La Réserve : Livraison du 15 février 2016
Bivouac et casuistique amoureuse : la parodie des débats dans quelques romans arthuriens en prose
Inédit. Une version de travail est parue dans : Homo Ludens, Homo Loquens. El juego y la palabra en la Edad Media, M.P. Suarez dir., 2014, p. 267-278.
Résumé
Les personnages des romans médiévaux sont régulièrement représentés dans leurs jeux et dans leurs divertissements en particulier langagiers. Nous observerons cette dimension ludique de la parole sur trois exemples de dialogues à plusieurs personnages, extraits du Tristan en prose, du Guiron le Courtois et du Perceforest, trois romans arthuriens du treizième et du quinzième siècles, qui se situent à peu près dans le même cadre contextuel, celui du bivouac des chevaliers errants. À chaque fois, ces rencontres fortuites sont l’occasion d’un débat de casuistique amoureuse qui coule cette discussion dans des formes conversationnelles déjà connues, celle de la disputatio universitaire, du jeu-parti poétique ou du débat du clerc et du chevalier, mais en présentant des différences caricaturales dans l’organisation discursive des répliques. La disposition des tours de parole dans les dialogues montre que les jeux argumentatifs de la casuistique amoureuse sont revisités selon les caractéristiques discursives des personnages dans un but comique et avec souvent pour conséquence de vider de tout contenu cette sémantique amoureuse et chevaleresque.
Abstract
Bivouac and romantic casuistry : parody of debates in some Arthurian romances in prose
Medieval novels’ characters are regularly represented during periods of games and entertainment, particularly of the linguistic kind. One can observe this playful aspect of language in three examples of dialogues from Tristan en prose, Guiron le Courtois and Perceforest, three Arthurian romances from the thirteenth and the fifteenth centuries. These examples all take place in approximately the same setting – that of the bivouac of wandering knights. In every case, the fortuitous encounter leads to a debate on romantic casuistry, applying already established conversational forms to the discussion : that of the academic disputatio, that of the poetic « jeu-parti » or that of the debate between cleric and knight. However, all these examples display caricatural differences in the discursive organisation of the lines. The disposition of acts of speech in the dialogues shows that the argumentative games of romantic casuistry are revisited according to the discursive characteristics of the characters with a comedic purpose and often with the consequence rendering void of meaning the semantics of love and chivalry.
Texte intégral
Introduction
-
1 Le Roman de Perceforest, Première partie, Livre 1, (éd. G. Roussineau), Gen...
-
2 Pour une réflexion sur le passe-temps comme motif et prétexte littéraire, J...
-
3 Sur les débats, voir P.-Y. Badel, « le Débat », dans Grundriss des romanisc...
1L’aristocratie médiévale, tels qu’elle se donne à voir dans les romans, a le goût des soirées passées à se divertir, comme sans doute les autres classes de la société. Ces moments de détente allègent un climat parfois rendu pesant par la quête continuelle de l’exploit chevaleresque : « Ilz emprindrent sy fort a rire que en les peust desvetir tous nudz1 ! » précise avec un sourire le Roman de Perceforest pour décrire l’état dans lequel se trouvent Alexandre le Grand, ses amis, leurs dames et demoiselles lors d’une petite veillée ordinaire, amicale et privée. Noble société rassemblée dans les salles des châteaux jonchées d’herbe fraîche et odorante ou chevaliers errants réunis au hasard d’une aventure autour d’une fontaine ou dans un riche pavillon, les personnages sont mis en scène dans leurs divertissements vespéraux2. De quoi parlent-ils ? D’armes et d’amour bien entendu, les deux termes étant liés fortement l’un à l’autre par les jeux de paronomase et leurs concepts mis en tension par l’idéologie courtoise. Mais la conversation quitte vite les cas particuliers de chacun pour questionner la nature des relations entre hommes et femmes, et les soirées plus ou moins amicales et plus ou moins érotiques, se coulent alors dans le moule discursif de débats plus sérieux3. Dans l’imitation joyeuse et détournée qui est faite de ces débats scolastiques ou littéraires, la thématique amoureuse et chevaleresque est souvent amenée à ses limites.
-
4 Le Roman de Tristan en prose, tome 4, (éd. J.-C. Faucon), Genève, Droz, 199...
-
5 Le Roman de Guiron le courtois, ms. Paris, Bibliothèque Nationale de France...
-
6 Le Roman de Perceforest, p. 375–78.
-
7 J.-C. Mühlethaler, « Renversement, déplacement et irradiation parodiques : ...
-
8 Pour l’étude des polylogues dans des conversations littéraires, voir C. Den...
-
9 Pour une analyse d’autres soirées où la casuistique joue un rôle important,...
2Nous observerons le rapport entre l’organisation des tours de parole et la thématique amoureuse et chevaleresque sur trois exemples de polylogues, dialogues à plusieurs personnages, extraits des romans en prose de Tristan4, de Guiron le Courtois5 et de Perceforest6, qui se situent à peu près dans le même cadre contextuel, celui du bivouac des chevaliers errants la nuit. Le choix de ces trois romans arthuriens tient d’une part à la large place qu’ils donnent à des conversations ludiques et, d’une manière plus générale, à la forte « irradiation parodique7 » qui les caractérise. Fondés sur l’intertextualité, ils jouent des effets comiques produits par l’hétérogénéité qu’elle entraîne. Les trois extraits étudiés modèlent les conversations vespérales dans des formes qui peuvent évoquer celles de la disputatio universitaire, du jeu-parti poétique ou du débat du clerc et du chevalier. La disposition des voix dans les polylogues montre toutefois que les jeux argumentatifs de la casuistique amoureuse sont revisités selon les caractéristiques discursives des personnages dans un but comique et avec souvent pour conséquence de vider de tout sens cette sémantique amoureuse et chevaleresque. La structure des polylogues est en effet révélatrice des relations à l’intérieur d’un groupe. À la différence des « di-logues » à deux locuteurs, les « poly-logues » n’imposent aucune structure d’enchaînement privilégié des répliques : là où nous avons pris l’habitude d’analyser des dilogues qui font simplement alterner les propos d’un locuteur A avec ceux d’un locuteur B, les polylogues laissent ouverte une multitude de schémas d’enchaînement différents, selon que les locuteurs prennent la parole sous l’entremise d’un animateur ou qu’ils s’introduisent spontanément dans la conversation ou selon que leurs interventions se complètent et construisent conjointement un énoncé ou se répondent. La forme qu’ils adoptent est donc tout à fait révélatrice : elle témoigne de la manière dont un narrateur va représenter les rapports de force au sein d’un groupe. Son étude permet de repérer des choix narratifs et des procédés de caractérisation des personnages au sein des groupes8. Tandis que les polylogues qui représentent des conversations plus formelles (les conseils féodaux par exemple) ont des formes typiques régulières et régulées, les veillées se distinguent par leur dimension ludique qui s’exprime dans une grande liberté de parole décourageant quelque peu la description. Toutes les soirées décrites dans ces romans seraient à analyser9, nous n’en sélectionnerons que trois qui jouent de cette intertextualité.
-
10 Sur cette distinction, voir C. Kerbrat-Orecchioni, Les Interactions verbal...
3Alors que, dans le Tristan, la conversation naît d’une longue plainte lyrique d’un chevalier, dans les autres cas ces veillées sont agréables et les personnages prennent simplement du bon temps ensemble. Le narrateur ne semble raconter ces scènes que pour fournir une pause narrative plaisante sans se soucier de les relier à d’autres événements du récit. Pour les personnages comme pour le lecteur, ces veillées ont pleinement une finalité interne, c’est-à-dire que ce l’on y parle pour parler, pour créer des liens entre locuteurs, par opposition aux conversations à finalité externe où les propos échangés visent à « agir dans le monde » et qui sont les plus courantes dans un récit10. Si nos conversations quotidiennes réelles relèvent très généralement de ce simple plaisir, il est moins fréquent qu’un roman prenne le temps d’intégrer des scènes qui n’induisent aucun changement dramatique. Cette gratuité est caractéristique des romans en prose après le Lancelot-Graal, dans lesquels la simple représentation de la sociabilité humaine est décrite dans des scènes où toute l’attention du narrateur est portée sur des phénomènes linguistiques et culturels, plutôt que sur les actions des chevaliers. Cependant, au niveau des sujets de conversation, ces scènes participent pleinement à la dimension idéologique du roman : à chaque fois, la conversation en vient à questionner, peser, soupeser, discuter le lien romanesque établi entre l’amour et la prouesse : les plus amoureux sont-ils vraiment les plus forts ? Oui, mais si la dame ne répondait pas à l’amour qu’on lui porte ? Si elle en choisissait un moins fort ? Si elle préférait quelqu’un qui n’est pas un chevalier ? Ces questions sont au cœur de la sémantique romanesque et on ne peut changer les réponses traditionnelles attendues sans remettre en cause le système idéologique qui la fonde.
Le Roman de Tristan en prose
-
11 E. Goffman, Façons de parler, Paris, Éditions de Minuit, 1987.
4Le premier extrait sur lequel nous nous attarderons est une variation sur un motif courant du Tristan en prose : une nuit, un chevalier se croyant seul près d’une fontaine entame une longue plainte lyrique, entendue par un autre chevalier qui entame la conversation avec lui. Dans cette scène, qui se déroule en trois temps, le roi Marc est confronté à Palamède et à Dynadan : tout d’abord, Marc, qui s’est perdu de nuit dans la forêt et qui se trouve séparé de ses écuyers, entend Palamède se plaindre. Il s’approche silencieusement à moins de deux lances de distance. Un moment après, arrive Dynadan, un chevalier qui représente au sein du roman la critique intégrée et comique du mode de vie chevaleresque et courtois. Lui aussi écoute longuement Palamède se lamenter sans signaler sa présence et sans apercevoir Marc, situation qu’Erving Goffman appelle celle des eavesdroppers11.
5La plainte de Palamède offre à l’auteur l’occasion d’écrire un long morceau lyrique où les souffrances amoureuses sont analysées avec précision. Mais le chevalier se rend soudain compte de la présence de Dynadan, il l’interpelle sans égards ( « vassal »), lui demande s’il l’a entendu et le somme de se nommer. Dynadan prend alors la parole et résume les propos entendus. Il transforme ce faisant la plainte en une prise de position ouverte à la discussion :
« Ta plainte et ton douloureusement ai escouté et entendu. Bien ai oï que tu te vas malement plaingnant d’Amours. Mout en vais recordant paroles estranges et merveilleuses, et te plains trop durement du mal guerredon c’Amours t’a rendu tout adés, et puis vois ichi recordant les travaus, les dolours et les paines que tu lonc tans en as sousfert. Tout ce ai je bien entendu, si t’en dirai le mien avis tout orendroit. » (p. 153)
6Il commence ensuite à exposer sa propre thèse dans ce débat : le vrai amour, selon lui, apporte joie et légèreté, et non peines et souffrances.
« Tele amour si est trop amere ; che n’est pas amours, ainchois est suie et amertume droite, assez pire que ne soit venin de serpent. De l’amour ki au cuer me tient sui je rians, gais, envoisiés. […] Onques pour amour ne plourai, ne trop grant joie n’en fis ; onques n’y pensai, se poi non ; n’onques n’en perdi mon sens, se trop petit non. Je n’aim mie d’amours pesant, ains aim d’une amour si legiere que je ne sent ne froit ne caut. » (p.154)
-
12 Voir par exemple J. Koopmans, « Pendant toute la période médiévale, ce dia...
-
13 Voir les travaux de P.-Y. Badel cités plus haut.
7La conversation prend alors la forme d’un de ces jeux dialectiques d’opposition dont était friand le Moyen Âge12, que ce soit sous la forme du faux débat poétique des jeux-partis que des vrais débats universitaires des disputationes, et dont on trouve de nombreuses traces littéraires, un narrateur racontant comment il a écouté en cachette un débat de casuistique amoureuse13. Dynadan énonce clairement sa position d’opponens et présente sa démonstration « par raison », digne d’un clerc aguerri, la question portant sur la définition à donner à l’amour :
« Or gardom entre toi et moi a chestui point se ce puet estre vérité. Je te mousterrai par raison selonc che qu’il m’est avis. Or deffent ta partie au mieus que tu porras. Tu sés bien que coses contraires, quant eles sont mises ensemble… » (p. 155)
-
14 Sur ce registre fondamental des jeux-partis, voir M. Gally, Parler d’amour...
8Au registre lyrique employé par Palamède, hérité du grand chant courtois, répond le registre de « la bonne vie » de Dynadan, centré sur la joie de vivre et d’aimer14. Cette démonstration rigoureuse et savante laisse Palamède pantois. Incapable de « [défendre] sa partie », il est obligé de se reconnaître vaincu et de changer de sujet. Les deux compagnons se reconnaissent et se racontent avec plaisir leurs dernières aventures. Palamède se rend compte cependant qu’un troisième homme est à côté d’eux. Il interroge le roi Marc sur sa présence en ces lieux et surtout sur la raison de son silence pendant le débat. Après la réponse embarrassée du roi, il lui demande de donner son avis sur leur débat.
9Ce faisant, vue la forme très académique qu’a prise le débat, il place le roi dans la position du magister appelé à trancher entre eux deux. Cependant, à la différence d’un magister, et malgré son statut royal, il est vrai non révélé ici, Marc n’a aucune autorité ni légitimité discursives et c’est Palamède qui dirige entièrement la conversation, prenant l’initiative des échanges et des thèmes de conversation. Son autorité naturelle provient de son statut de troisième meilleur chevalier dans la compétition interne à laquelle se livrent tous les chevaliers errants du royaume de Logres. Le roi Marc, de plus, est disqualifié tant sur le plan de l’amour que sur celui de la bravoure chevaleresque. Il doit alors habilement formuler une réponse, non pour trancher dans le débat mais pour chercher le compromis avec finesse en ménageant les susceptibilités de chacun. Il établit un distinguo entre le plan théorique où la position de Dynadan est la meilleure et le plan réel où celle de Palamède est la plus pertinente. S’il pouvait dominer son cœur, il s’en tiendrait à la position de Dynadan, mais comme il n’est pas maître de ses sentiments, il considère comme Palamède que l’amour est une force contraire.
Li rois March, ki forment redoutoit le courous de Palamidès, n’ose pas refuser a la demande k’il li fait […]. Et pour ce respont il tot maintenant et dist :
‘Or sachiés bien que se je pooie mon cuer affrener et mener a ma volenté, je tenroie bien la partie de Dynadant, car je vauroie bien par amours amer si legierement com il fait. […]. Mais chil li n’est sires de soi, s’il fait son damage et sa perte, il n’en puet mie tant blasmer ne soi ne autrui com il fait fortune et aventure, ki en toutes guises li sont contraires.’ (p. 159)
-
15 P.-Y. Badel, GRLMA, p. 109.
10Conciliant habilement les deux positions sans donner tort à personne, le roi Marc manque cependant son objectif. Comme le rappelle P.-Y. Badel, « la loi du débat n’est ni la dialectique, ni l’imitation du naturel de la conversation. C’est le procès. Il exclut la synthèse ou le compromis. […] Il appelle un verdict, soit la condamnation d’une des deux propositions qui s’affrontent15. » La faiblesse discursive du roi Marc a pour conséquence que cette mauvaise determinatio ne met pas fin au débat : ce compromis est commenté par Palamède qui se réjouit de ce que la réponse aille plutôt dans son sens et demande à Dynadan de confirmer sa défaite.
« Et nonpourquant, fait Palamidés, si dist encontre vous, car il dit tout apertement que cil qui n’aiment par amours en ont mains de pooir et mains de force et mains de valeur.
— En non Dieu, ce dist Dynadans, ce dist il bien voirement. Mais vous n’entendés mie par aventure pour les queus il le dist. Or sachiés tout chertainnement que… » (p.159)
11Contre toute attente, ce dernier semble avoir apprécié cette conclusion qui pourtant le contredit et, reprenant la parole dans un long discours de vingt lignes, retourne finalement complètement ce jugement, transformant sa défaite argumentative en éclatante victoire rhétorique. Palamède reconnaît alors pleinement, une deuxième fois, qu’il a eu le dessous dans cette joute verbale.
12Bien que la position du roi dans le déroulement du débat soit celle du magister, censé apporter la determinatio du débat, l’évaluation qui suit le place dans une position inférieure à ses deux évaluateurs. Palamède est celui qui tire les conclusions de la conversation et qui introduit un autre sujet, il a donc l’autorité d’animer la conversation. Dynadan a gagné la joute sur le plan argumentatif alors que le roi Marc dont le jugement est reconnu, finit complètement en dehors du circuit de la parole, réduit à une non-personne. Muet pendant le reste de la conversation, il attend patiemment que les deux chevaliers s’endorment pour partir discrètement. Ainsi le texte s’amuse avec la forme universitaire de la disputatio, fondée sur des raisonnements rationnels, mais il les détourne, les « déplace » pour y placer des personnages incongrus. Le texte se situe alors dans le cadre de ce que J.C. Mühlethaler appelle un « déplacement parodique ou contextuel » :
16 J.C. Mühlethaler, loc. cit., p. 8.
Le déplacement parodique ou, si l’on préfère, le déplacement contextuel, […] n’implique pas de rupture registrale et évite l’effet de dérision. Au contraire du renversement, qui discrédite le modèle en subvertissant le code, le déplacement taquine les principes de l’écriture […] sans aller jusqu’à la transgression. C’est un jeu tout en finesse où le procédé de l’enchâssement place les éléments parodiés sous un éclairage inattendu, de manière à interpeller le lecteur qui, prenant le recul nécessaire, est amené à s’intéresser – ne serait-ce qu’un instant – aux procédés de l’écriture plutôt qu’à l’histoire16.
13Le choc entre une construction universitaire et une thématique romanesque qui l’enchâsse dans un contexte fictionnel, vide cette construction de son fondement. La prudence discursive du prétendu magister remet en cause les fondements de l’idéologie chevaleresque dans le roman, en séparant des amours réelles d’amours idéales, faille qui ouvre la voie à l’argumentation corrosive de Dynadan. Si la réalité des personnages ne se conforme plus à l’idéologie courtoise, c’est le système du roman arthurien tout entier qui risque de basculer, comme dans le Roman de Guiron le Courtois où l’accumulation des récits de mésaventures identiques conduit à la négation de principes romanesques pourtant bien établis.
Le Roman de Guiron le Courtois
-
17 Cette étude se fonde sur les recherches de S. Albert : son article « Échos...
-
18 E. Baumgartner, « Des femmes et des chiens », in De l’Histoire de Troie au...
14Plus tardif que le Tristan en prose, le roman de Guiron le Courtois raconte les aventures des pères des héros du Tristan. Le roman développe ces conversations amicales et gratuites entre chevaliers, rassemblant divers héros au hasard des errances. Ici sont réunis Méliadus de Léonois, le roi Pharamond de Gaule et le Morholt d’Irlande. Cette fois, les chevaliers ne débattent pas mais se racontent des histoires. Reliés de manière assez lâche à la trame narrative, ces dialogues sont importants au niveau idéologique car ils permettent de montrer les soubassements misogynes et anti-courtois sur lesquels est construit le roman17. La scène commence un après-midi, après que le Morholt d’Irlande a délivré une dame emmenée par une troupe de chevaliers. Il combat de manière particulièrement valeureuse et s’attend à la prendre ensuite sous son conduit, c’est-à-dire, dans ce roman, à en avoir la possession. Mais celle-ci choisit d’abandonner son libérateur au profit de son mari, un chevalier de Cornouailles tellement couard qu’il a regardé le Morholt se battre seul contre vingt chevaliers sans jamais lui venir en aide. Ce motif du jeu-parti, c’est-à-dire du choix qu’une dame ou une demoiselle doit faire entre deux chevaliers et qu’elle fait toujours de manière la plus contraire aux règles courtoises, est une séquence typique des romans arthuriens, où ce choix, toujours malheureux est suivi de la contre expérience avec des chiens, plus fidèles que leur maîtresse18. Dans ce roman, cette mésaventure devient systématique. Elle est répétée deux fois de suite dans deux récits rétrospectifs. En effet, pour réconforter le Morholt, moqué par Méliadus de Léonois, le roi Pharamond raconte, dans un récit enchâssé, ses propres déboires, relativement identiques.
« Sire rois de Gaulles, qu’en dites vous de ceste aventure ?
— Que g’en di ? fait li rois Faramont. Et qu’en doie ge autre chose dire, fors solement ce que g’en ai veu ? La dame fist ce qu’ele deut faire, car feme est tout ades de prandre acoustumee la piour partie et la plus malvaise ; et de ceste fait ne [209c] doit pas estre vergondex ne hontex li Morholt d’Yrllande, s’il est si sage chevalier comme l’en reconte. Se Dex me doinst bone aventure que encore n’a .I. mois compli que une autretele aventure comme est ceste proprement en avint a moi meesmes, dont ge ne fui mie mains esbahis que est orendroit li Morholt d’Yrllande. » (§80, ms.350, f°209b-c)
15Après le récit de Pharamond, les chevaliers repartent et terminent leur journée chez un vavasseur hospitalier ; ils reprennent leur conversation à table. Comme le Morholt d’Irlande, toujours vexé de sa mésaventure, reste maussade et silencieux, Méliadus se moque à nouveau de lui. Pour se venger, son compagnon menace de raconter la « honte » qu’a subie Méliadus lui-même, mis dans la même situation par une jeune femme quelque temps plus tôt. Comme Pharamond réclame ce récit qui promet d’être piquant, Méliadus se décide à raconter ce qui lui est arrivé. La troisième aventure est bien évidemment « auques semblabe » à celle du Morholt. Selon l’analyse de Sophie Albert, cette formule désamorce tout suspense au dernier épisode, dont le schéma répète celui du récit-cadre. Plus que par les armes, les trois chevaliers en viennent, explique-t-elle, à rivaliser par leurs humiliations. En effet, la juxtaposition des récits invite à la comparaison, voire à la compétition et une hiérarchie des échecs est explicitement réclamée par le Morholt qui appelle un jury à distinguer la « plus grant vergoigne ». Non sans un plaisir ironique, Pharamond endosse ce rôle de jury, à la demande du Morholt et considère que c’est Méliadus le plus humilié :
« Et quant vous avés oï cestui conte, or poés jugement douner, s’il vous plaist : qui fu celui de nous deus qui rechut plus grant vergoingne, ou ge de la damoisele qui hui me laissa pour le chevalier de Cornouaille, ou cist sires, de la damoisele qu’il tint avec lui si longement ne n’ot de lui ne soulas ne joie ne riens fors qu’il en fu gabés ensint com il vous a conté ?
— Sire Morholt, fait li rois Faramont, or sachiés tout certainnement que l’une vergoingne et l’autre fu assés grant, mais l’une fu assés greignour que l’autre. » (§82, ms.350, f°217d)
-
19 M. Gally a montré que la poétique des jeux-partis d’Arras reposait largeme...
16Le Morholt révèle qu’il est lui-même le chevalier qui a emporté la demoiselle à son profit, ce qui rétablit l’équilibre entre lui et Méliadus. La répétition des récits et leur mise en compétition nous autorise à comparer ce dialogue à un jeu-parti, compris cette fois au sens de compétition rhétorique, quoique non poétique19. Cependant, le prix n’est pas remis au conteur de la meilleure histoire, mais à celui de la pire et, surtout, le prix n’est pas remis par un prince extérieur à la compétition mais par l’un des chevaliers participant, jouant exceptionnellement le rôle du jury.
17Un autre chevalier, Helyan, prend ensuite spontanément la parole pour raconter la fin de l’aventure arrivée cette après-midi et dévoiler ce que sont devenus les autres protagonistes de l’histoire, le chevalier de Cornouailles et sa dame. Il s’agit d’une scène dont Helyan a été seulement témoin mais qui sert d’épilogue et montre les conséquences du comportement des couards. L’hôte, qui jusque-là n’a pas beaucoup eu à intervenir, s’étonne d’entendre les chevaliers dévoiler ainsi leurs échecs, à quoi Méliadus répond qu’ils en tirent un grand plaisir :
« Segnors chevaliers, il m’est avis que cascuns de vous se travaille de raconter sa honte et sa vergoingne. Pour coi ne contés vous ausint les hounors qui vous sont avenues de vos grans fais ?
— Biaux hostes, fait li rois Melÿadus, nous nous delitons plus aucune fois en conter nos folies que ramentevoir no sens, car cascuns de nous a grant joie quant il puet gaber son compaingnon. Pour ce contons nous trop volentiers nos folies quant nous sommes venus ensamble. » (§82, ms.350, f°219b)
18Loin de remettre en cause la bonne humeur de la soirée, cette suite de récits humiliants renforce la relation entre les personnages :
20 A. Ziev, Le Sens de l’humour, Paris, Dunod, 1987, p. 44, cité dans B. Prie...
La bonne humeur d’un groupe tient souvent à l’aptitude des uns à badiner, des autres à se laisser « mettre en boite ». L’antagonisme n’est que de surface. Il y a bonne grâce réciproque et les conflits se résolvent aisément. L’unité d’un groupe tient à la sympathie mutuelle de ses membres, mais aussi à l’attachement de chacune des personnes à la communauté20.
-
21 S. Albert rappelle que dans Guiron le Courtois, les exploits ne sont jamai...
19Cet aspect ludique se prolonge dans la dernière anecdote racontée : l’hôte entreprend, avec la permission de Pharamond, de raconter à son tour une histoire qui évoquera cette fois des prouesses du roi de Gaule. Il évoque les échanges successifs de demoiselles au hasard des joutes et des trocs auxquels se livrent le roi Pharamond et divers compagnons. Ces aventures tournent à la gloire du roi et montrent sa force chevaleresque, jusqu’à ce que Pharamond avoue qu’il a finalement été vaincu et a perdu toutes les demoiselles qu’il avait acquises21.
-
22 B. Milland-Bove, La Demoiselle arthurienne : Écriture du personnage et art...
20Les jeunes filles en conduit, élément fondamental de l’imaginaire arthurien22, sont ici limitées au rôle de marchandise d’échange ou de trophée de chasse et la relation courtoise qui unit le chevalier à la dame est réduite à un aspect quantitatif ou ouvertement sexuel —la consommation de la demoiselle étant clairement recommandée, ce qui fait de Méliadus qui n’en a cherché « ne soulas ne joie ne riens » le plus ridicule des chevaliers. Caricaturant la dimension courtoise du roman, c’est-à-dire le lien fondamental entre amour et prouesse, cette scène remet en cause l’idéologie sur laquelle il repose. L’accumulation des jeunes filles ou leur perte au profit d’un moins fort montre la vanité de l’aventure chevaleresque qui tourne en rond sans s’ouvrir vers une progression morale ou sociale des héros et du royaume. Les remarques de Friedrich Wolfzettel au sujet des romans du treizième siècle consacrés à Gauvain pourraient aussi s’appliquer ici :
23 F. Wolfzettel, « Arthurian Adventure or Quitoxic Struggle for Life », in K...
Now adventures become part of the general fatality of the world. The loss of theological meaning leads to a series of stereotyped events that denote a sort of hidden repetition- compulsion in the psychoanalytic sense23.
-
24 Le principe de ce jeu-parti entre pleinement dans le cadre de ce qu’A. Com...
21Au niveau de l’organisation du polylogue, la situation est d’une grande richesse qui ne rassemble pas moins de cinq locuteurs. Le vavasseur ne joue pas de rôle discursif particulier bien qu’il offre l’hospitalité : personnage secondaire, nouveau dans la trame narrative, il sert surtout de prétexte à la prise de parole. Sa naïveté permet d’autre part le retournement final du dernier récit qui, loin de montrer les glorieux faits d’arme de Pharamond, débouche lui aussi sur une défaite humiliante. À la différence des autres personnages, il semble ignorer que ce roman déconstruit les mythes plus qu’il n’y participe. Méliadus domine quelque peu la conversation, c’est lui qui a l’initiative de la plupart des commentaires et qui distribue la parole. Toutefois, malgré le statut royal de Méliadus et de Pharamond, l’excellence des chevaliers entraîne une certaine parité : tous disposent à peu près du même nombre de répliques et sont à chaque fois à peu près dans des relations d’égalité hiérarchique. Nous pouvons donc constater qu’une relative symétrie se fait jour qui encadre chaque récit par l’initiative et les commentaires d’un interlocuteur différent. Ainsi Méliadus est-il l’initiateur du premier récit de Pharamond ; le Morholt, celui du récit de Méliadus et Pharamond, celui du récit de l’hôte. De même, une fois les récits terminés, Méliadus est le commentateur des propos de Pharamond ; Pharamond est le commentateur de ceux de Méliadus, le Morholt de ceux d’Hélyan. Les personnages sont donc tour à tour les initiateurs et les commentateurs des récits de leurs compagnons sans qu’aucun ne domine réellement la conversation. Cette parité renforce ainsi la mise en concurrence des récits qui racontent chacun une perversion des relations entre demoiselles et chevaliers. Le roman présente de ce fait une sorte de panorama complet de ces relations, vues à chaque fois sous un angle négatif. À ce paradigme des situations possibles24 correspond le paradigme des locuteurs censés représenter chacun une facette du récit. La parité entre les locuteurs et l’équilibre symétrique dans la répartition des voix montre la mise en parallèle des expériences qui fonctionnent dans le récit de manière cumulative et prétendument exhaustive. Toutes les demoiselles sont des garces et les exploits que les chevaliers accomplissent pour elles se trouvent vidés de leur sens. Les remarques de J.C. Mühlethaler sur le Conte du Papegau peuvent s’appliquer aussi à notre roman :
25 J.-C. Mühlethaler, loc. cit., p. 11.
Tel est l’effet principal du déplacement parodique dans Le Conte du Papegau, effet qui le distingue du remploi ou de la récriture, même s’il partage avec ceux-ci l’absence de rupture registrale, l’absence donc d’une dévaluation du modèle arthurien. Le lecteur est confronté à une pratique de l’écart ludique qui le conduit à s’interroger sur le sens des aventures dans un récit qui érige la gratuité et la discontinuité en principes d’écriture25.
22Ainsi la veillée ludique au coin du feu devient ici un pur jeu littéraire de déconstruction de la littérature. Du jeu-parti des demoiselles choisissant le chevalier qu’elles préfèrent, on passe au jeu-parti littéraire où celui qui dit « le mieux », ou plutôt « le pire » emporte le prix. Que le sujet en soit non plus une définition du meilleur amant possible, mais l’humiliation du chevalier, montre assez bien la remise en cause du jeu arthurien, comme l’analyse S. Albert.
26 S. Albert, « Prismes et diffractions de la fiction romanesque » article no...
L’expression « partir un gieu » revient plusieurs fois dans l’histoire du Morholt, dans le sens de « donner à choisir », et c’est la femme qui prononce le verdict ; commentant leurs mésaventures, les chevaliers s’emploient eux aussi à les évaluer, en une forme dégradée du jeu-parti poétique. Dans les deux cas, le juge, qu’il soit femme ou chevalier, désigne le pire de tous, le moins digne ou le plus honteux, pour l’élire ou le condamner. Image bien pessimiste de la vocation d’une cour de justice, en un monde où le seul plaisir – littéraire ? – des chevaliers consiste à s’amuser des déboires de leurs comparses... Si les personnages du « roman de Guiron » ne sont pas encore, comme plus tard les héros de Cervantes ou de Charles Sorel, des lecteurs de roman, ils sont du moins les auditeurs et les critiques d’aventures dont le but n’est plus d’édifier, mais seulement de plaire. Dans ce jeu métafictionnel, la déconstruction du romanesque, tout implicite qu’elle soit, n’en demeure pas moins manifeste26.
23Le jeu de société qui caractérise le débat poétique, qualifié par M. Gally de « tournoi de mots », ne se contente pas, comme dans l’exemple du Tristan précédemment analysé, d’opposer des arguments : en mettant en compétition des échecs chevaleresques, il ne remplace pas simplement la joute chevaleresque par la joute rhétorique, il met à jour la vanité d’une idéologie littéraire figée dans une tradition épuisée.
24Cette remise en cause n’est cependant que partielle à l’échelle du roman, comme dans le Roman de Perceforest où une parenthèse carnavalesque menace momentanément la hiérarchie sociale romanesque.
Le Roman de Perceforest
-
27 Pour une présentation de cette scène, voir J. Lods, Le Roman de Percefores...
-
28 Presque… elle est présente mais n’a pas le temps de donner son avis.
25Nous étudierons pour finir le joyeux bivouac que l’on trouve dans le Perceforest, rassemblant le roi Alexandre et trois compagnons : un chevalier, Floridas, un nain, Puignet, et une jolie demoiselle, Laurine, qu’ils ont sauvée de tortures infligées par des chevaliers ennemis. Les personnages sont au cœur de la maléfique forêt de Darnant et la scène sert de contre-point comique aux aventures guerrières27. Pour une fois, une femme participe28 à un débat qui la concerne directement. Le Perceforest renouvelle en effet largement la place faite aux femmes dans le roman arthurien. Loin d’être uniquement l’objet d’une quête amoureuse, elles en sont souvent les institagatrices. Il fait froid, les jours sont courts et les personnages commencent à se réchauffer avant de plaisanter. Le repas est simple, mais noble ; cerf cuit à souhait et cervoise à volonté. C’est d’ailleurs en raison de la cervoise qui l’a enivré que le nain devient particulièrement loquace. Cet amusement royal qui consiste en un renversement des valeurs ne peut se faire que dans l’intimité d’une veillée entre amis, espace de liberté dans une cour royale somptueuse qui impose à tous un lourd protocole, comme le rappelle Anne Delamaire :
29 A. Delamaire, « Le roi s’amuse : célébrations officielles et divertissemen...
L’isolement est une condition nécessaire pour que le souverain (et conquérant tout puissant dans le cas d’Alexandre) puisse goûter les distractions de tout un chacun sans répercussion sur la vie politique du royaume et sans atteinte à sa dignité. La coupure opérée est également symbolique et correspond à la volonté de nier la réalité durant une période plus ou moins longue29.
26La conversation est animée par Alexandre auquel l’autorité hiérarchique confère aussi une autorité discursive. Alors que les deux autres dialogues que l’on a vus reposaient sur la parité des locuteurs, ici les rôles sont clairement séparés : cet animateur privilégie un interlocuteur particulier, Puignet, et la conversation générale est dominée par leur couple conversationnel, chacun ayant six des dix-huit répliques qui forment ce dialogue, les autres voix se répartissant autour d’eux pour trois répliques chacune. Tout se passe comme si Alexandre s’amusait à offrir à ses amis le spectacle de cette conversation, qu’il met en scène pour leur plus grand amusement.
27La conversation commence comme un dilogue à deux locuteurs et ne prend sa forme polylogique que par l’intermédiaire du roi qui la mène presque complètement dans la direction qu’il désire. Il demande au nain de chanter pour les divertir, mais celui-ci refuse de le faire à moins que la demoiselle n’accepte de l’épouser. Amusé, le roi le pousse à parler et Puignet finit par accaparer toute l’attention en se lançant dans quelques tirades joyeusement provocatrices.
Quant le roy se perceut qu’il estout eschauffé de la cervoise, il le nomma par son nom et dist : […]
« Certes, dist le roy, moult me plaist, mais je vous vouldroie prier que vous voulsissiez chanter tandiz que nous sommes cy sy aises.
— Par l’ame de mon pere, sire, dist le nayn, se vous me vouliez aidier, et Floridas mon maistre qui cy est, a prier a ceste demoiselle qu’elle me voulsist prendre a mary, je chanteroie plus que vous ne vouldriez, car je l’ay sy enamouree, puis que nous nous assismes cy, qu’il n’est chose que je ne feroie pour l’amour d’elle. » […]
Quant le roy et Floridas et la demoiselle entendirent le nayn, ilz commencerent trop fort a rire. « Par l’ame de mon pere, dist le roy au nayn, tu as droit se tu n’as fiance en Floridas, car sy tost que tu commenças a parler de mariage, il ne fist fors que regarder la damoiselle.
— Sire, dist le nayn, je ay premier parlé, sy en doy avoir l’avantaige. Ce n’est pas raison que Floridas mon maistre siee lez elle qu’il ne le fourconseille. » (p. 375-376)
-
30 Voir S. Huot, Postcolonial Fictions in the Roman de Perceforest : cultural...
28Alexandre se plaît alors à mettre Floridas, jusque là silencieux, en compétition amoureuse avec le nain et se pose en arbitre entre les deux concurrents. Le chevalier, le premier, donne à la demoiselle le choix entre le maître et le serviteur : « Damoiselle, laissiez mon serviteur et me prenez a mary : mieulx se fait tenir au riche que povre. » Cette opposition caricature de manière comique l’apport civilisateur de la colonisation grecque30 : en interdisant le viol et les mauvaises traditions du lignage de Darnant, Perceforest donnera aux femmes le choix de leur époux. Cette liberté est ici présentée dans son extrême limite.
29Le nain choisit d’argumenter pour le pauvre. Il en vient à réfuter la notion même de prouesse chevaleresque qui fonde l’opposition sociale :
« Laurine, dist le nayn, se vous me vouliez croire, vous me prendriez devant mon maistre, combien qu’il soit riche et chevalier, car ce me semblent les plus sotes gens qui soient au siecle, […]. Je voy que mon maistre est aucune fois tant batu et defroissié et navré qu’il n’a membre dont il se puist aidier, et toutevoies ne se voeult il refraindre qu’il ne trace tousjours ou il puist trouver a qui combatre. Sy loeroie je mieulx que vous me prinssiez que luy pour vostre paix et pour vostre aise. Or vous prie, sire juge, que vous sachiez a la damoiselle sa voulenté, car je porroie mauvaisement plus actendre.
— Nayn, dist le roy, puis que vous estes sy desirant de avoir la damoiselle, il est mester que je sache la fin de la besongne. » (p. 378)
-
31 Quoiqu’elle préfigure ce qui arrivera dans le livre 4, quand la guerre lai...
-
32 C. Oulmont, Les Débats du Clerc et du Chevalier dans la littérature poétiq...
-
33 “Tout cil dou mont le sevent bien | Ke chevalier ne sevent rien | Ne de de...
30La quête continuelle d’exploits n’est plus vue comme l’accomplissement par excellence de la force amoureuse, mais comme un frein à la paix et à la joie auxquelles aspire toute femme. S’il est le ferment de la prouesse chevaleresque, il peut aussi en être le destructeur. Une telle affirmation provocatrice va fondamentalement à l’encontre des valeurs du roman et n’est en rien corroborée par les situations31 ou par les autres personnages qui suivent tous très sérieusement leurs aventures : ainsi placée dans la bouche d’un personnage décalé et incongru, elle n’a aucune valeur idéologique. Cependant, il est piquant de voir que le débat du nain et du chevalier, parodiant les anciens débats du clerc et du chevalier32, trouve une place de choix dans une conversation vespérale au coin du feu. La forme, certes, diffère de ces débats en langue latine ou vernaculaire du douzième et treizième siècles dans lesquels deux jeunes femmes comparent les mérites de leurs amants respectifs. De même, les arguments se sont légèrement infléchis : là où les arguments en faveur du clerc relevaient la compétence de ce dernier en amour33, ou sa discrétion et sa richesse en regard à la pauvreté du chevalier, le nain insiste sur la sérénité et la paix qu’il apporte face à la vie violente qui incombe au chevalier, désormais dans le clan des riches. Cet argument se trouvait déjà dans deux poèmes anglo-normands, Melior et Idoine ou Blancheflor et Florence qui promettaient à la jeune femme choisissant le chevalier, une vie de garde-malade auprès d’un grand blessé :
34 C. Oulmont, ibidem, p. 175.
Kar, quand il vendra d’un tornois,
bien batu e a fieble arroie
Ot los oez ensanglaunteez
E ses jambes e ses braz
Nafrez, fiebles, feintz e laas
E tot le corps deberdillez,
Si sa dolour voez asswager,
Chaude fiens doit aparailler,
Que ton ami soit cocheez. (217–225)34
-
35 C. Oulmont, ibidem, p. 40.
-
36 Rappelons par exemple aussi Ille et Galeron, où la grave blessure d’Ille q...
-
37 Dans le roman, non seulement l’amour est à la base de la prouesse chevaler...
31Cependant cet argument est disqualifié à l’échelle du débat : en effet, ces deux poèmes sont ceux qui sont le plus en faveur du chevalier. Dans Florence, c’est lui qui gagne le débat et dans Mélior et Idoine, si le clerc est reconnu comme le meilleur amant, ses amours sont cependant condamnées par la morale religieuse35. La violence qui entoure le chevalier et qui l’atteint dans sa chair même n’est donc pas un argument pertinent dans ces débats36 et, l’on s’en doute, ne devrait pas l’être dans le Perceforest non plus : le jugement qui viendrait clore ce débat, qu’il soit rendu par Alexandre ou par Laurine elle-même n’est pas douteux, quoiqu’on ne voit jamais, même par la suite, la demoiselle accorder son amour à ce chevalier. Et le nain ne propose aucun autre argument. D’ailleurs, il n’est pas clerc non plus. La dimension purement matérielle du débat est frappante : nulle valeur n’oppose les deux hommes, nulle qualité morale ou spirituelle, seule la richesse de Floridas est opposée à sa frénésie guerrière. Ce réalisme terre-à-terre tranche avec les débats des douzième et treizième siècles comme avec l’idéologie du reste du roman37.
-
38 Édition de W. Roach ; traduction et présentation C.-A. Van Coolput-Storms,...
32Le nain redonne enfin la parole à Alexandre en tant que juge pour qu’il tranche en faveur de l’un ou l’autre, mais il s’endort avant d’entendre la réponse, ce qui clôt le débat fermement maintenu dans les limites de l’ivresse et du sommeil. Comme le Roi Pêcheur constatant l’endormissement de Gauvain dans la première Continuation de Perceval38 et ne révélant pas la signification de la brisure de l’épée, Alexandre constate qu’il est inutile de continuer à parler et nous prive ainsi de la résolution de ce jugement. Le nain, lourd du poids des nourritures terrestres, a-t-il été condamné au sommeil pour son péché contre les valeurs chevaleresques ? Ce brusque endormissement est justifié par le contexte narratif, il semble cependant une esquive révélatrice d’une aporie intellectuelle. Si le protagoniste essentiel s’endort avant qu’Alexandre ou Laurine ne puissent choisir, la question n’en a pas moins été posée sans être véritablement résolue.
33Face au nain provocateur, les autres convives forment un bloc. La disposition finale des répliques est parfaitement égalitaire : les trois personnages nobles commentent l’un après l’autre la situation, montrant un groupe idéologiquement cohérent.
Ainsi que le roy parloit au nayn, qui ja s’estoit endormy, la damoiselle dist au roy : « Sire, nous pouons bien cesser de parler de mariage huy mais, car nostre mary est endormy !
— Damoiselle, dist le roy, vous dictes vray, jusques a ung an cy avant, car il ne luy en souviendra demain.
— Damoiselle, dist Floridas, je vous respiteray aussi, car je ne vœul pas que mon serviteur dye au matin que je l’aye deceu, mais reposons nous ung petit, car je croy que chacun a bien besoing de dormir. »
Ainsi que Floridas le dist, ilz le firent, car ilz dormirent la endroit tout a paix jusques a l’endemain a soleil levant. (p. 378)
34Ces commentaires, que l’on pourrait qualifier de paritaires, renforcent l’aspect spectaculaire de cette conversation. C’est un débat pour rire, entre amis qui s’offrent un moment de détente aux dépens de ce nain, essentiellement différent, issu de l’Autre Monde et de la forêt magique de Darnant, marginal au milieu du personnel romanesque. Mise en scène animée par Alexandre pour ses compagnons d’aventure, la forme même de ce débat crée une distance et relativise les propos scandaleux ici tenus. Cette distance est constitutive du comique de la scène :
L’appréciation de l’humour passe donc par deux actes au moins, : la violation du “principe de réalité” (Clark et Clark, 1977) — qui correspond à la vraisemblance du contexte, du contenu du message lui-même, à laquelle on se réfère pour interpréter convenablement un énoncé — et l’acceptation d’une “logique interne” […]. Ainsi l’humour participe à la création d’un autre monde, un monde où les valeurs de réference ne sont plus les mêmes, un monde avec son propre mode de fonctionnement. [Cependant] si la mise à distance de la réalité est une condition nécessaire de l’humour, ce n’est pas pour la nier mais pour jouer avec elle. La réalité est donc présente dans l’humour, même si elle doit être malmenée. En cela, elle reste le point de référence sans lequel rien ne pourrait être considéré comme anormal, absurde… et bien sûr humoristique. (Béatrice Priego Valverde, ibid., p. 25)
-
39 S. Huot, op.cit., p. 105.
-
40 M. Szkilnik, « La casuistique amoureuse dans le livre v du Perceforest » i...
-
41 Sur le contexte bourguignon de cette œuvre et la « repolitilisation » du m...
35Créant le temps d’une soirée un monde imaginaire où les écuyers et les nains peuvent courtiser les belles dames avec autant de chances que les grands seigneurs, le roman laisse flotter cependant un doute sur les enjeux du choix amoureux, toujours à la fois essentiel à la culture chevaleresque quoiqu’en conflit contre elle39. Bien d’autres questions de casuistique amoureuse sont débattues dans le roman, les armes à la main, de manière beaucoup plus sérieuse. Michelle Szkilnik a montré par exemple que le livre v du roman pouvait être compris comme une incarnation par personnages d’une « série de cas théoriques » hérités de la tradition littéraire40. Repensant les questions casuistiques traditionnelles de la littérature arthurienne, dans un cadre social et moral nouveau41, le roman invente des situations narratives plus ou moins distancées pour exalter la grandeur un peu surannée de la chevalerie.
Conclusion
36Au plan idéologique, ces trois scènes évoquent le sujet central des romans médiévaux, les armes et l’amour, sous des modalités différentes. Leur lien est discuté, nuancé mais réaffirmé dans le Tristan en prose, alors qu’il est complètement vidé de son sens dans le roman de Guiron, et rappelé comme prétexte carnavalesque dans le Perceforest.
37Au plan littéraire et au plan conversationnel, ces scènes, rassemblées par le jugement demandé à chaque fois, jouent un dialogue intertextuel avec des formes conversationnelles institutionalisées qui sont parodiées ou évoquées : la dispute universitaire, le jeu-parti poétique et les débats du clerc et du chevalier. Ces débats théâtralisés brouillent la frontière entre le ludique et le sérieux. Dans le premier cas, le jugement est confié à un observateur silencieux qui n’a aucune compétence pour le formuler et qui s’en tient par conséquent à une généralité prudente, sans avoir le moindre rôle structurant dans l’enchaînement des répliques. Dans le deuxième cas, il est formulé essentiellement par Pharamond, mais chaque chevalier semble avoir la légitimité pour commenter les aventures ainsi comparées. Dans le troisième, c’est l’animateur de la conversation, celui qui a l’autorité pour distribuer les prises de parole, qui est invité à trancher.
38La structure du polylogue contribue ainsi à la dimension idéologique ou ludique de la scène. La vanité des relations chevaleresques courtoises dans le roman de Guiron est renforcée par l’équilibre des prises de parole qui nivellent toutes les aventures dans un relativisme pessimiste. L’opposition stérile des thèses sur la relation entre l’amour et la prouesse dans le Tristan en prose est symbolisée par le choix du personnage placé comme juge et qui se révèle être le moins compétent en la matière. Et enfin le ridicule de l’opposition idéologique entre le clerc et le chevalier est renforcée par la mise en scène spectaculaire qui en désamorce la portée idéologique dans le Perceforest. Ne cherchons pas, toutefois, une évolution entre ces trois romans, qui posent la relation entre les armes et l’amour dans une problématique qui est propre à chacun. Le Tristan est ouvert sur une ambiguïté fondamentale en ce que Dynadan, qui apporte la contradiction à l’intérieur du système de valeurs du roman, n’est jamais désavoué par le narrateur, ni même par les autres personnages. Tous l’écoutent rejeter l’amour ou la chevalerie parfois avec stupeur, parfois en riant, mais sans que jamais un porte-parole autorisé, ni Tristan, ni Lancelot, n’affirment un contre-modèle valable ou que le narrateur ne tranche. Aucune voix sérieuse ne le contredit pour représenter les valeurs arthuriennes, signe sans doute qu’il les remet en cause moins profondément que les Bréhu sans pitié, les Gauvain, ou le roi Marc, qui les mènent à leurs conséquences ultimes, le meurtre et la haine. Si, comme le pense E. Baumgartner, cette version V.II. est le fruit d’un remaniement, on peut estimer que les ajouts successifs ont sans doute renforcé une ambiguïté déjà présente dans le roman original par l’augmentation des joutes dialogales au détriment de l’action pure :
42 E. Baumgarntner, Le Tristan en prose : Essai d’interprétation d’un roman m...
Création entièrement originale, en marge des sentiers battus de la tradition littéraire, le personnage de Dynadan se prêtait plus que nul autre peut-être, à toutes les transformations, à toutes les déformations. Les remanieurs successifs du Tristan en prose ont donc eu beau jeu d’accentuer, jusqu’à la caricature parfois, tel ou tel aspect de sa conduite ou de son caractère42.
39Néanmoins, sa présence apporte du piquant, le narrateur prend un plaisir évident à le laisser parler, à l’opposer aux autres dans des joutes verbales brillantes et presque aussi répétitives que les joutes chevaleresques. Et le succès de l’œuvre confirme le plaisir qu’y ont pris les lecteurs-auditeurs.
40Le Roman de Guiron accentue cette remise en cause par la démultiplication des aventures et des récits seconds. La juxtaposition des récits les banalise et leur fait perdre toute valeur intrinsèque :
43 B. Whalen, L’Écriture à rebours : le Roman de Meliadus du xiiie au xviiie ...
Quand on ne se bat ni pour Dieu, ni par amour, ni même pour un butin, mais toujours pour l’honneur, quand l’objectif se limite à prendre la mesure de son semblable, […] dans des combats stériles qui n’ont d’autres justifications qu’eux-mêmes et dont la véritable et seule motivation est l’exaltation d’un héroïsme individuel, plus aucun parti pris moral ne vient infléchir, ralentir ou bloquer la roue de Fortune43.
41Détachées des valeurs religieuses ou morales, les joutes ne servent plus qu’à « alimenter les conversations et les rancunes » selon le mot de Barbara Wahlen. Cependant elles ne mettent pas fin au classement et à la compétition continuellement répétés des meilleurs chevaliers, compétition renforcée encore par le statut de l’ouvrage censé inventer des pères aux héros tristaniens, lui-même en compétition littéraire, et doté par conséquent d’un personnal romanesque abondant et qualifié a priori. Balançant donc constamment entre un nécessaire héroïsme traditionnel – car les fils valeureux ne peuvent être issus que de pères héroïques –, et une distanciation logique –une trop grande quantité de héros nuit –, le Roman de Guiron hésite entre déplacement parodique et adhésion idéalisée :
44 B. Whalen, Ibidem. p. 248.
L’exaltation chevaleresque cohabite ainsi avec la dévaluation critique ou ludique, parfois dans un même récit métadiégétique. La portée de la démythification de l’idéal […] est et reste donc équivoque. Comme les romans de Gauvain du treizième siècle, [notre roman] se caractérise autant, dans les récits seconds, par la reprise souvent ludique de motifs et de situations, hérités de la tradition, que par des héros dont l’action fait l’objet – et ce de manière contrastée –, tantôt d’une idéalisation, tantôt d’une dévaluation44.
-
45 Voir H. Bellon-Méguelle, « L’exploration sous-marine d’Alexandre : un miro...
-
46 Voir l’étude de C. Le Cornec-Rochelois, « Des poissons mythiques à l’ichtu...
42En revanche, le Perceforest ne présente pas une telle intégration de la contradiction à son système de valeurs. Il exalte une chevalerie pionnière qui conquiert un monde vicié par des siècles d’abandon. Les difficultés de cette colonisation ne sont pas niées et plusieurs recommencements seront nécessaires pour redonner courage aux héros face aux difficultés qui les assaillent de toutes parts. Et si tous leurs royaumes disparaitront dans le sixième livre, l’espoir d’un monde neuf habite quand même le roman. Stimulés par l’amour, les chevaliers mettent leur énergie et leur bravoure au service de la civilisation. Souvent qualifié de « miroir de chevalerie », le roman est écrit pour un public aristocratique, à la cour de Bourgogne. Plusieurs épisodes contribuent à l’exaltation de la chevalerie, dans un monde pré-renaissant où elle est d’abord un souvenir nostalgique : l’invention des tournois par Alexandre45 pour sortir d’une dangereuse oisiveté les chevaliers anglais, l’épisode des chevaliers-poissons46 qui initient Bethides à une forme de civilisation… Dans cette première partie, les héros sont jeunes, leurs aventures leur apportent amours et merveilles. Ils ne doutent pas, mais s’amusent un instant à imaginer la possibilité du doute.
-
47 J. Paul, Histoire intellectuelle de l’Occident médiéval, Paris, A.Colin, 1...
-
48 B. Bazân, G. Fransen, J. Wippel, D. Jacquart, Les questions disputées et l...
-
49 Ph. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985.
43Par ailleurs, la maîtrise des outils dialectiques dont font preuve nos chevaliers peut témoigner de la valorisation de l’individu qui s’accomplit dans cette période de renaissance du treizième siècle. Les personnages chevaleresques sont certes intégrés à des groupes d’intérêt et des lignages mais ils sont dotés d’une parole unique et individualisante. L’habitude du débat en général et de la dispute universitaire en particulier, discutant toutes les autorités, contribue à créer des personnages capables d’interroger l’idéologie chevaleresque dominante. La disputatio est une méthode d’enseignement qui « permet d’essayer ses propres idées sans les prendre à son compte, d’exercer par la dialectique une critique absolument générale de tous les concepts et de toutes les formulations47 », elle est « l’expression d’un très haut degré de liberté. On pourrait même dire qu’elle est la conscience intellectuelle de l’homme médiéval, qui s’est objectivée en méthode de recherche et d’enseignement48. » À ce titre, elle participe à une démarche critique, comme les autres types de débat que nous pouvons observer. Même si les propos les plus choquants sont attirbués à des personnages marginaux, ils montrent néanmoins la capacité des penseurs de cette époque à tester les limites d’une idéologie. L’imprégnation profonde de ces débats dont font preuve tout particulièrement les auteurs du Tristan, sans doute plus clercs que chevaliers, a pu ainsi contribuer à l’invention de personnages dotés d’une plus grande complexité intellectuelle, plus autonomes, dégagés progressivement « de la grégarité domestique49. » Le cadre ludique du bivouac, dans des forêts où on croise le jour compagnons ou ennemis, tout en inscrivant le débat dans la temporalité des aventures, lui donne un espace-temps dégagé de tout enjeu dramatique, propice à un recul et à une réflexion sur les ambivalences des errances diurnes. Recul modeste, réflexion pour rire mais qui montrent cependant qu’un espace est possible dans le sein même du roman-fleuve arthurien pour sa critique. Eugène Vinaver insistait déjà il y a quarante ans sur l’importance de la dialectique dans la pensée médiévale :
50 E. Vinaver, À la recherche d’une poétique médiévale, Paris, Nizet, 1970, p...
On oublie souvent avec quelle facilité les écrivains de l’époque, rompus à la dialectique scolaire, passaient de l’affirmation à la négation, juxtaposant de propos délibéré deux points de vue incompatibles en apparence, et ce à l’intérieur d’une seule et même œuvre. […] Le contraste est frappant entre ce proécédé cher aux penseurs du douzième et du treizième siècle, disciples et successeurs d’Abélard, et cet aveu de Victor Hugo qui résume l’essentiel de notre poétique simplifiée : « Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses. » Quel poète de l’école courtoise eût osé parler ainsi ? […] Au gré de ce jeu, les écrivains […] arrivent non seulement à juxtaposer deux points de vue divergents sans jamais demander au lecteur d’opter entre eux, mais à doter leurs œuvres d’une complexité et d’une souplesse idélogiques qui dépassent de loin nos naïves mesures50.
44De quoi parlent les chevaliers quand ils se retrouvent le soir, à discuter ensemble après les aventures de la journée ? À force d’être ressassé et présenté comme le sujet évident par excellence, le lien entre les armes et l’amour finit par apparaître comme problématique. La vacuité des débats renvoie peut-être finalement à la vacuité de ce lien qui ne semble jamais plus affirmé que pour ne pas disparaître tout à fait.
Notes
1 Le Roman de Perceforest, Première partie, Livre 1, (éd. G. Roussineau), Genève, Droz, 2007, p. 681.
2 Pour une réflexion sur le passe-temps comme motif et prétexte littéraire, J. Cerquiglini, « Actendez, Actendez », dans E. Baumgartner et alii (dir.), Le Nombre du temps : hommage à Paul Zumthor, Paris, Champion ; Genève, Slatkine, 1988, p. 39–47.
3 Sur les débats, voir P.-Y. Badel, « le Débat », dans Grundriss des romanischen Literaturen des Mittelalters, Heidelberg, Carl Winter, 1988, vol VIII/1, p. 95–110. Et son article complémentaire, « Le chevalier, le clerc et le prince dans les débats des xive et xve siècles », Le Jugement par esbatement : (d)énonciations dans les textes poétiques, Camaren, 1, 2006, p. 37–50.
4 Le Roman de Tristan en prose, tome 4, (éd. J.-C. Faucon), Genève, Droz, 1991, p. 151–60.
5 Le Roman de Guiron le courtois, ms. Paris, Bibliothèque Nationale de France, f.fr. 350, fol. 203–19. Je remercie B. Wahlen et S. Albert de m’avoir laisser lire leurs éditions de ce texte.
6 Le Roman de Perceforest, p. 375–78.
7 J.-C. Mühlethaler, « Renversement, déplacement et irradiation parodiques : réflexions autour du Conte du Papegau », Poétique 157, 2009, p. 3–17. Voir aussi Ch. Ferlampin-Acher, « Merveilleux et comique dans les romans arthuriens français (xiie-xve siècles) », Arthurian Literature XIX, 2003, p. 17-47.
8 Pour l’étude des polylogues dans des conversations littéraires, voir C. Denoyelle, Poétique du dialogue romanesque, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 65 et suivantes.
9 Pour une analyse d’autres soirées où la casuistique joue un rôle important, voir C. Denoyelle, « Les jeux de casuistique amoureuse dans quelques dialogues du Lancelot et du Tristan en prose », Le Moyen Âge, 2/2009, vol. CXV, p. 277–289.
10 Sur cette distinction, voir C. Kerbrat-Orecchioni, Les Interactions verbales, Paris, Armand Colin, 1990, tome 1, p. 114.
11 E. Goffman, Façons de parler, Paris, Éditions de Minuit, 1987.
12 Voir par exemple J. Koopmans, « Pendant toute la période médiévale, ce dialogue agonistique et essentiellement conflictuel a tenu un rôle important et a sans doute également pu être considéré comme clef-de-voûte d’une certaine vision de la pensée médiévale. Ne songeons qu’à la structure ouvertement dialogique de l’enseignement universitaire […] Ne pensons qu’aux disputes formalisées entre Ecclesia et Synagoga, Vinum et Aqua et bien d’autres. À propos d’Alain Chartier, Emma Cayley a bien montré comment le dialogue et le débat témoignent d’une culture de jeu, de ce qu’elle appelle une poétique participatoire. » dans « Mise en jeu, mises en scène du dialogue » in C. Denoyelle (dir.), De l’oral à l’écrit, le dialogue entre les genres romanesque et théâtral, Orléans, Paradigme, 2013, p. 81. Voir aussi E. Cayley, Debate and Dialogue : Alain Chartier in his cultural context, Oxford, Clarendon Press, 2006. L’habitude de ces débats semble tellement ancrée dans le mode de pensée que c’est sous ce genre de question casuelle que Saint Louis chapitre ses hommes : « Or vous demande je, fist il, lequel vous ameriés miex : ou que vous feussiés mesiaus ou que vous eussiés fait un pechié mortel ? » ou un peu plus loin : « Quant le roy estoit en joie, si me disoit : “Seneschal, or me dites les raisons pour quoy preudomme vaut mieux que beguin”. Lors si encommençoit la tençon de moy et de maistre Robert [de Cerbone]. Quant nous avions grant piesce desputé, si rendoit sa sentence et disoit ainsi… » (Joinville, Vie de Saint Louis, (éd. J. Monfrin), Paris, Garnier, 1995, p. 12 et 14.) Les formes du jeu-parti et de la dispute sont ainsi utilisées par le roi dans un contexte à la fois ludique et catéchétique.
13 Voir les travaux de P.-Y. Badel cités plus haut.
14 Sur ce registre fondamental des jeux-partis, voir M. Gally, Parler d’amour au Puy d’Arras : Lyrique en jeu, Orléans, Paradigme, 2004, p. 132.
15 P.-Y. Badel, GRLMA, p. 109.
16 J.C. Mühlethaler, loc. cit., p. 8.
17 Cette étude se fonde sur les recherches de S. Albert : son article « Échos des gloire et des hontes. À propos de quelques récits enchâssés de Guiron le Courtois (Paris, BnF, fr. 350) », Romania, 125, 2007, p. 148–166, et son livre Ensemble ou par pièces : Guiron le Courtois, xiiie-xve siècles, Paris, Champion, 2010, tout particulièrement les pages 332–344 et 354–368. Je tiens à la remercier aussi pour son aide apportée à la transcription du manuscrit et pour l’utilisation de son article non publié, « Prismes et diffractions de la fiction romanesque ».
18 E. Baumgartner, « Des femmes et des chiens », in De l’Histoire de Troie au Livre du Graal, Orléans, Paradigme, 1994, p. 325–34.
19 M. Gally a montré que la poétique des jeux-partis d’Arras reposait largement sur « la dramatisation et la narrativisation du cas amoureux », s’appuyant sur un prétendu « vécu » et jouant sur les détails concrets, certainement un des attraits du genre pour le public. Op. cit., p. 87–89
20 A. Ziev, Le Sens de l’humour, Paris, Dunod, 1987, p. 44, cité dans B. Priego Valverde, L’Humour dans la conversation familière : description et analyse linguistiques, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 42.
21 S. Albert rappelle que dans Guiron le Courtois, les exploits ne sont jamais racontés par leurs protagonistes alors que les ‘hontes’ le sont. C’est bien le cas ici dans ce récit « à deux volets », construit dans un ordre descendant (‘Ensemble ou par pièces’, p. 370–371).
22 B. Milland-Bove, La Demoiselle arthurienne : Écriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du xiiie siècle, Paris, Champion, 2006.
23 F. Wolfzettel, « Arthurian Adventure or Quitoxic Struggle for Life », in K. Varty (dir.) an Arthurian Tapestry, essays in Memory of Lewis Thorpe, Glasgow, French Department of the University of Glasgow, 1981, p. 260–274. Les aventures font désormais partie de la fatalité générale du monde. La perte du sens théologique débouche sur des séries d’événements stéréotypés, qui témoignent d’une sorte de répétition- compulsion au sens psychanalytique du terme. (ma traduction)
24 Le principe de ce jeu-parti entre pleinement dans le cadre de ce qu’A. Combes appelle une aventure « sérielle » : « des unités de récit juxtaposables, chacune avec son ouverture, son déroulement et sa clôture, selon un schéma récurrent. Ce sont des ‘‘unités à structure parallèle” et, comme telles, elles organisent le récit de manière assez prévisible. L’invention repose ici sur un principe paradigmatique. Il suffit que l’on change la nature de l’adversaire […], le motif de l’hostilité […], le lieu et le moment […] pour qu’une nouvelle identité prenne forme. » dans « Le roman arthurien, un paradigme de l’aventure », in A.-M. Boyer et D. Couégnas (dir.), Poétiques du roman d’aventure, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2004, p. 31–42, p. 35. Ici non seulement le paradigme entier semble être décliné, mais en plus il se situe dans le cadre du discours direct qui ajoute une distance comique supplémentaire.
25 J.-C. Mühlethaler, loc. cit., p. 11.
26 S. Albert, « Prismes et diffractions de la fiction romanesque » article non encore publié.
27 Pour une présentation de cette scène, voir J. Lods, Le Roman de Perceforest, Genève, Droz ; Lille : Librairie Giard, 1951, p. 151.
28 Presque… elle est présente mais n’a pas le temps de donner son avis.
29 A. Delamaire, « Le roi s’amuse : célébrations officielles et divertissements privés dans le Roman de Perceforest », in Ch. Ferlampin-Acher (dir.) Perceforest’ : un roman arthurien et sa réception, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 177–185, (p. 185). Dans le même volume, voir aussi C.Denoyelle, « Belles assemblées et joyeuses veillées dans le Perceforest : structure formelle et thématique des conversations festives », p. 187–202.
30 Voir S. Huot, Postcolonial Fictions in the Roman de Perceforest : cultural Identities and Hybridities, Cambridge, D.S Brewer, 2007.
31 Quoiqu’elle préfigure ce qui arrivera dans le livre 4, quand la guerre laissera une société détruite, une terre désolée et des femmes sans époux
32 C. Oulmont, Les Débats du Clerc et du Chevalier dans la littérature poétique du Moyen Âge, Paris, Champion, 1911 ; E. Faral, Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois, Paris, Champion, 1913. P. Bec, La Lyrique française au Moyen Âge, vol. 1 (Études), Paris, Picard, 1977. M.-G. Grossel, « Savoir aimer, savoir le dire : notes sur “les Débats du Clerc et du chevalier” », Le Clerc au Moyen Âge, Senefiance, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 1995, p. 278–293.
33 “Tout cil dou mont le sevent bien | Ke chevalier ne sevent rien | Ne de deduit ne de franchise | Se il ne l’ont de clerc aprise. | […] Et si vous di bien sans mentir | C’amors fust grant pieça perdue | Se clers ne l’euist maintenue.” (v. 301–356), « Le Jugement d’amour », éd. E. Faral dans Recherches sur les sources latines, p. 263.
34 C. Oulmont, ibidem, p. 175.
35 C. Oulmont, ibidem, p. 40.
36 Rappelons par exemple aussi Ille et Galeron, où la grave blessure d’Ille qui perd un œil dans un tournoi ne diminue sa valeur qu’à ses propres yeux mais ne change rien à l’attirance amoureuse que Galeron puis Ganor éprouvent pour lui.
37 Dans le roman, non seulement l’amour est à la base de la prouesse chevaleresque, mais il est même à la base de la civilisation : « Et par ceste voie commença premier a regnier en Angleterre le dieu d’Amours et chevalerie a faire les proesses grandes […] Apres ce [dames et damoiselles] enmprindrent a enrichir et a edifier beaux manoirs sur lieux delectables… » Première partie, tome 1, p. 535–536. Voir S. Huot, op.cit. Les femmes sont particulièrement impliquées dans la promotion de la chevalerie. Voir C. Girbea, « Pratiques héraldiques dans Perceforest », dans Ch. Ferlampin-Acher (dir.), op. cit, p. 163–175.
38 Édition de W. Roach ; traduction et présentation C.-A. Van Coolput-Storms, Paris, Le Livre de poche, 1993, v. 7711 et suivantes. Sur le sommeil coupable de Lancelot ou de Gauvain face au Graal, voir J.-R. Valette, La Pensée du Graal : fiction littéraire et théologie (xiie–xiiie siècle), Paris, Champion, 2008, p. 107–117 ou H. Bouget, Écritures de l’énigme et fiction romanesque : poétiques arthuriennes (xiie–xiiie siècles), Paris, Champion, 2011, p. 173.
39 S. Huot, op.cit., p. 105.
40 M. Szkilnik, « La casuistique amoureuse dans le livre v du Perceforest » in Ch. Ferlampin-Acher (dir.) op. cit., p. 151–162.
41 Sur le contexte bourguignon de cette œuvre et la « repolitilisation » du mythe arthurien, voir la synthèse de Ch. Ferlampin-Acher, « La matière arthurienne en langue d’oïl à la fin du Moyen Âge : épuisement ou renouveau, automne ou été indien ? », Bibliographique de la Société Internationale Arthurienne, vol. LXIII, 2011, p. 258–294
42 E. Baumgarntner, Le Tristan en prose : Essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 182.
43 B. Whalen, L’Écriture à rebours : le Roman de Meliadus du xiiie au xviiie siècle, Genève, Droz, 2010, p. 211.
44 B. Whalen, Ibidem. p. 248.
45 Voir H. Bellon-Méguelle, « L’exploration sous-marine d’Alexandre : un miroir de chevalerie », dans Chantal Connochie-Bourgne (dir.), Mondes marins du Moyen Âge, Université de Provence, CUER MA, Senefiance, t. 52, 2006, p. 43–56.
46 Voir l’étude de C. Le Cornec-Rochelois, « Des poissons mythiques à l’ichtus divin », dans Ch. Ferlampin-Acher (dir.), op. cit., p. 133–146.
47 J. Paul, Histoire intellectuelle de l’Occident médiéval, Paris, A.Colin, 1998, p. 121.
48 B. Bazân, G. Fransen, J. Wippel, D. Jacquart, Les questions disputées et les questions quolibétiques dans les facultés de théologie, de droit et de médecine, Turnhout, Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 1985 p. 144
49 Ph. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985.
50 E. Vinaver, À la recherche d’une poétique médiévale, Paris, Nizet, 1970, p. 173–175.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Corinne Denoyelle
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution