque le désordre et la faute préexistent à l’annonce de sa mort et n’attendent pas son retour pour être institués. En forçant à peine, on pourrait dire (on osera dire) que la version racinienne de Thésée en fait un honnête homme émasculé, une sorte de Père Grandet égaré chez les Atrides.

156On comprend mieux à partir de là qu’une lecture curieuse soit attestée – nous fût-elle, malgré tout, fortement étrangère, nous qui sommes d’emblée dans le respect et la solennité devant la cérémonie tragique –, à savoir la lecture burlesque d’un Thésée empêtré dans une histoire et des répliques bourgeoises. C’est ainsi qu’à la scène 4 de l’acte III, qui marque son retour,

« Enfin Thésée arrive le plus bourgeoisement du monde, aborde sa femme avec un compliment très froid […]. » [Dissertation¸ O.C., p. 892]

157Continuant de même à la scène suivante :

« Il n’a pas une meilleure réception de son fils, et ce héros qui revient d’un grand voyage chez lui sans faire plus de bruit qu’un bourgeois qui reviendrait d’Auteuil, est si fort surpris de l’accueil qu’on lui fait, qu’il oublie une partie des termes […]. » [Dissertation¸ O.C., p. 892]

158Devenant au début de l’acte IV ce vieux père qui se laisse berner par son entourage comme un père de comédie (mais à qui la faute ? à lui-même ou à l’auteur qui l’a façonné ?) :

« Nous voici donc au procès mal instruit d’Hippolyte, faussement accusé, qui pourrait servir de condamnation contre la crédulité du trop facile Thésée, ou plutôt contre l’auteur qui a conduit cette action avec si peu de jugement et de vraisemblance. » [Dissertation¸ O.C., p. 892]

159Et allant jusqu’à tomber, contre toute attente, dans la phraséologie prude que les ouvrages de piété réservent aux pucelles :

« Ce père aveugle voyant venir Hippolyte dit, dans le plus fort de la colère, ce vers ridicule, et gaulois : Mais le voici, grands dieux, à ce chaste maintien. Et le parterre d’une commune voix fait le second vers en raillant, et dit d’un style burlesque : ne le prendrait-on pas pour un homme de bien ? » [Dissertation, O.C., p. 894]

160C’est là parler en dévot, et non pas en héros (on se souvient d’ailleurs que Racine corrigera dès 1677 le vers 1037 en « noble maintien »). Le burlesque naît de la discordance – non pas, ici, entre des registres de style, mais plus fondamentalement entre des registres d’intrigue, le texte ayant activé à l’orée du drame ce qui aurait pu être une tragédie du Roi en en commémorant la grandeur dans la parole de son fils (en I, 1, v. 75-82), pour ne plus en exploiter ensuite la ressource et en décevoir l’attente.

161La lecture burlesque d’un Thésée bourgeois est ainsi possible parce que les replis de l’intrigue ont imposé une minoration du rôle à la limite du ridicule, parce que le rôle paraît toujours en retrait par rapport au registre attendu depuis l’acte I, parce que le Roi des actes III, IV et V semble déserter son corps mystique et son corpus légendaire, parce que Thésée en scène n’est pas Thésée sinon dans deux occurrences, où il reçoit d’un Dieu la capacité à énoncer la parole de terreur qu’on attendait de lui et où il s’institue enfin dans la figure terrible du roi et du juge faiseur de tragédie (dans la prière à Neptune v. 1065-1076 et dans les vers 1157-1160, qui en commémorent la puissance).

162En inscrivant ainsi des modèles multiples et en les superposant plus qu’en les ordonnant, le texte de Phèdre autorise une lecture plurielle, une lecture qui le pluralise et en défait le travail de couture et d’unité. Mais tout autant, ce qui apparaît en évidence est bien la plasticité de l’intrigue, sa malléabilité et sous un certain angle, sa complexité : car outre l’histoire de Phèdre, complète, et l’histoire d’Hippolyte, développée, elle n’en finit pas d’amorcer d’autres histoires exemplaires du patrimoine littéraire, d’autres textes consacrés qui pourraient être autant de modèles possibles pour l’histoire présente.

163Ou pour le dire autrement, le texte de Phèdre n’en finit pas de négocier sa littérarité – une littérarité profondément, structurellement généalogique.

4. Phèdre modèle, malgré tout…

4.1. Phèdre ou la mémoire : le travail de l’exemplarité

164Aux côtés d’Hippolyte auditeur de la geste paternelle (v. 75 sq.), Phèdre est d’abord lectrice des tragédies antérieures – celle de Pasiphaé, celle d’Ariane. L’un et l’autre modèlent leur monde sur leur expérience de lecture et construisent alors une curieuse scène d’exposition, où nous sont exposées tout autant le présent de la fiction que le souvenir d’autres lectures, d’autres fictions. Nous sommes dans un régime de fictionalité littéraire qui non seulement accueille dès l’ouverture un certain nombre de mythes grandioses et de personnages légendaires migrateurs (transfictionnels), mais qui modélise l’ensemble de son univers dans un rapport avec d’autres univers exemplaires, tantôt travaillant sur leur ressemblance et tantôt sur leur dissemblance.

165L’exemplarité est ainsi le mode fondamental de revendication et de détermination de la littérarité en contexte rhétorique, c’est-à-dire à un âge d’avant l’esthétique, d’avant la naissance de la littérature. Clairement en effet, l’enjeu n’est pas l’appartenance aux belles lettres (puisqu’autant, tous les genres de la fiction et de la métrique y entrent par institution, pour reprendre l’analyse de Genette sur la littérarité [Fiction et Diction, Seuil, 1991]) ; mais à la conjonction de l’intentionnel et de l’attentionnel, le statut d’œuvre modèle mobilise un processus duel, d’un côté l’inscription de l’œuvre dans une généalogie exemplaire, de l’autre et en antistrophe, la description de l’œuvre comme origine exemplaire. Là se noue le statut littéraire de Phèdre, œuvre modèle parce que travaillant sur des exemples, œuvre exemplaire parce que modélisée.

166C’est ainsi que, premier corpus exemplaire s’il en est, le texte présente une série de modulations sur la victoire contre le Minotaure, dans un jeu subtil du même et de l’autre. Le moins que l’on puisse dire est qu’à chaque fois, la variation sur le modèle consacré a produit un texte modèle, mémorisé de façon autonome. Premier ensemble concerné, la reprise de la scène dans le scénario contrefactuel qu’élabore Phèdre en II, 5, avec d’une part échange des personnages (Hippolyte prenant la place de Thésée et Phèdre celle d’Ariane) et d’autre part changement du dénouement (Phèdre prenant finalement la place de Thésée et marchant « devant » pour affronter le monstre au v. 660 : « Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher… »). Le montage figural extrêmement sophistiqué (une hypotypose avec parallèle et correction) suffit à garantir non seulement l’efficacité oratoire de l’évocation (à l’intérieur de la fiction) mais, au niveau métafictionnel, son décrochage possible par rapport au contexte, lui permettant de devenir un passage susceptible d’être extrait, cité, mémorisé, autonome – ce que nous nommerions un texte.

167Autre reprise de la même scène consacrée, dans le tragique récit de Théramène, où Hippolyte récrit la légende de Thésée affrontant un nouveau Minotaure (« Indomptable taureau, dragon impétueux », v. 1519). Le texte conserve ici la victoire finale du héros contre le monstre blessé à mort (n’en doutons pas : « Hippolyte lui seul digne fils d’un héros / […] saisit ses javelots […], lui fait dans le flanc une large blessure… »v, 1527 sq.) ; mais Racine substitue, au fil salvateur d’Ariane, des fils qui s’emmêlent tragiquement (« Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé », v. 1544). A la place d’Ariane, voici de nouveaux compagnons du désordre, les chevaux, dont la description retrace la dramaturgie des passions dans les vers 1503 et suivants. Hippolyte meurt de l’emballement des chevaux, version inédite de l’histoire du Minotaure et sans doute plus proche d’un autre mythe, celui de Phaéton, autre fils du Soleil. Reste en suspens la question de savoir où est Phèdre dans ce tableau final – qui a pris place, qui en donne une figure exemplaire : les chevaux débondés ? le « Monstre sauvage » qui vient « tomber en mugissant, / Se roule, et leur présente une gueule enflammée » [v. 1532-1533] ? ou Aricie, quand « presque inanimée, / Aux pieds de son amant elle tombe pâmée » [v. 1585-1586] ? Racine produit ici une variation énigmatique, qui creuse le modèle de l’incertitude de son application : autre façon, si l’on veut, de produire de l’exemplarité, en ménageant dans ce qui pourrait n’être qu’un exercice de style, assez de « places vides » et de jeu pour susciter une interprétation ouverte – autrement dit la liberté du lecteur à décider du sens.

168Le texte transforme la mémoire d’un texte exemplaire en indice d’exemplarité. On peut en dire autant de l’histoire de Pasiphaé : elle permet à la fois de décliner le souvenir des amours monstrueux de Pasiphaé et du Taureau de Neptune et le souvenir des amours adultères (Vénus et Mars) que le Soleil a trahis, exposant toute sa descendance à la haine de Vénus (confer les vers fameux : « Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée ; / C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. », v. 305-306). Mais ni les uns ni les autres ne sont immédiatement transcrits : Phèdre n’est pas comme Vénus ou comme Pasiphaé. Elle est – du côté de la faute et de la sanction – l’héritière du Soleil ; elle est – du côté de la dénature – l’héritière du Minotaure [v. 700-704]. Racine a travaillé Phèdre en reprenant, superposant, déplaçant la matière mythique – pour imposer, au bout de l’itinéraire, un nouveau mythe, originel, à la fois solaire et nocturne, une persona tragique dont la mémoire sera une mémoire noire :

« D’une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire ? » [v. 1645-1646]

169L’itinéraire phédrien est ainsi à la fois dans la remémoration et dans l’oubli, dans un mythe et dans d’autres. Corneille, dans une remarque retorse, avait un mot pour qualifier ces intrigues : ce sont, dit-il, des « pièces embarrassées » [Cinna, Examen, 1660]. L’embarras est celui de l’intrigue, mais aussi de la mémoire : dans ce constat se joue alors également autre chose, un jugement de valeur – sur ce qui fait (ou défait) la beauté d’une tragédie.

4.2. De l’art de composer : Phèdre ou la beauté du labyrinthe

170Être une intrigue embarrassée, est-ce un bien, est-ce un mal ? et d’abord, que sont des intrigues embarrassées ? Corneille est formel, ce sont des pièces embarrassées par la mémoire d’autres histoires, par la mémoire de ce qui se passe avant le début de la représentation – autrement dit par la mémoire de ce qui se passe ailleurs pour comprendre ce qui se passe devant les yeux des spectateurs :

« L’auditeur aime à s’abandonner à l’action présente, et à n’être point obligé, pour l’intelligence de ce qu’il voit, de réfléchir sur ce qu’il a déjà vu, et de fixer sa mémoire sur les premiers actes, cependant que les derniers sont devant ses yeux. C’est l’incommodité des pièces embarrassées, qu’en termes de l’art on nomme implexes, par un mot emprunté du latin, telles que sont Rodogune et Héraclius. » [Corneille, Cinna, Examen, 1660]

171La complexité de l’intrigue (son « implexité », du latin implexus, entrelacé, qui enchaîne par circuits) n’est ainsi pas uniquement liée au foisonnement de la matière épisodique, mais à l’encombrement de la mémoire, à un dynamisme du récit qui ne progresse pas par évacuation mais force à un travail de reprise et de cumulation. La poétique oppose alors à cette catégorie du complexe, une certaine idée de la simplicité, comme poursuite droit devant et sans retours d’une trame (d’une chaîne) tout autant que comme poursuite d’un fil unique :

« […] la facilité de concevoir le sujet, qui n’est ni trop chargé d’incidents, ni trop embarrassé des récits de ce qui s’est passé avant le commencement de la pièce, est une des causes sans doute de la grande approbation qu’il [Cinna] a reçue. » [Corneille, Cinna, Examen, 1660]

172Coexistent donc deux conceptions principales de la simplicité en poétique, comme tissage d’un fil unique et comme poursuite de la trame droit devant et sans retours, que l’on peut mettre en parallèle avec les deux conceptions inverses de la complexité, comme intrication des incidents et comme remémoration des précédents.

173Corneille nous parle bien sûr ici de Racine, ou plutôt, et par avance, de l’examen que Racine fera de deux de ses pièces (Britannicus et Bérénice), en les rangeant sous la bannière du simple. Car Racine lui aussi oppose aux intrigues « chargées » des histoires « simples », avec cette nuance qu’il entend surtout l’embarras de l’intrigue comme inflation de la matière épisodique et comprend en revanche dans la simplicité la double acception de nudité et de progression sans retour en arrière, « s’avançant par degrés vers sa fin » :

« Que faudrait-il faire pour contenter des juges si difficiles ? […] Au lieu d’une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action de quantité d’incidents […]. » [Britannicus, Première Préface, 1670, nous soulignons]

174Très clairement – et même si Racine le soutient contre les partisans du vieux Corneille et des histoires à épisodes -, Corneille et Racine mettent en place très précisément la même distinction : entre une esthétique de l’intrigue embarrassée et une esthétique de l’intrigue dénudée, soutenue de « plus de force de vers, de raisonnement et de sentiments » pour Corneille [Cinna, Examen, 1660], « de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression » pour Racine [Bérénice, Préface, 1671].

175Corneille faisant l’éloge de Cinna et Racine celui de Bérénice sont du côté de la linéarité, qui proclament qu’il n’y a de beauté que simple :

« Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien […]. » [Bérénice, Préface, 1671]

176Faire quelque chose de rien : soit. Mais Corneille a été tenté par l’intrigue embarrassée dans Rodogune ou Héraclius. Nous dirons, de même, qu’avec Phèdre, Racine a abandonné l’esthétique de l’intrigue simple et a été tenté par le goût de l’intrication et de la récapitulation, par la beauté des pièces complexes.

177Phèdre est en effet très fondamentalement du côté de la complexité : d’abord parce qu’elle est chargée de plus d’épisodes, compliquée de plus d’incidents (de l’histoire d’une succession à l’histoire d’un jugement, de l’histoire d’amants opprimés à l’histoire d’une Reine intrigante, de l’histoire d’Œnone, qui se suicide, à celle d’Aricie, qui oublie de se suicider sur le corps de son amant, etc.) ; mais encore parce qu’elle est de façon plus essentielle embarrassée de la mémoire d’un grand nombre d’histoires, parce que plus elle progresse et plus elle travaille sur la commémoration et le souvenir d’autres histoires, sur une modélisation plurielle du mythe phédrien. Ou comme le disait Corneille [Cinna, Examen, 1660], l’auditeur est obligé, par toute une stratégie de la citation et du rappel, « pour l’intelligence de ce qu’il voit, de réfléchir sur ce qu’il a déjà vu, et de fixer sa mémoire sur les premiers actes, cependant que les derniers sont devant ses yeux ».

178Ni Phèdre ni son lecteur n’entreraient dans l’intelligence de la tragédie sans la commémoration de la monstruosité d’autres amours, sans l’évocation d’une famille tragique qui est d’abord une famille d’histoires tragiques. Tout compte fait, Phèdre est une tragédie embarrassée et donc embarrassante. Elle prend plaisir à perdre le lecteur dans le labyrinthe de ses relectures - dans les "replis tortueux" [v. 1520] de la mémoire. Ou, si l’on veut, le lecteur de Phèdre est comme Phèdre : à la recherche d’un fil "pour en développer l’embarras incertain" [v. 651].

5. La poésie de Phèdre. Figures / Fiction

179Le texte de Phèdre n’est ni figé ni clos ni contraint : c’est un texte en travail – en mouvement – qui n’en finit pas de réfléchir (sur) les codes rhétoriques et les structures poétiques. Il relève d’un art de composer les signes et de les mettre en réseaux qui laisse à la lecture la possibilité de choisir les traits saillants qui, pour elle, font sens, de décider d’une forme contre les autres et ainsi, d’achever le texte en le déterminant. Texte pour le théâtre, poème confié à la dramaturgie, il s’est écrit d’emblée dans l’horizon d’interprétations plurielles, dans l’incertitude de ses reprises à venir. Voilà qui appelle deux remarques, pour en finir (provisoirement).

5.1. Qu’ai-je dit ? Poésie, première version : céder l’initiative aux mots

180Première remarque : si le genre est celui du poème dramatique, autrement dit du théâtre, il n’en est pas moins poème dramatique, c’est-à-dire poiesis, fabrication de mythes, d’histoires, et plus encore (plus fondamentalement faudrait-il dire) de signes. Le travail sur les signes est alors un fil sur lequel on peut tirer à volonté pour faire du sens, et par exemple pour œuvrer à une poétisation du monde de la fiction, pour construire un monde sur la puissance du verbe.

181Car s’il est dans la vocation des signes d’être pris en charge dans une opération de traduction figurale et de substitution, tout le monde sait qu’il y a inscrites dans leur fonctionnement la tentation de la résistance, la possibilité de persister dans leur sens littéral. Or, d’une certaine façon, le texte éprouve sans cesse les risques qu’il y a à prendre les mots au pied de la lettre. C’est emblématiquement Phèdre rêvant à voix haute et tremblant à l’idée que son discours ait actualisé le non-dit dans l’intangibilité du littéral, dans l’effectivité d’un dit :

« Insensée, où suis-je ? et qu’ai-je dit ? » [v. 179]

182La force du dire est de convertir en événement ce qui était latent et d’ouvrir un nouvel espace de réalité, un monde refaçonné par le verbe, ce que l’on est en droit d’appeler un univers de fiction (du latin fingere, fabriquer), un monde gagné par l’horreur et la monstruosité de l’irréalité. On sait que Gérard Genette a redéfini la métalepse comme infraction des niveaux de fictionalité, quand par exemple l’auteur s’insère dans sa fiction, ou, en sens inverse, quand des éléments du monde fictionnel font irruption dans la vie « réelle » - la faisant basculer dans un des modes de la fictionalité, le fantastique. Tel est l’effet du mot et plus généralement du dire dans Phèdre que de permettre de valider dans l’univers de référence ce qui aurait dû rester dans un monde inactuel, séparé, étanche, et de contaminer en retour le monde actuel de toute la puissance du poétique, qui épouse ici la forme du tragique. Le tragique de Phèdre est incanté par le verbe : poésie évocatoire s’il en est, le langage phédrien est une aventure (tragique) du sens.

183Un premier télescopage entre dire et vivre est thématisé autour du nom propre : le prononcer, c’est en quelque sorte donner à celui qu’il baptise un mode d’existence et d’incarnation (fût-il seulement verbal), et à travers lui, c’est introduire dans le monde la part de monstruosité liée à la reconnaissance d’un désir. Le même phénomène d’insupportation généré par la nomination se reproduit par trois fois à peu près selon le même protocole. Tout d’abord dans le discours de la Nourrice à la scène I, 3 :

« – Cet Hippolyte…
– Ah Dieux !
– Ce reproche vous touche.
– Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche ? » [v. 205-206]

184Puis en réponse à la périphrase de Phèdre :

« – Hippolyte ! Grands Dieux !
– C’est toi qui l’as nommé. » [v. 264]

185Et enfin, de façon tout à fait essentielle, dans la déclaration indirecte de Phèdre, quand, par le biais d’un scénario contrefactuel, elle parvient progressivement à égarer ce à quoi font référence le nom de Phèdre et le pronom « vous » jusqu’à rendre possible dans le sens littéral leur union dans une même couple de vers :

« – […] Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.
– Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ? » [v. 660-662]

186La nomination est proprement une métalepse : elle court-circuite ce qui aurait dû rester séparé et contamine le réel de la monstruosité de l’imaginaire. Elle dénonce la contrafactualité du scénario fantasmatique en l’actualisant. En ce sens, la nomination des noms propres de Phèdre et d’Hippolyte met au jour un processus inhérent à toute parole dès lors qu’elle est parole d’aveu.

187Car l’aveu, sous la forme rhétorique de la narration, n’a pas pour fonction première ni essentielle de révéler une intention ou de ménager un effet ; il exhibe sur la scène ce que le désir d’inceste a de monstrueux, en lui donnant une réalité verbale qui à elle seule est insupportable. Là est l’enjeu dramatique du partage d’un savoir sur l’inceste : la publication de la passion incestueuse ne fonde pas la faute ni ne l’amplifie, mais plus radicalement, elle la réalise. Si le dire est intolérable, pour Phèdre comme pour Œnone, pour Hippolyte comme pour Thésée, c’est qu’il donne une actualité à une image impossible, l’image d’un accouplement contre nature, d’une union monstrueuse :

« J’aime… à ce nom fatal, je tremble, je frissonne. » [v. 261]

188Les images insupportables, en tant qu’elles sont proférées, ont alors, attachée à leur réalisation verbale, une efficace : elles scellent une complicité dans le savoir et dans la souffrance.

189En cela, elles ne sont pas si éloignées qu’il semblerait à première vue de l’invocation que fait Thésée à la puissance magique de Neptune en IV, 2 (vers 1065-1076). Une prière suffit à susciter un prodige, une malédiction à produire un monstre, une invocation à faire exister dans l’espace de la fiction un artefact spectaculaire, confondant ainsi l’ordre du réel et lui substituant l’ordre du merveilleux. Sous cet angle, il apparaît que l’imploration divine n’est pas en rupture avec le fonctionnement poétique de la parole phédrienne : elle en est l’hyperbole archétypale. Et l’on se souviendra alors des belles pages que Barthes écrit sur Phèdre :

« Dire ou ne pas dire ? Telle est la question. C’est ici l’être même de la parole qui est porté sur le théâtre : la plus profonde des tragédies raciniennes est aussi la plus formelle, etc. » [Sur Racine, op. cit., p. 148 sq.]

5.2. Cependant, sur le dos de la plaine liquide… Tombeau pour Hippolyte : poésie seconde version

190Deuxième remarque : travailler sur les signes et sur les codes n’est pas sans danger. Le risque est celui de l’écriture. Après la tentation du littéralisme, la tension vers le formalisme en quelque sorte : se joue là un cas exemplaire dans le texte, le récit de Théramène – pas même le récit, mais l’ekphrase, la description artiste du monstre aux vers 1513-1524.

191Pour comprendre la polémique, il faut arrêter de penser et passer aux choses sérieuses (sérieuses pour un poème tragique) : se mettre debout, et s’emplir le souffle, la voix et les gestes de la poésie du texte, – non pas seulement le lire, mais l’interpréter, dans un quasi-récitatif hypnotique. Il n’y a que douze vers, mais dès qu’on s’est engagé (Cependant sur le dos de la plaine liquide... : tout juste douze syllabes, et déjà une double métaphore à la limite de l’incohérence), on se dit que ça va être dur. Comment prononcer, oraliser, et même déclamer cet imaginaire de l’horreur porté par une débauche d’ornements ? Comment passer le « tunnel » de l’ekphrase sans tomber dans le kitsch ? Comment rendre les métaphores vibrantes de leur menace littérale, comment recouvrir la ligne des mots du halo des mythes ?

192Comment dire Racine ?

193Transposée dans la langue de l’ancienne critique, la question devient : qui parle ? Théramène, le fidèle gouverneur révulsé par la mort du jeune Prince, ou le poète derrière lui qui s’avance sur scène et intercale une ode dans le mouvement oratoire du pathos tragique ? Boileau opte pour la première hypothèse (nous y revenons), La Motte pour la dernière :

« Les poètes tragiques même qui s’abandonnent quelquefois à l’enflure, doivent toujours être en garde contre l’excès de l’expression. Comme ils ne font point parler des poètes, mais des hommes ordinaires, ils ne doivent qu’exprimer les sentiments qui conviennent à leurs acteurs ; et prendre pour cela les tours et les termes que la passion offre le plus naturellement. Racine n’a presque jamais passé ces bornes, que dans quelques descriptions où il a affecté d’être poète : comme dans celle de la mort d’Hyppolite, où l’on croit plutôt entendre l’auteur que le personnage qu’il fait parler. » [La Motte, Antoine Houdar de, Discours sur la poésie en général, et sur l’ode en particulier, 1707]

194Mais il y a plus : car derrière la double question de l’énonciateur et du genre de l’énonciation, se profile un débat qui engage, bien au-delà, toute la conception de la poésie et de son style.

195En effet, pour La Motte, il est clair que le problème se pose en termes de registres stylistiques et s’insère dans une technique de l’excès et de la distinction : la poésie est ce qui se distingue, et ce qui enlève l’admiration. Le poète est fabriquant d’harmonie, et plus encore d’images. La métaphore est, depuis Aristote au moins, son apanage. Les figures utilisées, les plus recherchées, relèveront alors du registre de la grande poésie et non du registre médiocre de l’honnête homme dont l’esprit agité n’a que faire des trouvailles poétiques :

« Mais les poètes lyriques, j’entends les auteurs d’odes, peuvent et doivent même étaler toutes les richesses de la poésie. Ils peuvent, sans nuire néanmoins à la clarté, parler autrement que le commun des hommes ; et pourvu que le sens soit fort, et que les images soient vives, à proportion de la hardiesse du langage, ils auront d’autant plus atteint la perfection de leur art, qu’ils auront plus heureusement hasardé. » (La Motte, op. cit.]

196Pour Boileau en revanche, s’étale ici non pas un style particulier, mais le style même de la subjectivité, l’expression sublime d’une émotion inouïe, quand elle en oublie jusqu’à la forme des mots. La poésie est au bout de l’inspiration, elle est le verbe de la passion :

Le remède le plus naturel contre l’abondance et l’audace des métaphores, c’est de ne les employer que bien à propos, je veux dire dans le sublime et dans les grandes passions. [Boileau, Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin, 1710, Réflexion XI]

197D’un côté comme de l’autre, même usage des métaphores, même sources du grand et du sublime (ce que Boileau, après Longin, nommera le sublime étant la grandeur du style allié à un effet de ravissement), même technique de la poésie : mais l’intention n’est pas la même. Quand j’emploie une métaphore audacieuse, par exemple « sur le dos de la plaine liquide » ou mieux (pire) encore, comme l’ont pointé tous les contemporains, « le flot… recule épouvanté », qu’est-ce que parler pour moi signifie ? La Motte dira : parler par images signifie parler pour le plaisir et la beauté de parler, parler dans un style recherché, et par conséquent, faire œuvre de poésie – ou tout simplement : écrire. Boileau dira : parler par images signifie parler pour exprimer ses émotions, parler en cédant l’initiative des mots à sa passion, dans un état de ravissement caractéristique de la grandeur sublime, et par conséquent, s’abandonner à la langue, vivre en poésie – ou tout simplement : souffrir.

198Le style poétique n’est donc pas affaire de technique, mais (comme le dira Proust) de vision, ou si l’on veut, d’intention : poésie d’art pour La Motte, poésie de ravissement pour Racine, le texte de Racine trahit son genre dans un cas, le sublime dans l’autre. D’où l’exercice de style que finit par devenir, pour la critique, l’examen du récit de Théramène. Pour les uns, c’est de la rhétorique – des « fleurs sur le tombeau d’Hippolyte » :

« […] il n’est pas vraisemblable, qu’annonçant à un père la mort de son fils, on s’amuse à faire la description des beaux chevaux qui l’ont tué […]. M. Racine, en prodiguant ses fleurs sur le tombeau d’Hippolyte, a fait comme certain peintre dont se moque Horace […]. Cependant sur le dos de la plaine liquide, S’élève à gros bouillons une montagne humide. Les belles phrases poétiques ! Que les écoliers doivent trouver cela charmant ! ces deux vers méritent un prix dans la plus forte rhétorique ! » [Dissertation, O.C., p. 899]

199Pour d’autres, c’est de la poésie ; mais une poésie inconvenante au théâtre, admirable dans l’ode :

« Ce vers de Racine, le flot qui l’apporta, recule épouvanté, est excessif dans la bouche de Théramène. On est choqué de voir un homme accablé de douleur, si recherché dans ses termes, et si attentif à sa description. Mais ce même vers serait beau dans une ode, parce que c’est le poète qui y parle, qu’il y fait profession de peindre, qu’on ne lui suppose point de passion violente qui partage son attention, et qu’on sent bien enfin, quand il se sert d’une expression outrée, qu’il le fait à dessein, pour suppléer par l’exagération de l’image, à l’absence de la chose même. » [La Motte, op. cit.]

200Pour d’autres enfin, c’est du « vrai sublime », celui qui « enlève, ravit, transporte » (Boileau, Préface à sa traduction du Traité du Sublime, 1674)), le sublime du lyrisme dans l’horreur :

« […] pouvait-il employer la hardiesse de sa métaphore dans une circonstance plus considérable et plus sublime que dans l’effroyable arrivée de ce monstre, ni au milieu d’une passion plus vive que celle qu’il donne à cet infortuné gouverneur d’Hippolyte, qu’il représente plein d’une horreur et d’une consternation que, par son récit, il communique en quelque sorte aux spectateurs mêmes, de sorte que, par l’émotion qu’il leur cause, il ne les laisse pas en état de songer à le chicaner sur l’audace des figures ? Aussi a-t-on remarqué que toutes les fois qu’on joue la tragédie de Phèdre, bien loin qu’on paraisse choqué de ce vers,

Le flot qui l’apporta recule épouvanté,

on y fait une espèce d’exclamation ; marque incontestable qu’il y a là du vrai sublime. » [Boileau, op. cit.]

201Alors, après vous être vous aussi empli des mots, du rythme, des images, de la passion du texte, vous pourrez à votre tour répondre à ces interrogations : dans ces douze vers, y a-t-il un style d’éloquence, ou y a-t-il le style d’un homme en souffrance – un être de chair et de mots ? Et encore : le style est-il poétique ou bien est-ce le style de la passion à l’état lyrique ?

202Et pour finir : qui est le poète ? Racine, ou Théramène ?

Bibliographie

Aristote, Poétique, éd. Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, Paris, Éditions du Seuil, 1980

Barthes, Roland, Sur Racine, Paris, Éditions du Seuil, 1963

Charles, Michel, Introduction à l’étude des textes, Paris, Éditions du Seuil, 1995, en particulier le chapitre intitulé « Les Bérénice », p. 283 294

Corneille, Pierre, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, G.-F. Flammarion, 1999

Forestier, Georges, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996.

Forestier, Georges, éd., Racine, Théâtre-Poésie, coll. La Pléiade, Gallimard, 1999

Wood A. G., éd., Le Mythe de Phèdre. Les Hippolyte français du XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 1996

 
Et sur le web :

 

Noille, Christine, «Faut-il traduire la fiction ? De la résistance des figures en général et de leur oubli», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 05 novembre 2015, mis à jour le : 12/11/2015, URL : http://ouvroir-litt-arts.u-grenoble3.fr/revues/reserve//revues/reserve/177-faut-il-traduire-la-fiction-de-la-resistance-des-figures-en-general-et-de-leur-oubli

Noille, Christine, « Présentation. La forme d’un texte : l’exemple racinien », Exercices de rhétorique [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 12 novembre 2013, consulté le 24 novembre 2015. URL : http://rhetorique.revues.org/90 ; DOI : 10.4000/rhetorique.90

Pour citer ce document

Christine Noille, «Sur Phèdre. Essai», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 1er décembre 2015, mis à jour le : 06/12/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/287-sur-phedre-essai.

Quelques mots à propos de :  Christine  Noille

Université Grenoble Alpes /  U.M.R. Litt&Arts - RARE Rhétorique de l'Antiquité à la Révolution

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