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Jean-Yves Vialleton

Saint-Simon « pli sur pli » : à propos de la nature exacte de la lettre donnée par Philippe d’Orléans à Louis XIV en mai 1710 

Initialement paru dans : Méthodes !, hiver 2011, n° 20, p. 169‑178

Texte intégral



« (…) c’est comme Arlequin qu’on voulait dépouiller sur le théâtre, mais on ne put en venir à bout
parce qu’il avait je ne sais combien d’habits les uns sur les autres. »

(Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre 3, chap. 6, § 42)


  • 1 Les références correspondent aux numéros des pages de l’extrait des Mémoire...

  • 2 Le texte reproduit est bien le texte du brouillon de la lettre. Les termes ...

1En mai 1710, Philippe d’Orléans, selon Saint-Simon, donne à Louis XIV une lettre où il lui demande de réaliser le mariage entre sa fille aînée et le petit-fils cadet du roi, Charles, duc de Berry. Saint-Simon est le rédacteur du brouillon de la lettre et il en donne le texte dans ses Mémoires (81-831), tel qu’il l’a rédigé2. Ce texte est accompagné d’un commentaire, qu’une manchette appelle « courte analyse » (83-84). D’autres passages constituent une sorte de commentaire : les remarques à propos des modifications apportées au texte par le duc et la duchesse d’Orléans (85-86), le jugement sur la lettre porté par la duchesse d’Orléans (86-87), la première réaction du roi à sa lecture (89).

  • 3 Nous tirons profit du travail du groupe de recherche auquel nous appartenon...

2Nous essaierons ici de caractériser la nature exacte de ce texte en nous appuyant d’une part sur les commentaires qu’en donne le texte des Mémoires lui-même et d’autre part sur la typologie des actes de paroles dans la tradition de l’ancienne rhétorique3.

L’articulation du texte de la lettre et son « analyse »

3La lettre commence par une introduction où le duc d’Orléans annonce qu’il va développer « plusieurs pensées » et finit par une conclusion où ce développement est nommé « considérations ». Entre les eux, le développement semble s’articuler en deux grandes parties, dont l’articulation est indiquée par une transition :

Voilà, Sire, mes raisons de père qui me touchent sensiblement : mais j’en ai d’autres qui me tiennent plus vivement au cœur […] (82, 43-45).

4Le mot « raisons » indique qu’on a bien affaire à une argumentation et chacune des parties semble correspondre à un argument en faveur du mariage. Pour la première : puisque vous avez accordé des faveurs aux enfants de Louis Françoise de Bourbon-Condé et à ceux de Louis Auguste duc du Maine, vous devez en accorder aux miens qui n’ont rien. Pour la seconde : puisque vous avez comblé de grâces votre famille, vous devez m’en accordez aussi à moi. La première partie semble elle-même s’articuler en deux temps autour des mots « Je vois cependant » (81, 19).

  • 4 Le retour de l’appellatif permet de marquer le respect lorsque cet appellat...

5Les apparitions de l’appellatif Sire confirment ce plan d’ensemble et suggèrent que la seconde partie du développement s’articule en trois temps4. Le mot présent dans l’en-tête revient au début de la seconde phrase (« Il y a deux ans, Sire […] », 81, 12), début du développement, après une introduction où étaient justifiés la prise de parole (mon inquiétude est arrivée à un comble) et le choix de la forme écrite (s’expliquer par écrit évitera d’être trop long). L’appellatif revient dans la transition citée (« Voici, Sire, mes raisons […] », 82, 43). On le retrouve deux fois au sein de la seconde partie : « Que puis-je penser là-dessus, Sire […] » (82, 58) et « C’est donc, Sire […] » (83, 81), d’où trois temps. Premier temps (II, 1) : « Vous avez comblé de grâces votre famille, et moi seul je me trouve excepté. ». Deuxième temps (II, 2) : ou vous ne m’aimez plus, ou on m’éloigne de vous par malice. Troisième temps (II, 3) : je désire ce mariage pour me rapprocher de vous et du dauphin, je vous propose mon autre fille comme épouse du fils de « Mme la Duchesse ». Un dernier Sire apparaît dans la dernière phrase (83, 94) qui conclut et finit par la formule de respect (« Ces considérations sont telles… »).

6Cette articulation telle qu’elle apparaît à la lecture du texte de façon apparemment évidente ne correspond cependant pas à celle que suggère l’« analyse » fournie par le mémorialiste (83-84). Cette analyse est constituée par trois phrases et suggère donc plutôt trois parties. La première réunit l’introduction et la première partie ; de plus, la syntaxe et la ponctuation suggèrent que ce que nous pensions être le premier temps de la première partie (celle qui commence par « Il ya deux ans, Sire ») appartient en fait à l’introduction : « le souvenir que la pensée de ce mariage était d’abord venue du Roi » est indiqué comme la fin de la « préface ». La deuxième phrase correspond au premier temps de la seconde partie (II, 1) : « J’essaie de découvrir avec douceur et sacrifice les divers griefs de rang, et de montrer qu’en tout il ne peut y avoir de dédommagement que le mariage. » La longue troisième phrase réunit ce que nous avons appelé les deuxième et troisième temps de la seconde partie (II, 2 et II, 3) et la conclusion.

  • 5 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 7, traduction de P. Chiron, Paris,...

  • 6 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 4, trad. citée, p. 280-287.

  • 7 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 4, 1381 b 34, trad. citée, p. 285.

  • 8 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 8, trad. citée, p. 309-313.

7Le début de la lettre est donné dans l’analyse comme « une préface touchante par le respect, la confiance, et le souvenir que la pensée du mariage était d’abord venue au Roi » (83) et dans le commentaire sur les modifications comme un « préambule » « pour disposer le Roi à ne pas être effarouché » (85). On reconnaît ici une fonction de l’exorde, en particulier de l’exorde des discours où la cause est difficile : disposer à la bienveillance. « Respect » et « confiance » concernent le « caractère » de celui qui parle, mais le mot « touchante » semble mettre plutôt l’accent sur la « passion » à susciter chez le destinataire. En fait la « confiance » renvoie à des mots de la lettre : « confiance que vos anciennes bontés, et si j’ose ajouter, que le sang inspire ». Les « passions » au sens de la rhétorique sont donc l’union euphorique créée par le circuit du don et de la reconnaissance (grec kharis, latin gratia5) et la solidarité (philia, amicitia ou amor6), ici celle inspirée par la parenté7, la « voix du sang ». Le fait que l’analyse réunisse l’introduction et ce qui du point de vue de l’argumentation peut être considéré comme le début de la première partie relève donc de la logique des « caractères » et des « passions » : le passage entier vise d’abord à « toucher ». Mais Saint-Simon ne dit rien du ton plaintif, qu’on pourrait rattacher à la passion de la pitié (eleos, misericordia8).

8Pour le reste de la première partie (I, 2), l’analyse désigne une « énumération », une « comparaison », et finit par une remarque elliptique sur les derniers mots. Cela correspond avec évidence au déroulement du passage, mais les mots énumération et comparaison désignent-ils des figures de rhétorique, c’est-à-dire concernent-ils l’élocution ? C’est semble-t-il le cas pour l’énumération : deux phrases exclamatives énumèrent les « nouveaux biens » désignés de façon globale dans la phrase précédente. Mais la comparaison nomme plutôt le type de raisonnement : c’est donc un « lieu commun » de l’invention plutôt qu’une figure de l’élocution. Il s’agit d’un raisonnement par comparaison : vous avez accordé des grâces à leurs enfants, vous les devez aux miens. La remarque finale elliptique sur « et vos petits enfants comme eux » (« ne tirer droit que parce que ses enfants étaient aussi ses petits enfants ») désignent une complication de l’argumentation, puisque ces mots impliquent un autre raisonnement : vous avez accordé des grâces à certains de vos petits-enfants (aux enfants de votre fils et de votre fille adultérins), vous les devez aux autres (à ma fille, votre petite-fille par sa mère, votre fille adultérine). Plus haut dans le texte, racontant comment le roi, ayant accepté les filles de Mme la Duchesse à Marly, invite aussitôt Mademoiselle, fille de sa fille la duchesse de Bourgogne, Saint-Simon nous a rappelé que le roi veut « toujours égale tenir la balance entre ses filles » (77). Mais Saint-Simon ne parle plus ici de comparaison, il porte l’accent sur la manière de séduire le destinataire : « flatterie la plus puissante sur le Roi ».

9Le raisonnement du début de la seconde partie (II, 1) est aussi fondé sur une comparaison, mais la seconde phrase de l’analyse n’en parle pas et suggère ce raisonnement : il y a eu « grief », donc il faut un « dédommagement ».

10L’analyse de tout le reste de la lettre (II, 2 ; II, 3 ; conclusion) est donnée dans la longue troisième phrase. Le début en est difficile : « Passant de là à des tendresses bienséantes à un neveu et à un gendre si élevé, je présente l’empire de Madame la Duchesse sur Monseigneur […] ». À quoi cela renvoie-t-il ? L’influence puissante de Mme la Duchesse est exprimée de façon sous-entendue au début de II, 2 (« un autre obstacle ») et développée à la fin (« sans un crédit aussi grand » etc.). Mais les déclarations de « tendresses » au roi associées à celles d’« attachement » au Dauphin sont au début de II, 3. Il faut donc probablement comprendre que ces mots concernent l’ensemble II, 2-II, 3, et que le commentaire linéaire ne reprend qu’après : « d’où, après les louanges, l’excuse de Monseigneur et une échappée de tendresse pour lui, sort tout à coup une menace […] » ( =II, 2) ; « de là, se rabattant… » ( =II, 3). L’« excuse de Monseigneur » correspond aux mots : « à celui dont la bonté et l’équité naturelle, l’ancienne amitié pour moi en [ =de malignité] rendrait tout à fait incapable » qui précèdent de fait « sans un crédit aussi grand » etc. Rien n’est dit du raisonnement d’ensemble du II, 2, qui se fait par alternative : ou vous ne m’aimez plus, ou il y a un autre obstacle ; or vous m’aimez. En outre, tout le début du II, 2, presque une quinzaine de lignes, ne fait l’objet d’aucune remarque dans l’analyse : cet obstacle ne peut être la « conjoncture », c’est donc une « malignité » contre moi qui explique que le mariage ne se fait pas. Il s’agit d’une réponse anticipée à une objection qui serait : le moment est mal choisi pour décider d’un mariage.

11Une remarque sur ce point. Cette objection est fondamentale et Saint-Simon a l’habileté d’en faire un point négligeable. Quand, au début de la séquence de l’« Intrigue du mariage de M. le duc de Berry », il inventorie les « obstacles » au mariage de Mademoiselle (54-55), il les range en deux classes, « généraux et particuliers ». Quel est le sens exact de ce classement ? La première liste désigne ce qui pourrait faire ajourner le mariage. La seconde concerne ce qui pourrait faire refuser le mariage avec Mademoiselle. Il y a donc deux questions, dont l’une est seconde par rapport à la première : faut-il marier le duc de Berry ? (beaucoup de choses montrent que rien ne presse) ; et si oui faut-il le marier avec Mademoiselle ? (beaucoup de choses s’opposent au choix de la fille de Philippe d’Orléans). La liste des « obstacles généraux » commence précisément par la « conjoncture » (« En général, un temps de guerre la plus vive et la plus infortunée, la misère extrême du royaume » etc.).

12L’analyse donnée par Saint-Simon est linéaire, mais elle ne s’astreint pas à la description attendu du plan et semble même laisser de côté la logique du texte, son argumentation, sa probatio, pour souligner son aspect affectif, en terme rhétorique sa stratégie « éthique » et « pathétique », et surtout son habileté dans l’expression indirecte. La difficulté résolue par la lettre que semble indiquer l’analyse tient à l’équilibre entre force et douceur, non dit et dit (« forte, mais légère », « douceur » / » amertume », « délicatement », « comme à la dérobée », « tendresses » / » menaces », dire « tout » « sans rien exprimer »).

La lettre comme placet

13La première réaction du roi à la lettre est décrite, un plus loin (89), deux fois : une première fois par le « canal » du duc d’Orléans rapportant les paroles du roi lui-même, une seconde par celui de la duchesse de Bourgogne via la duchesse d’Orléans témoin de la lecture du roi. D’après la première version, la version « officielle », le roi a « lu deux fois [l]a lettre » et a jugé « qu’elle méritait grande attention ». D’après la seconde version, il l’a lue et approuvée devant Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne qui l’ont « fortement appuyée ». Ces points donnent raison à la duchesse d’Orléans qui pensait qu’« une lettre qui demeurait, et qui se pouvait relire plus d’une fois dans un intérieur de gens favorables, valait mieux que le discours » (79). On se rappelle que Saint-Simon aurait préféré un entretien entre le duc d’Orléans et le roi et que le choix de la lettre ne s’est fait que par défaut, le duc refusant lâchement de s’adresser au roi.

14Mais dans la première version, un autre élément en faveur de la lettre, que n’avaient pris en compte ni Saint-Simon ni la duchesse d’Orléans, est donné par le roi lui-même qui dit au duc d’Orléans « qu’il lui avait fait plaisir de lui écrire plutôt que de lui parler ». Dans le contexte de la cour du début du xviiie siècle, cette indication est cruciale et désigne la nature de la lettre : c’est un placet. Le dictionnaire des Furetière (1690) définit le mot ainsi :

une requeste abregée, ou priere qu’on presente au Roy, aux Ministres, ou aux Juges, pour leur demander quelque grace, quelque audience, pour faire quelque recommandation.

  • 9 « Ce mot vient du Latin placeat, à cause qu’on les commence par, Plaise au ...

15Le duc d’Orléans justifie le choix de la lettre parce qu’il aurait « appréhendé de […] parler trop diffusément » : un placet est effectivement une « requête abrégée ». Il n’utilise pas la formule administrative ouvrant le placet « Plaise au Roy », formule mentionnée par Furetière9, mais il utilise un verbe attendu et deux fois : « je ne puis plus me refuser de représenter », « qu’il me soit permis de vous représenter », proche de « Un tel représente très-humblement à votre Majesté, à votre Éminence. », « formule dont on se sert ordinairement dans les placets » (Dictionnaire de l’Académie de 1762, s. v. » Représenter »).

  • 10 Mémoires, t. III, p. 702-709.

16Chaque sujet peut donner un placet au roi, comme le rappelle un exemple de Furetière : « Le Roy reçoit gracieusement tous les placets qu’on luy presente. ». Mais c’est un moyen qu’on utilise à défaut, quand on n’a pas des « entrées » qui permettent de parler directement à la personne qu’on veut solliciter ni même la possibilité d’une « audience » : « On a de la peine à pouvoir entretenir cet homme-là, on n’a audience de luy que par placets » (autre exemple de Furetière). Ce n’est évidemment pas le cas du duc d’Orléans par rapport à son oncle le roi. Saint-Simon lui-même, voulant se justifier auprès de Louis XIV, a obtenu une audience quelques mois avant (4 janvier 1710)10.

17Ce qui ne peut que plaire au roi, c’est que, en choisissant de le prier par une lettre, le duc d’Orléans se met en position de sujet quelconque.

La lettre lue comme une requête (petitio)

  • 11 S. v. « Placet », Lettre à Mme de Chantelou, 28 avril 1666.

18La seconde version de la réaction du roi après sa lecture de la lettre précise « qu’il l’avait goûtée, louée, et approuvé le désir et les raisons qu’elle contenait » (89). Un placet est un moyen humble ; cela ne signifie pas du tout qu’il doive être sans ambition rhétorique, au contraire : il faut y mettre « toute son éloquence » (Littré cite cet exemple pris à une lettre de Mme de Maintenon : « J’ai fait présenter deux placets au roi, où l’abbé Testu a mis toute son éloquence ; ils n’ont pas seulement été lus »11). Le roi semble non seulement être convaincu par la lettre, mais apprécier son éloquence. Surtout il range la lettre dans une typologie. Car, si la lettre exprime un « désir » en l’appuyant de « raisons » (ces derniers mots rappellent ceux de la lettre : « mes raisons », « désir raisonnable »), c’est qu’elle relève de la « prière pour demander quelque grâce », ce que la tradition rhétorique appelle la petitio.

19Le texte de référence sur la petitio est le passage du commentaire de Servius à l’Énéide concernant le discours que Junon tient à Éole pour qu’il déchaîne ses vents contre la flotte des Troyens (I, v. 65-75). Servius remarque que toutes les requêtes de l’Énéide contiennent les mêmes quatre éléments :

  • 12 Servii Grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii, éd. Georg ...

D’un point de vue rhétorique, voici ce que doit observer toute requête (petitio) : le demandeur doit dire la possibilité (possibilitas), la légitimité (ut sit res justa) de la requête ; la manière de l’accomplir ; la récompense (remuneratio) qui s’en suivra. Toutes les requêtes sont ainsi faites chez Virgile12.

  • 13 Pour une bibliographie de l’œuvre de Gérard-Jean Vossius (Gerrit Janszoon ...

  • 14 Nous nous référons à la réédition espagnole de 1781 consultable en ligne s...

  • 15 Rhetorices contractae…, « De petitiora », livre II, chap. 25, éd. citée, p...

  • 16 Rhetorices contractae, livre II, chap. 25, § I, éd. citée, p. 203.

  • 17 Rhetorices contractae, livre II, chap. 25, § V-VII, éd. citée, p. 204-205

  • 18 Gerardi Ioannis Vossi Commentariorum rhetoricorum sive oratoriarum institu...

  • 19 Commentariorum rhetoricorum, livre III, chapitre V, « De petitiora », p. 402.

20Ce sont ces éléments que rappelle par exemple un grand maître européen de rhétorique, Gérard-Jean Vossius13. Dans son Abrégé de rhétorique écrit en latin (Rhetorice contracta), paru pour la première fois à Leyde en 1621 et de nombreuses fois réédité jusqu’à la fin du xviiie siècle14, il définit les types de discours en fonction en particulier de leur « passion » dominante. Les discours « pétitoires »15 sont des discours mobilisant surtout la gratia16. Pour le contenu, Vossius reprend Servius qu’il cite. Il propose de distinguer d’une part la requête proprement dite (petitio) de la requête faite pour un autre que soi (intercessio), d’autre part la requête franche (recta) de la requête qui demande des précautions parce qu’elle peut sembler audacieuse (obliqua). Dans la requête franche, il marque trois temps : d’abord, on fait précéder le propos de quelque chose permettant d’obtenir plus de solidarité (ad amorem magis conciliandum nobis) ; ensuite, si nécessaire, nous faisons voir la manière d’accomplir la faveur ; pour finir nous promettons un contre-don (remuneratio)17. Dans un autre ouvrage, plus développé, Le Mémorandum de rhétorique (les Commentaria rhetorica, parus en 1606, quatrième édition revue et augmentée en 164318), il précise les choses et les détaille, en marquant cette fois quatre temps : obtenir la solidarité de celui à qui on s’adresse et le mettre dans de bonnes dispositions (se concilier son amor et sa benevolentia) ; annoncer ensuite de façon dense ce que nous demandons ; de là, donner des raisons d’accorder la faveur (en utilisant les « lieux » suivants : dire en quoi c’est bien agir, en quoi c’est profitable, plus ou moins nécessaire, facile à faire, adapté à la situation) et expliquer comment cela peut être réalisé ; enfin déclarer qu’accorder cette faveur, ce ne sera pas semer sans récolter plus tard19. Vossius précise que gagner l’amor et la benevolentia s’obtient de deux façons, en partant de ce qui nous concerne (il s’agit d’assurer que nous sommes plein de considérations pour l’auditeur) ou de ce qui concerne celui à qui on s’adresse. Pour cette dernière façon, il faut flatter, louer la benevolentia de l’auditeur, exalter en particulier ce dont il fera preuve en accordant sa faveur : son sens du devoir et le pouvoir qu’il a, s’il s’agit d’obtenir de lui une protection, sa générosité s’il s’agit d’obtenir une assistance matérielle, sa puissante influence s’il s’agit de se faire accorder une distinction.

21Le modèle canonique de la petitio éclaire un aspect de la lettre, aspect en apparence étrange, car Saint-Simon se permet de l’introduire sans avoir consulté le duc et la duchesse d’Orléans : le moment où à la fin le duc d’Orléans propose sa fille à marier. C’est évidemment la remuneratio attendue (Servius et Rhetorice contracta), ou plutôt une simple manière de montrer que le roi n’aura pas affaire à un ingrat (Commentaria). Mais ce modèle n’éclaire que partiellement la lettre. La distinction entre petitio et intercessio est embarrassante. La lettre semble se faire succéder les deux : faites-le pour ma fille (I), faites-le pour moi (II). La légitimité de la requête (ut sit res justa) y est développée. On y trouve la possibilitas, qui est aussi un éloge de l’auctoritas du destinataire : « Qu’est-il donc au pouvoir de votre Majesté… » (I, 2), « tout apprend, et ces derniers exemples, que vous êtes trop grand, trop absolu, trop maître… » (II, 2). Mais cela n’est pas placé dans l’exorde, ne constitue pas une ouverture comme chez Virgile où Junon rappelait en commençant à Éole qu’il était « arbitre du calme et de l’orage ». Enfin, un des quatre éléments canoniques, la manière d’accomplir la requête, semble absent de la lettre. Si on postule que la lettre dit le moyen d’accomplir la requête, ce moyen ne peut être que le mariage de la fille du duc, qui ne doit plus être compris comme l’objet de la requête. Mais alors quel est cet objet ? Ce pourrait être tout simplement le retour en grâce. C’est de fait ce qu’exprime les mots : « tout me fait brûler du désir de me voir rapprocher de Votre Majesté et de lui [ =du Dauphin] par les liens les plus étroits et les plus intimes [ =par le moyen du mariage] » (55, 84-85).

22Le roi joue donc celui qui a lu la lettre comme un placet, plus précisément comme un placet « pour demander quelque grâce », et peut-être même une demande de retour en grâce. L’analyse de Saint-Simon en suggère pourtant une tout autre lecture.

La lettre lue comme une récrimination (expostulatio)

23La lettre n’est pas une demande de grâce, puisque cette grâce a déjà été promise. Elle est la revendication d’un droit, comme le suggère « tirer droit » dans l’« analyse » (84). Bien plus, elle est une demande de réparation.

  • 20 La lettre rappelle que les enfants de Philippe d’Orléans sont « fort aînés...

24La « comparaison » de la première partie est un raisonnement par comparaison du plus petit au plus grand : vous avez accordez des grâces à leurs enfants, a fortiori vous les devez aux miens. C’est ce que souligne dans l’analyse : « en ne faisant que montrer, comme à la dérobée, la grandeur de sa naissance en leur comparaison »20.

25L’« énumération » est donc le moyen d’une amplification de cette comparaison, ce que l’analyse désigne par l’opposition entre « prodigieux bienfaits » et « nudité » : en détaillant les bienfaits, l’auteur montre leur caractère « prodigieux ». Dans la première partie, le duc d’Orléans ne demande pas une grâce, mais réclame le rétablissement d’une justice distributive, scandaleusement bafouée. De même, « en faisant délicatement souvenir au Roi qu’il l’avait marié », c’est-à-dire qu’il lui avait imposé contre sa volonté un mariage qui le rabaissait, avec une « bâtarde » du roi et de la Montespan (« Vous m’avez fait son beau-frère [du duc du Maine, fils de Mme de Montespan], et je suis bien aise de ses avantages », 81, 27-28), il rappelle au roi que celui-ci lui doit quelque chose.

  • 21 Mémoires, t. III, p. 23-26.

  • 22 Mémoires, t. III, p. 756-782.

26Dans la seconde partie, de même et plus encore, le duc d’Orléans demande des « dédommagements » : il a été abaissé, puisque le roi a laissé en 1707 usurper à un prince du sang le droit de tenir seul et non en compagnie d’un duc et pair la nappe de communion du roi21 et qu’il a refusé d’accorder le rang d’arrière-petit-fils et d’arrière-petite-fille qui auraient placé ses enfants au dessus des princes du sang22. Le mot dédommagement est employé dans l’analyse et il est repris et développé dans le commentaire des modifications. Il s’agit de

faire sentir au Roi que ce prince [ =le duc d’Orléans] était maltraité pour l’amour des autres, et l’exciter d’autant au seul dédommagement qu’il pouvait lui accorder (83).

27Cela entraîne une autre lecture de la progression du plan : grâces non reçues (I), injustices subies (II).

28Le mot typique du placet, représenter, est repris la deuxième fois avec ce que la pragmatique d’aujourd’hui appelle des softeners et la langue française classique des adoucissements (« qu’il me soit permis de vous représenter, avec toute sortes de respect, que l’état de ma famille est tel… », 81, 29), ce qui suggère qu’il s’agit d’un acte de parole dangereux. C’est que le mot a deux sens : faire connaître une chose par une image, des paroles, des gestes ou quelques figures, mais aussi « remonstrer, tâcher à persuader » C’est la définition de Furetière qui ajoute ces exemples :

Un Confesseur doit representer à son penitent l’horreur de son vice. Le Parlement a representé au Roy, a remonstré les consequences de cet Edit. Un accusé represente au Juge son innocence.

29Pour remontrer, le même Furetière donne, outre le sens de « montrer à nouveau » :

Prier humblement un superieur de faire reflexion sur ses ordres, sur ses jugements, d’avoir égard aux raisons qu’on luy propose, aux consequences d’une affaire. Le Parlement a remonstré au Roy la misere du peuple. Un Advocat remonstre à la Cour le bon droit de sa partie, son interest, l’injustice qu’on luy fait. Un Procureur du Roy commence ainsi ses requestes, Vous remonstre le Procureur du Roy, &c. 

30Dans les termes de la tradition rhétorique, la lettre est donc une expostulatio :

Expostulatio est querimonia de injuria accepta.

La récrimination consiste à se plaindre d’un manquement au droit (d’un tort subi).

  • 23 Rhetorices contractae…, livre II, chapitre XXVII, éd. citée, p. 212-217.

31Vossius, à qui nous reprenons cette définition23, distingue deux sortes de récrimination, la légère et la grave. Les conseils qu’il nous donne pour la première éclairent des aspects de la lettre :

  • 24 Ibid., p. 212.

La légère doit être tempérée soit par l’éloge, soit par la plaisanterie, soit par l’ironie, si ce n’est peut-être lorsque nous sommes en autorité infiniment au-dessus de celui à qui nous nous adressons. Nous critiquerons, certes, le fait commis ; mais nous excuserons, autant que possible, celui qui l’a commis et n’a pu vouloir le commettre. Nous dirons donc : « Je m’étonne que tu aies négligé les devoirs de ta charge, mais je préfère tout imaginer plutôt que de penser que ce manquement puisse être dû chez toi à une diminution de l’amitié que tu as toujours porté ou à moi-même, ou à mes amis, ou à l’État24.

  • 25 Rhétorique à Hérennius, livre II, 26, ou Cicéron, De inventione, livre II,...

32Il s’agit d’adoucir l’agressivité de l’acte de parole et d’« excuser autant que possible » celui qu’on accuse. On trouve une « excuse » dans la lettre en II, 2, lors de la première allusion à l’influence de Mme la duchesse : « Que puis-je penser là-dessus, Sire, sinon de craindre de n’être pas avec Votre Majesté comme j’ose dire que le mérite mon cœur pour Elle, ou qu’il se présente un autre obstacle que je vois se former avec art, et se grossir de même ? » (82, 58-62). On en retrouve une autre en II, 3, nommée dans l’analyse par son nom : « après les louanges, l’excuse de Monseigneur ». Dans ce cas, le procédé est celui du report de la responsabilité sur un autre, un des procédés bien répertoriés dans les traités rhétoriques, la criminis remotio25.

33Mais on trouve aussi de quoi éclairer la lettre dans la seconde sorte de récrimination :

  • 26 Rhetorices contractae…, livre II, chapitre XXVII, § III et commentaire, éd...

Dans l’autre cas, celui de la récrimination grave, attention à ne pas la faire pour des raisons légères : attention aussi, au moment de donner un comble d’importance au tort subi, à ne pas paraître en faire trop : que plutôt on croie que nous en avons supporté bien d’autres, sur lesquels nous avions gardé le silence : mais que des maux plus grands sont même à craindre.
En effet rien ne rend plus convaincante notre plainte, que si dans celle-ci brille notre patience à tout supporter. Car il s’en déduira que nous paraîtrons être contraints de nous plaindre sous le coup de la nécessité la plus impérieuse. C’est pourquoi il faut prendre peine, surtout si nous sommes un personnage haut placé, à ce que notre propos ne tienne rien ni des gens du commun ni des femmes. Cela n’empêche pas que les affligés et opprimés puissent recourir à un discours suscitant la pitié, adressé à des supérieurs et à tous ceux de qui dépend leur salut26.

34Le passage où le duc d’Orléans dit qu’il « étouffe son chagrin par soumission, et pour vous rendre un plus profond respect » (82, 55-56) ferme bien en effet le passage (II, 1) où il a énuméré ses « griefs », griefs dont l’analyse nous dit qu’ils sont découverts « avec douceur et sacrifice ». La lettre elle-même s’ouvre sur le constat d’une nécessité de parler devenu impérieuse (« diverses occasions ont tellement grossi dans mon cœur »…, 81, 5-6). On a remarqué plus haut la mobilisation de la passion de la pitié dans l’exorde.

35La lettre semble tenir des deux sortes de récriminations. Cela n’a rien d’absurde : la différence entre les deux ne tient pas directement à la gravité objective du tort subi (sinon cela ne pourrait créer qu’une gradation et non une distinction nette), mais à deux manières de le présenter selon le cas : d’un côté on cherche à adoucir l’agressivité de la récrimination ; de l’autre au contraire on insiste sur l’importance du tort dont on est victime, sans pour autant sembler geindre.

La lettre comme exhortation (adhortatio)

36L’impression que livre la duchesse de Bourgogne sur la lettre rédigée par Saint-Simon et qui lui fait « espérer beaucoup » de son « effet » n’est pas une « analyse » du texte, car la duchesse se contente de marquer certains passages, le début de I, 2 et la fin de II, 2 :

Mme la duchesse d’Orléans fut fort touchée de l’énumération des grâces nouvellement faites à Madame la Duchesse et à M. du Maine, de la mention du poids de ce pouvoir de Madame la Duchesse sur Monseigneur, surtout de la menace mêlée de tendresse […].

  • 27 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 5, trad. citée, p. 288-293.

37La lecture de la duchesse semble se faire au filtre de la haine qu’elle éprouve pour sa sœur. Elle est cependant bien plus fidèle à l’intention de Saint-Simon qu’on ne pourrait croire. Elle met l’accent sur la menace et donc sur la passion de la crainte (phobos, metus ou timor27). De tout le début de la lettre, elle ne mentionne rien, sauf ce qui prépare la menace.

38Or c’est bien en lui « imprimant la crainte » que Saint-Simon pense réussir à agir sur le roi. La séquence de l’« Intrigue du mariage de M. le duc de Berry » commence par une longue ouverture allant de l’inventaire des « Obstacles contre Mademoiselle » à la mise en place des « machines et […] combinaisons de machines » (53-72). Mais le récit proprement dit ne reprend qu’avec une scène située « vers la fin du carême » : « Adresse de Mme la duchesse de Bourgogne ; mot vif de Monseigneur contre le mariage de Mademoiselle, qui y sert beaucoup » (72-74). Cette scène ne doit pas être lue comme une anecdote parmi d’autres, puisque c’est elle qui découvre à Saint-Simon la stratégie qu’il devra employer. Le récit que lui fait Mme la duchesse de Bourgogne de la scène le « confirm[e] dans [s]a pensée »

qu’il fallait presser et emporter d’assaut sur Monseigneur, en piquant d’honneur le Roi contre Madame la Duchesse, lui faire sentir que l’effet de l’empire de cette princesse sur Monseigneur serait de le rendre plus difficile à conduire, combien plus si elle emportait avec lui le mariage de leurs enfants ! qu’il ne fallait perdre aucune occasion de bien imprimer au Roi la crainte d’avoir à commencer à compter avec Monseigneur, à ménager Madame la Duchesse, à n’oser lui refuser rien, non de ce que Monseigneur voudrait, mais de ce que Madame la Duchesse lui ferait vouloir ; que de maître absolu et paisible qu’il avait toujours été dans sa famille, il s’y verrait à son âge réduit en tutelle par des entraves qui, une fois usurpées, iraient toujours en augmentant (72-73).

  • 28 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 6, trad. citée p. 296-304.

39On trouve dans ce texte la formulation des « passions » qui sont mobilisées dans la lettre : le sens de l’honneur (aidôs, pudor)28 et la crainte. Il s’agit bien d’y faire sentir l’empire de Mme la Duchesse pour piquer son honneur, imprimer la crainte de ne plus être maître absolu et paisible. L’expression empire de Madame la Duchesse se retrouve dans l’analyse (84). Le mot piquer se retrouve dans le commentaire que Saint-Simon fait sur la « phrase trop grand, trop absolu, trop maître » à tort adoucie par le duc et la duchesse de Bourgogne, puisque « rien ne flattait plus le Roi que l’opinion et l’étalage de son autorité, et qu’il s’agissait là de l’en piquer pour l’engager à forcer Monseigneur » (85).

  • 29 Rhetorices contractae…, livre II, chapitre XXIII, § I, éd. citée, p. 189.

  • 30 Rhetorices contractae…, livre II, chapitre XXIII, § II, éd. citée, p. 193.

40Quel est le type de texte dont la passion dominante est la crainte ? Susciter la crainte ou son opposé, la confiance en l’avenir, est caractéristique du genre délibératif en général, mais c’est particulièrement important dans l’exhortation (adhortatio) et dans son revers, la dissuasion (dehortatio), types de textes du genre délibératif qui se distinguent en ce qu’ils visent avant tout à susciter respectivement la crainte (metus) et la tranquille confiance en l’avenir (fuducia)29. L’avis qu’on expose (la suasio) est le discours délibératif par excellence. On peut donc aller jusqu’à assimiler l’avis au discours délibératif : genus suasorium est parfois synonyme de genus deliberativum (dans le De Ratione conscribendi epistalas liber d’Erasme par exemple). Mais on peut aussi lui donner un sens restreint et l’opposer à l’exhortation : l’exhortation se distingue alors de l’avis en ce que le second aiguise la capacité à choisir une décision en proposant des arguments, alors que le second joue sur la peur pour faire bruler d’agir celui à qui on s’adresse30 (comme la dissuasion à l’inverse rassure pour refroidir l’ardeur à agir).

41L’enjeu n’est pas en effet de persuader le roi du bien-fondé du mariage : il a déjà accepté celui-ci. C’est de le faire passer rapidement aux actes. C’est exactement ce que font comprendre les premiers mots de l’analyse : « J’avais tâché de faire entrer dans cette lettre tout ce qui pouvait porter à une détermination prompte » (83).

Dans l’intrigue, la lettre

42Pourquoi s’attarder si longtemps sur la lettre de Philippe d’Orléans ? C’est qu’elle constitue tout simplement le passage crucial dans l’« affaire » du mariage du duc de Berry. Dans cette séquence, Saint-Simon se présente comme l’auteur non pas d’un seul haut fait, mais de deux. Il est d’abord l’organisateur du groupe d’influence en faveur de la fille de Philippe d’Orléans, mais il est aussi et surtout l’auteur de la lettre de Philippe d’Orléans au roi. C’est certes le premier fait, l’« intrigue », qui reste dans la mémoire du lecteur. La manchette ouvrant le passage (« Intrigue du mariage de M. le duc de Berry », 53) le met en avant, ainsi que les premières pages décrivant la mise en place des « machines et [d]es combinaisons de ces machines » (71), et l’ensemble du passage semble bien le « récit d’[une]intrigue » comme le nomme Saint-Simon lui-même dans une sorte de conclusion (164). Dans cette intrigue, la rédaction de la lettre ne semble être qu’un des multiples épisodes. Cependant, dans l’espace d’une seule phrase, la perspective s’inverse :

Cette lettre qui emporta le mariage et qui peint mieux que les portraits l’intérieur du Roi par le tour dont elle s’exprime pour l’emporter comme elle fit, mérite pour ces raisons d’être insérée ici (80-81).

43La lettre, dit Saint-Simon, est insérée dans le texte des Mémoires et non rangée dans les documents annexes (les « pièces ») parce que c’est un texte bref, mais surtout parce que c’est la lettre qui a « emporté » le mariage. Les mots « qui emporta le mariage » et « pour emporter comme elle fit » opèrent une trouée dans le tissu du texte. Ils constituent du point de vue de la narration une anticipation, une prolepse, mais aussi et surtout une courte mais totale rupture de perspective, un point de bifurcation de la lecture. Dans le fil du déroulement du récit, qui nous fait adopter le point de vue du duc comme personnage, c’est le développement de l’intrigue qui est mise en avant, dont l’écriture de la lettre n’est qu’un des épisodes ; les événements achevés, sous le regard du mémorialiste, la lettre s’avère avoir été l’acte décisif et c’est alors l’intrigue qui passe au second plan.

44L’intrigue enveloppe donc la rédaction de la lettre, mais c’est cet événement enveloppé qui est l’événement majeur. Saint-Simon se démène en tant que comploteur, mais il triomphe en tant qu’orateur. En outre, la lettre nous fait accéder à un secret plus précieux encore que celui que nous dévoile l’intrigue. Le texte enveloppant qui déplie l’intrigue du mariage du duc de Berry nous dévoile un « intérieur » caché, celui de la cour. Le « récit de l’intrigue de ce mariage » et de « ce qui se passa sur le choix de Mme de Saint-Simon » permet de montrer

le développement et les divers intérêts des personnes et des cabales, la singularité de plusieurs particularités, et l’exposition naturelle de la cour dans son intérieur (164).

  • 31 Mémoires, t. III, p. 797-822 ; on trouve les expressions citées p. 806 et ...

45Mais en dépliant cette intrigue apparaît un événement plus secret encore et le seul décisif, la lettre écrite par Saint-Simon, et dans les plis de cette lettre se dévoile une autre « intérieur » plus caché encore que celui de la cour, celui du cœur du roi : La lettre « peint mieux que les portraits l’intérieur du Roi par le tour dont elle exprime pour l’emporter comme elle fit » (80-81). Elle témoigne de la maîtrise rhétorique de Saint-Simon, mais surtout de sa connaissance des hommes, cette « connaissance si essentielle » qu’il aurait voulu voir cultiver par le duc de Bourgogne et qui s’acquiert dans la conversation et la « lecture des Histoires »31.

  • 32 Yves Coirault, L’Optique de Saint-Simon : essai sur les formes de son imag...

  • 33 Avant-propos de 1743, Mémoires, t. I, p. 43 et suiv.

  • 34 Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Les éditions de Min...

46Pour ce qui est de la question de la véritable nature de la lettre comme pour ce qu’il en est de sa véritable place dans l’intrigue, tout se passe donc comme si une première réponse en enveloppait une seconde, plus secrète, et cette seconde peut-être une troisième. De même, le triomphe que cette lettre offre à Saint-Simon enveloppe une défaite que développera la suite : le mariage aboutira à faire remplir par sa femme une fonction indigne de son rang et de sa naissance et à associer cette prude et sage duchesse à une princesse aux mœurs scandaleuses (172-173). Les Mémoires jouent de ce qu’Yves Coirault a appelé « une causalité à divers paliers qui relance indéfiniment l’explication »32. Ils racontent en détail le tout de la cour, mais ce tout enveloppe le rien33, et ce « néant du monde » lui-même n’est peut-être pas le dernier mot, mais l’indication d’un mystère plus profond dont la méditation est laissée par le mémorialiste en héritage à ses lecteurs d’outre-tombe. Le corps du texte de Saint-Simon procède « pli selon pli » et, pour cela, il doit être qualifié de baroque, si du moins par ce mot on désigne cette notion transhistorique qu’a construite Gilles Deleuze dans son commentaire de Leibniz34 : il faut agencer un dispositif qui « porte le pli à l’infini » pour que se dévoilent, dans le flux des choses, les singularités irréductibles et, derrière l’omniprésence du mal, le secret consolant d’un monde que Dieu a fait le meilleur des mondes possibles.

Notes

1 Les références correspondent aux numéros des pages de l’extrait des Mémoires édité par Patrick Dandrey et Grégory Gicquiaud, Intrigue du mariage de M. le duc de Berry, Paris, Flammarion, coll. » GF », 2005. Pour la lettre, nous ajoutons à la suite le numéro de la ligne (en comptant l’en-tête comme première ligne). Les références à d’autres passages des Mémoires renvoient à l’édition des Mémoires par Yves Coirault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993-1988, 8 vol. Cette lettre a été récemment commentée dans : Emmanuelle Lesne-Jaffro, « L’écriture rétrograde de Saint-Simon », dans Marc Hersant (études réunis par), La Guerre civile des langues. Mémoires de Saint-Simon, année 1710, « Intrigue du mariage de M. le duc de Berry, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 157-168 (p. 163-164) ; Stéphane Macé, « Pour une lecture "musicale" de la langue de Saint-Simon. La syntaxe et l’énonciation au service d’un art de la nuance », La Guerre civile des langues, op. cit., p. 255-266 (p. 256). Sur la lettre comme « texte inséré », voir Delphine de Garidel, Poétique de Saint-Simon. Cours et détours du récit historique dans Les Mémoires, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 515-516.

2 Le texte reproduit est bien le texte du brouillon de la lettre. Les termes « j’ai inséré la lettre ici en marquant ces changements » ont pu être compris : j’ai inséré la lettre en y faisant les modifications. En fait, il faut comprendre : j’ai inséré la lettre telle que je l’ai écrite, mais en signalant les changements qui y ont été ensuite apportés. Le contexte le montre : le passage sur la communion est donné comme passage supprimé dans la version définitive, alors qu’il est présent dans le texte inséré.

3 Nous tirons profit du travail du groupe de recherche auquel nous appartenons, Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution dirigé par Francis Goyet puis Christine Noille à l’Université Stendhal-Grenoble 3 (R.A.R.E., E.A. 3017), dont la typologie des actes de parole dans la tradition rhétorique, en particulier dans la tradition du commentaire rhétorique des textes classiques de l’Antiquité, est un des objets. Certaines traductions des textes latins utilisent celles données par Fr. Goyet dans des documents de travail de l’équipe.

4 Le retour de l’appellatif permet de marquer le respect lorsque cet appellatif implique une hiérarchie (voir ce que Vaugelas dit de l’appellatif Monseigneur dans ses Remarques), mais il a aussi un rôle démarcatif, également repéré par les théoriciens classique du comportement, celui de marquer les « périodes », les grandes séquences du discours : les parodies d’éloquence (Diaphoirus dans Le Malade imaginaire, Petit Jean dans Les Plaideurs) ne manquent pas de forcer ce trait.

5 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 7, traduction de P. Chiron, Paris, Flammarion, collection « GF », 2007, p. 305-308.

6 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 4, trad. citée, p. 280-287.

7 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 4, 1381 b 34, trad. citée, p. 285.

8 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 8, trad. citée, p. 309-313.

9 « Ce mot vient du Latin placeat, à cause qu’on les commence par, Plaise au Roy, à Monseigneur le President. », s. v. » Placet ».

10 Mémoires, t. III, p. 702-709.

11 S. v. « Placet », Lettre à Mme de Chantelou, 28 avril 1666.

12 Servii Grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii, éd. Georg Thilo et Hermann Hagen, Leipzig, B. G. Teubner, 1878-1902, en ligne sur le site Perseus de l’Université Tufts, États-Unis d’Amérique (www.perseus.tufts.edu), glose au vers 65.

13 Pour une bibliographie de l’œuvre de Gérard-Jean Vossius (Gerrit Janszoon Voss), voir C. S. Rademaker, The Life and Works of G. J. Vossius (1577-1649), Assen, van Gorcum, 1981.

14 Nous nous référons à la réédition espagnole de 1781 consultable en ligne sur Google books : Gerardi Joannis Vossii Rhetorices contractae, sive partitionum oratoriarum libri quinque. Matriti. Anno M. DCC. LXXI. Apud Antonium Sancham, in platea vulgo, de la Aduana vieja (au livre de Vossius sont ajoutés des textes de Francisco Cerda y Rico).

15 Rhetorices contractae…, « De petitiora », livre II, chap. 25, éd. citée, p. 203-207.

16 Rhetorices contractae, livre II, chap. 25, § I, éd. citée, p. 203.

17 Rhetorices contractae, livre II, chap. 25, § V-VII, éd. citée, p. 204-205

18 Gerardi Ioannis Vossi Commentariorum rhetoricorum sive oratoriarum institutionum libri sex, quarta hac editione auctories et emendatiores. Lugduni Batavorum, Ex Officina Ioannis Maire. 1643, consultable en ligne sur Google books.

19 Commentariorum rhetoricorum, livre III, chapitre V, « De petitiora », p. 402.

20 La lettre rappelle que les enfants de Philippe d’Orléans sont « fort aînés des autres » (82, 35-36). Cela est à prendre littéralement, mais peut aussi être compris comme une allusion à l’« aînesse de la branche d’Orléans » : voir t. III, note 7, p. 1522.

21 Mémoires, t. III, p. 23-26.

22 Mémoires, t. III, p. 756-782.

23 Rhetorices contractae…, livre II, chapitre XXVII, éd. citée, p. 212-217.

24 Ibid., p. 212.

25 Rhétorique à Hérennius, livre II, 26, ou Cicéron, De inventione, livre II, 105.

26 Rhetorices contractae…, livre II, chapitre XXVII, § III et commentaire, éd. citée, p. 213.

27 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 5, trad. citée, p. 288-293.

28 Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 6, trad. citée p. 296-304.

29 Rhetorices contractae…, livre II, chapitre XXIII, § I, éd. citée, p. 189.

30 Rhetorices contractae…, livre II, chapitre XXIII, § II, éd. citée, p. 193.

31 Mémoires, t. III, p. 797-822 ; on trouve les expressions citées p. 806 et p. 802.

32 Yves Coirault, L’Optique de Saint-Simon : essai sur les formes de son imagination et de sa sensibilité d’après les "Mémoires", Paris, A. Colin, 1965, p. 342-343.

33 Avant-propos de 1743, Mémoires, t. I, p. 43 et suiv.

34 Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Les éditions de Minuit, collection « Critique », 1988.

Pour citer ce document

Jean-Yves Vialleton, «Saint-Simon « pli sur pli » : à propos de la nature exacte de la lettre donnée par Philippe d’Orléans à Louis XIV en mai 1710 », La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives Jean-Yves Vialleton, mis à jour le : 31/01/2016, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/324-saint-simon-pli-sur-pli-a-propos-de-la-nature-exacte-de-la-lettre-donnee-par-philippe-d-orleans-a-louis-xiv-en-mai-1710.

Quelques mots à propos de :  Jean-Yves  Vialleton

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

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